INTERVIEW – Le complot : une réponse à des questions… sans réponses ? (Novembre-Décembre 2020)
Propos recueillis par Laurence Delperdange, Contrastes Novembre-Décembre 2020, p.13–16
© Edgar Szoc
Edgar Szoc est économiste et romaniste. Il livre régulièrement ses chroniques sur La Première RTBF dans l’émission « C’est presque sérieux ». Il est l’auteur de l’ouvrage Inspirez, conspirez : le complotisme au XXIe siècle, paru aux Editions La Muette en février 2017.
Depuis quelques semaines, le documentaire Hold Up1 défraie la chronique tentant d’apporter la preuve que le Covid-19 aurait été lâché volontairement dans l’espace public pour résoudre un problème de surpopulation. Aux Etats-Unis également, la machine à complots semble s’emballer. Comment pouvoir démêler le vrai du faux dans un océan de complexité ? En tant que mouvement d’éducation permanente, comment se situer face à ces théories souvent farfelues livrées à des humains déboussolés ?
Contrastes : D’un côté, il y a ceux qui crient au complot et de l’autre, ceux qui n’y croient pas et risquent d’être accusés de « bisounours » par les premiers. D’où vient donc cette théorie du complot qui nous amène chacun à choisir notre camp, d’une façon dangereusement manichéenne ? Qu’est-ce que le complotisme ?
Edgar Szoc : Je consacre une grande partie de mon livre à essayer de définir ce qu’est une théorie du complot – sachant que le complotisme serait la tendance à adhérer de manière relativement systématique aux théories du complot. La théorie du complot serait une tentative de répondre à une question irrésolue. Encore faut-il s’entendre sur le terme irrésolu. Une question peut être résolue scientifiquement, sans que ce consensus scientifique n’emporte l’adhésion sociale : c’est par exemple le cas de l’origine humaine du réchauffement climatique. Pour répondre à cette question irrésolue, la théorie du complot postule que les apparences n’ont rien à voir avec la réalité. Et que cette réalité est en fait le produit d’une série de complots fomentés par des gens extrêmement compétents et en outre, extrêmement malveillants. En termes de méthode, cette théorie du complot va s’appuyer sur les anomalies du récit officiel, les coïncidences, les étrangetés.
Enfin, cette théorie s’avère irréfutable, infalsifiable. Au sens qu’en donne le philosophe Karl Popper2. On peut d’ailleurs en faire l’expérience lorsque l’on discute avec une personne qui adhère à cette théorie : quand on essaie d’argumenter, tout argument est aussitôt recyclé, retourné de manière à nous démontrer que le complot est encore plus vaste qu’on peut imaginer.
Contrastes : Cela veut donc dire qu’en face d’une personne qui adhère, toute vision qui n’irait pas dans son sens, est rejetée d’emblée ? N’est-ce pas dangereux ? Que nous dit l’histoire à ce propos ?
Edgar Szoc : La tentation à recourir à ce mode d’explication de la réalité est vieille comme le monde. C’est une façon de donner sens à l’univers et de dire que ce qui se passe ne se passe que parce que quelqu’un a voulu que ça se passe comme ça.
La réalité n’est donc pas vue comme un enchaînement chaotique de forces qui trouvent un point d’équilibre ; elle est vue comme le fruit d’une volonté, le plus souvent maléfique. Or, on sait bien que souvent une situation est le résultat d’un enchaînement de décisions de différents acteurs qui, avec des forces inégales, tirent dans des sens différents. Prenez par exemple ce qui se passe au Moyen-Orient : personne n’a souhaité que la situation soit telle qu’elle est aujourd’hui. Il n’y a pas là derrière quelqu’un qui tire les ficelles. Ça a quelque chose de rassurant de se dire que le réel n’est pas le fruit du hasard, mais celui de la volonté d’un acteur. Cette tentation est très ancienne.
Contrastes : Cette façon d’attribuer une cause irréaliste à une réalité qu’on comprend mal est-elle dangereuse, d’autant plus qu’on a l’impression qu’elle est de plus en plus présente aujourd’hui ?
Edgar Szoc : Peu de recherches ont tenté de mesurer cette plus grande présence de façon rigoureuse. La seule étude, à ma connaissance, a consisté à éplucher les courriers adressés à la rédaction du New York Times entre 1890 et 2015 pour voir si celle-ci recevait davantage de lettres de lecteurs croyant à un complot. Il ressort de cette recherche que le nombre de courriers est assez stable au fil des années. Ce qui est évident, par contre, c’est que nous sommes beaucoup plus soumis à des discours complotistes via les réseaux sociaux par exemple. Avant, si vous vouliez en savoir plus sur les reptiliens3 ou les Illuminati4, vous deviez vous rendre dans des librairies ésotériques, faire une démarche très proactive. Je ne pense pas qu’on y adhère plus, mais on peut trouver très facilement toute une série de discours plus ou moins folkloriques. On est tous beaucoup plus exposés mais je ne pense pas que cela veut dire qu’on y adhère plus. Mais il est clair que cela crée un état de confusion, d’hésitation. Les gens ne savent plus très bien ce qu’ils peuvent ou ce qu’ils doivent penser quand certains disent blanc et d’autres noir. Le risque est que beaucoup se résignent à une forme de méconnaissance du réel.
