Le trumpisme a encore de beaux jours devant lui (Novembre-Décembre 2020)
Auteure Monique Van Dieren, Contrastes Novembre-Décembre 2020, p.10–12
Pixabay-John Hain
Les élections américaines, avec leur lot de rebondissements, nous ont amenés inévitablement à nous poser des questions sur la démocratie aux USA et chez nous. Le concept de « démocratie à l’occidentale » est-il devenu dépassé ? Les multiples et surprenants rebondissements dans le cadre des élections aux USA nous laissent à penser que ce n’est plus « la plus grande démocratie du monde », comme on l’entend souvent dire. Quelques éléments de réflexion, grâce à la précieuse collaboration de Jean-Paul Marthoz, ancien journaliste au journal Le Soir et spécialiste des Etats-Unis.
A chaque échéance électorale américaine, nous sommes étonnés par le fait que celles-ci ne se gagnent pas grâce au nombre total des voix des électeurs. Ainsi en 2016, Donald Trump avait remporté trois millions de suffrages en moins qu’Hillary Clinton, mais a été élu grâce au vote des 538 « grands électeurs ». Le même phénomène s’était déjà produit il y a quelques années et avait mis hors jeu le démocrate Al Gore dans sa course contre le républicain George Bush.
La plus grande démocratie du monde ?
Nous sommes également étonnés d’entendre dire que les Etats-Unis sont la plus grande démocratie du monde, alors que ce pays nous renvoie des images de violence policière, de protection sociale quasi inexistante, de discrimination des communautés noires, d’inégalités de revenus criantes, etc.
Mais qu’en est-il si l’on s’en tient au niveau institutionnel et politique ? Pour Jean-Paul Marthoz, « les Etats-Unis offrent un modèle de la démocratie, mais ils ne sont pas vraiment une « démocratie modèle ». Le système mis en place par les Pères fondateurs lors de l’indépendance américaine présente sans aucun doute des points positifs, comme l’accent placé sur la séparation des pouvoirs. Contrairement aux démocraties européennes où les Parlements tendent à se comporter comme des chambres d’enregistrement des décisions gouvernementales, le Congrès américain jouit de prérogatives significatives et d’une large autonomie face au pouvoir exécutif, même si durant la présidence Trump, la majorité républicaine s’est elle aussi comportée comme une chambre d’enregistrement ».
La juriste américaine Anne Deysine1 estime également que Donald Trump a mis la démocratie en danger. « Il a sapé l’indépendance du pouvoir judiciaire, les prérogatives du Congrès en empiétant sur son pouvoir, la liberté de la presse en traitant les médias d’ennemis du peuple, etc. Son attitude depuis l’élection est la continuation de cette tentative de détruire les institutions et la primauté du droit. »
Pour Jean-Paul Marthoz, le système politique américain comporte trois grandes failles : le système électoral, le pouvoir excessif de la Cour suprême, et le poids de l’argent.
Un système électoral dépassé
« Premier défaut : le système électoral est vieillot et inique. L’accès aux urnes est compliqué par de multiples barrières, au détriment des minorités (africaines-américaines en particulier) qui votent généralement pour le Parti démocrate. » L’organisation des élections étant du ressort des Etats, certains d’entre eux compliquent l’accès aux bureaux de vote dans les quartiers défavorisés. On a vu des files interminables devant certains bureaux de vote alors qu’elles étaient inexistantes dans les quartiers riches. Autre discrimination compliquant l’accès au vote : exiger des électeurs de fournir un passeport ou un permis de conduire comme preuve d’identité, alors que généralement ce ne sont pas les classes populaires qui peuvent se permettre de voyager à l’étranger et d’avoir une voiture…
« Par ailleurs, le ratio entre le nombre d’électeurs et de sièges (au Sénat en particulier où chaque Etat, quelle que soit sa taille, dispose de deux élus) est défavorable aux démocrates, majoritairement présents dans les Etats peuplés et urbains. De plus, le redécoupage géographique arbitraire des circonscriptions, appelé Gerrymandering, a permis aux Républicains de remporter davantage de circonscriptions avec le même nombre de votes. C’est ainsi qu’à plusieurs reprises ces dernières années, les Républicains ont remporté la présidence avec des millions de voix de moins que le candidat du Parti démocrate. »
Ce système électoral nous paraît totalement injuste et anti-démocratique. Et pourtant ce système, dont l’origine historique est notamment liée à la grandeur du territoire, est peu remis en cause par les Américains. « Ceux-ci sont très attachés à leurs institutions et les Etats, qui veillent jalousement sur leur autonomie, sont frileux à modifier les équilibres. Les petits Etats ruraux peu peuplés ne veulent pas entendre parler de changements2. »