Une nouvelle tendance est de penser que la mécanique du capitalisme est complotiste. Qu’elle requiert des décisions concertées de la part des propriétaires les plus puissants, des personnes les plus riches de la planète.
Contrastes : Les « comploteurs » sont-ils toujours des personnes qui ont un grand pouvoir, qui dominent ?
Edgar Szoc : Non, dans mon livre, je montre que les Juifs ont été au cœur de théories du complot. On accuse les puissants, c’est vrai, mais les Juifs ont été une minorité persécutée, dont les droits étaient bafoués. On accuse souvent des minorités ethniques ou religieuses d’être à l’origine d’un complot.
Actuellement, avec l’avènement de la mondialisation, une nouvelle tendance est de penser que la mécanique du capitalisme est complotiste. Qu’elle requiert des décisions concertées de la part des propriétaires les plus puissants, des personnes les plus riches de la planète. Or, on peut expliquer ce qui se passe sans avoir recours à cette idée d’une grande concertation entre quelques-uns. Si on analyse les choses en sciences sociales, on peut expliquer certaines inégalités sociales criantes. Cela sans se référer à une théorie complotiste. Par exemple, si on constate que peu de jeunes issus du milieu ouvrier s’inscrivent à l’université, c’est parce que toute une série de mécanismes sociaux interagissent. Face à cette réalité injuste, on pourrait penser qu’il y a derrière, une organisation concertée pour créer cette situation d’injustice ; un complot des parents universitaires par exemple. Or, on peut trouver des explications à cela, sans y voir pour autant une volonté délibérée de quelques-uns.
Contrastes : Comment se fait-il que l’on y fait appel si souvent et depuis si longtemps ? Est-ce un fonctionnement humain « normal » ?
Edgar Szoc : Pendant longtemps, on a envisagé cette façon d’expliquer la réalité en se référant au complot sous le prisme de la psychiatrique : une forme de paranoïa appliquée au corps social. Partant par exemple de l’idée très ancrée en nous, que l’ampleur des conséquences seraient proportionnelle à l’ampleur des causes. Par exemple, lors de l’attaque terroriste sur les Twin Towers à New York : imaginer qu’il s’agissait d’un complot au niveau de la CIA paraissait plus à la hauteur des faits que de penser qu’il s’agissait d’une action commandée par un intégriste dans une cave lointaine. Une enquête montre par exemple qu’en lançant un dé, si on a envie d’obtenir un petit chiffre, on va le lancer doucement alors que si on veut obtenir un 6, on va le lancer avec force. Or, on sait que ça n’a aucun effet mais il y a coexistence en nous, de deux rationalités.
Un autre biais est celui de l’intentionnalité : on ne percevra pas un acte de la même façon suivant qu’on soit dans un état de sobriété ou un peu ivre. Par exemple, quelqu’un vous bouscule en vous croisant dans une foule, vous allez penser que c’est involontaire. Or, si vous avez bu, vous allez sans doute penser que c’est volontaire. Le mot complot a une racine anglo-saxonne : « plot » signifie complot mais aussi scénario. Il s’agit d’une histoire qu’on raconte, qui dit un rapport au monde. Les théories du complot sont séduisantes. Elles répondent à des biais qui sont ancrés en nous.
Contrastes : Cela veut dire que nous sommes tous susceptibles d’être un jour séduits par une théorie complotiste ? Elles n’ont pas que des adeptes délirants ou certaines catégories de la population ?
Edgar Szoc : La seule variable qui semble prouvée, c’est qu’elle touche plus les hommes que les femmes. A part cela, elle atteint toutes les catégories d’âge et socio-professionnelles. Des études françaises récentes semblent établir une corrélation entre ceux qui adhèrent à ces théories et le vote aux extrêmes, mais jusqu’à présent, il y avait peu de données qui attestaient un lien entre adhésion aux théories du complot et convictions politiques.
Lorsque j’anime des débats dans des classes, je ne constate pas de différences d’une école à l’autre, qu’elle soit élitiste ou en discrimination positive. Par contre, le pourcentage le plus important des élèves déclarent qu’ils ne savent pas. On pourrait imaginer que cela incite à en savoir plus ; ce n’est pas le cas. Il y a une certaine résignation ; comme si prendre position après avoir mené une recherche pour connaître la vérité, n’était pas de mise. On y croit ou on n’y croit pas. Comme s’il s’agissait d’une question de foi.