Par ailleurs, malgré le vote non obligatoire, une grande majorité d’électeurs se rendent aux urnes et s’intéressent aux débats électoraux, ce qui démontre un intérêt pour la politique et un attachement à ce socle de la démocratie que représentent les élections. Pas sûr que si le vote était facultatif en Belgique, nous serions proportionnellement aussi nombreux que les Américains à aller voter…
Le pouvoir excessif de la Cour suprême
Le deuxième défaut pointé par Jean-Paul Marthoz, c’est le rôle excessif de la Cour suprême. Nous pourrions la comparer à notre Cour constitutionnelle, chargée de vérifier si les lois votées par le Parlement sont conformes à la Constitution belge. Sauf que le poids politique de la Cour suprême est beaucoup plus important que celui d’un simple organe de contrôle…
A de nombreuses reprises, cette dernière a joué un rôle important et exemplaire dans l’histoire des Etats-Unis. L’exemple le plus célèbre en est sans doute son jugement dans les Dossiers du Pentagone (qui a cautionné la publication des dossiers secrets de la guerre du Vietnam), qui est venu s’ajouter à d’autres décisions progressistes, notamment sur l’égalité raciale. « Cependant, cette institution dispose d’un pouvoir excessif par rapport à la volonté populaire, car elle ne juge pas seulement de la constitutionnalité des lois. Elle « fait le droit » et sa décision dépend de l’idéologie de ses membres. Or, ceux-ci/celles-ci sont élu(e)s de manière partisane et à vie. Aujourd’hui, la Cour a une majorité conservatrice de 6 membres sur 9, dont 5 juges issus des milieux conservateurs catholiques. Elle pourrait donc entraver l’action de la prochaine administration, à rebours des sentiments exprimés par une majorité d’électeurs. » Nous pensons par exemple à la suppression du droit à l’avortement depuis la nomination toute récente par Donald Trump de la juge Amy Coney Barrett, catholique farouchement opposée à l’avortement. Chez nous, c’est le Parlement qui vote ce type de lois, et notre Cour constitutionnelle ne peut pas s’y opposer. Par ailleurs, le principe des juges nommés à vie est très contestable. En Belgique, il a été aboli en 1867 !
Le poids de l’argent
« Le système électoral américain souffre d’un troisième défaut : le poids de l’argent dans le financement des campagnes électorales qui permet à des gros donateurs d’exercer un pouvoir abusif sur la politique lors des campagnes. » Le choix des deux candidats (républicain et démocrate) aux élections est en effet fortement conditionné par la somme d’argent qu’ils parviennent à réunir pour organiser leur campagne électorale. La campagne électorale 2020 a été la plus chère de l’histoire avec un total de dépenses, au niveau fédéral (Présidence et Congrès) de 14 milliards de dollars.
Les riches particuliers et entreprises qui les soutiennent « généreusement » comptent bien avoir un retour sur investissement après les élections, ce qui pèse fortement sur les politiques mises en place. Nous pensons en particulier au lobby des armes ou encore à celui de l’industrie pétrolière, qui a indirectement obtenu le retrait des Etats-Unis de l’Accord de Paris sur le climat et diffuse ses arguments climato-sceptiques au sein même des administrations publiques.
En Belgique, ce type de pratique est devenu nettement moins fréquent (à quelques exceptions près) depuis les nombreux scandales liés aux financement des partis politiques et des « pots de vin » dans les années 70 et 80. Le financement des partis est très contrôlé et les « cadeaux d’entreprises » dans les campagnes électorales sont interdits. Les conflits d’intérêts des mandataires politiques sont surveillés de près. Le poids des lobbies dans les décisions politiques belges est nettement moins important qu’aux Etats-Unis ou au niveau de l’Union européenne, même s’il est sans doute encore présent.
Notre fameux Compromis à la belge n’a plus la cote…
En Belgique, nous n’avons pas de figure présidentielle incarnant une seule tendance politique, mais un gouvernement issu d’une alliance entre de nombreux partis représentant une majorité d’élus au Parlement. C’est particulièrement le cas dans le nouveau gouvernement Vivaldi, où sept partis de toutes tendances -à l’exception des extrêmes- sont représentés. Le citoyen s’y sent-il pour autant mieux représenté ? La nécessité de faire des compromis (voire des compromissions) ne donne pas aux citoyens le sentiment de se retrouver dans les décisions prises par les représentants politiques qu’ils ont élus. Nous avons encore tous à l’esprit l’exemple d’Elio Di Rupo qui a concédé la dégressivité des allocations de chômage à ses partenaires libéraux du gouvernement.
C’est une des raisons pour lesquelles notre système de démocratie représentative est contesté par une partie non négligeable de la population. Mais ce n’est pas la seule : les ratés et les manquements dans ce système de représentation amènent les gens à demander plus de démocratie participative et/ou directe, ou encore à plébisciter un système présidentiel plus lisible « à la française », voire même à souhaiter un « pouvoir fort » (70% de votes exprimés dans ce sens dans l’enquête Noir-Jaune-Blues en 2017).
Dès lors, n’aurions-nous plus que le seul choix entre la peste et le choléra ? Entre un système démocratique très consensuel mais illisible, incompris, dépassé par la complexité des institutions, ou une société complètement polarisée par des discours clivants et des politiques excluantes et discriminatoires ? La tendance générale dans de nombreux pays laisse à penser que c’est vers la deuxième option que l’on se dirige de plus en plus. La manière dont se sont déroulées les élections aux USA sont révélatrices d’une dérive démocratique généralisée, y compris en Europe.
Une tribune mondiale au populisme
Nous avons posé à Jean-Paul Marthoz la question de savoir si le populisme à la Trump n’est pas le risque majeur pour nos propres démocraties. Pour lui, « Donald Trump n’a pas inventé le populisme de droite, voire d’extrême droite. Celui-ci était déjà présent en Europe depuis des décennies, avec par exemple le Front national (aujourd’hui Rassemblement national) en France.
Toutefois, il lui a offert une tribune mondiale. Il a, en particulier, cristallisé les éléments qui sont à l’origine de ce courant d’opinion : le ressentiment du monde ouvrier à l’égard de la globalisation et des délocalisations ; la stigmatisation de l’Autre (étranger, immigré) dans la recherche des responsabilités de la crise ; le rejet des élites (un terme qui ne désigne pas seulement les milieux d’affaires « globalisés », mais les milieux progressistes) ; la suggestion du slogan Make America Great Again du « droit à la supériorité » de la population blanche et chrétienne face au spectre d’un « remplacement » par les autres communautés hispaniques ou afro-américaines ; le mépris des faits (il a émis près de 25.000 déclarations fausses, voire mensongères en quatre ans de présidence, selon les calculs du Washington Post) ; les attaques permanentes contre la presse ; la volonté de s’exempter du contrôle des autres pouvoirs et organes de l’Etat ; la conception majoritarienne de la démocratie (qui ne reconnaît pas de légitimité à l’opposition) et une politique de radicalisation et de polarisation de la scène politique qui ouvre la voie aux mouvements les plus extrémistes ».
Populisme et complotisme faisant souvent bon ménage, Donald Trump a également ouvert la voie à l’introduction du complotisme à grande échelle au cœur même du pouvoir et de la famille Trump. Le mouvement complotiste d’extrême droite QAnon va sans doute faire son entrée au Sénat, et des hauts fonctionnaires sont infiltrés dans des postes importants de l’administration, y compris dans les agences de renseignements. Donald Trump a légitimé les théories fumeuses de ce mouvement auprès de son électorat (40% des Américains) en ne les condamnant pas et en déclarant apprécier son combat contre la pédophilie, un des arguments de vente phare de ce mouvement complotiste. Pour Frank Figliuzzi, un ancien agent du FBI3, QAnon est un mouvement aussi dangereux que l’islamisme radical, puisqu’il va jusqu’à lancer des appels au meurtre de Joe Biden et Hillary Clinton. Tristan Mendès France, spécialiste du numérique, explique que grâce -ou à cause- des algorithmes des réseaux sociaux, une personne qui prend des renseignements sur Trump est automatiquement dirigée sur les pages de QAnon, preuve s’il en est que les liens sont étroits…
Son ampleur est préoccupante (y compris en Europe) car elle est révélatrice d’un changement dans la manière de s’informer et de communiquer via les réseaux sociaux, d’une crise de confiance totale dans les institutions démocratiques, d’une absence de réel débat démocratique sur les enjeux de société.
En Belgique, ce sera sans doute le résultat des élections de 2024 qui traduira – ou non – cette tentation du trumpisme. Pour le chercheur Jean-Yves Camus4, « les populistes doivent assumer une part de radicalité pour gagner. On verra, en Belgique, le différentiel entre le Vlaams Belang et la N-VA. Je crains que l’outrance paie… ». Les Etats-Unis, comme beaucoup de démocraties, sont clairement à la croisée des chemins.
- Anne Deysine, Les Etats-Unis et la démocratie, L’Harmattan, 2019. Interrogée dans Le Vif du 12/11/2019.
- Olivier Rogeau, dans Le Vif du 04/11/2020.
- Interrogé dans l’émission La fabrique du mensonge sur France 5, diffusée le 25/10/2020.
- Interrogé dans Le Soir du 09/11/2020.
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