Le besoin de faire sens dans un monde de plus en plus complexe, d’où nous parviennent des informations très variées provenant de sources multiples rend séduisantes les théories du complot. Elles sont plus reposantes pour l’esprit : on ne doit plus chercher à faire sens, l’explication est là.
Contrastes : Se satisfaire d’explications simplistes, n’est-ce pas la porte ouverte pour adhérer à des discours extrémistes ?
Edgar Szoc : On est dans un mouvement systémique : l’un alimente l’autre… L’histoire le prouve. Dans les années trente, dans les discours portés aussi bien par une partie de la gauche que par la droite, on retrouvait cette idée que 200 familles détenaient tout… Il y a des tentations de ce même type de simplisme à l’œuvre aujourd’hui. L’extrême droite diffuse ce genre de discours, portés aussi par des pays comme la Russie, trop contente de saboter le débat démocratique en Europe.
Il y a aussi des causes endogènes produites par des gens qui y croient sincèrement, parfois instrumentalisés par le haut, et d’autres causes liées au climat social. Si on assiste à une formidable démocratisation de la parole publique, ce dont on ne peut que se réjouir, on voit aussi l’émergence de toute une série de discours qui jusque-là étaient à la marge de la parole publique. En 1990, seul un petit nombre de personnes (le clergé, les journalistes, les artistes, les sportifs, les politiciens, les universitaires, les dirigeants syndicaux et les chefs d’entreprise) avaient le pouvoir de s’adresser à un auditoire de 1000 personnes à la fois. Aujourd’hui, n’importe qui a un message formellement bien construit, a cette capacité de s’adresser à un auditoire large. La circulation des théories du complot est quelque part le revers de la médaille d’une démocratisation de la prise de parole.
Avant, on refaisait le monde au café du commerce. Aujourd’hui, les propos publics ont plus d’impact ; beaucoup de gens n’ont pas pris conscience de leur nouveau pouvoir. Or, la déontologie ne s’est pas construite dans le même temps. La nouvelle puissance d’expression qu’ont aujourd’hui les citoyens, va-t-elle s’accompagner d’une nouvelle responsabilité ?
On assiste à la fois à une nouvelle faculté d’expression mais celle-ci est liée à un sentiment d’impuissance. Cela crée les conditions d’une expression collective de ressentiments et d’impuissance. Tout cela ne me paraît pas très porteur. Au contraire, le risque est de rentrer dans une logique de boucs émissaires, de rejets, de désir de retour à un passé un peu mythologisé, avec le danger du nationalisme. La Belgique francophone semble constituer un terreau moins fertile à ces tentations. En tout cas pour le moment…
La circulation des théories du complot est quelque part le revers de la médaille d’une démocratisation de la prise de parole.
Contrastes : Ceux qui dénoncent, à travers une théorie du complot, une forme de manipulation, seraient eux-mêmes manipulés et résignés. Les imaginez-vous un jour, prêts à se battre pour plus de justice sociale, comme nous le faisons dans nos associations d’éducation permanente ?
Edgar Szoc : La différence principale réside dans le fait de donner des outils pour se forger une opinion propre, pour acquérir une capacité d’analyse de certaines situations. Un discours complotiste dira ce qu’il faut penser sans donner des outils. Il faut donc contribuer à fournir des outils de questionnements, là où les discours complotistes vont juste offrir des réponses et des grilles de lecture erronées. Je vois néanmoins des zones de recoupement. Par exemple dans une forme de révolte pour dénoncer des inégalités. Mais les complotistes amènent de mauvaises réponses et ne feront rien changer à ce qu’ils dénoncent. Par exemple, le documentaire Hold Up, n’aura pas d’impact sur la revalorisation des travailleurs du secteur de la santé. Il porte plutôt un discours de la résignation. En effet, s’il vous amène à penser que ce qui se passe est organisé par des personnes très compétentes, vous aurez l’impression que vous êtes bien impuissants à changer le cours des choses.
Les théories du complot livrent aux foules un discours sur leur propre impuissance. On est aussi face à pas mal d’incohérence. Certains « anti-masques » croient au complot et donc à l’existence du virus mais ne veulent pas s’en protéger… On atteint souvent les limites d’une certaine rationalité. Il faut interroger ce à quoi les gens croient vraiment. Certains défendent une même chose mais ne partagent pas forcément les mêmes visions.
Contrastes : Entre naïveté et théorie du complot, il n’est pas simple de se situer. D’autant plus que des complots ont réellement existé. Certains films les mettent en scène et il est arrivé que la réalité dépasse la fiction. Par exemple lorsqu’on voit comment certains gouvernements américains ont mis en place des dictateurs dans certains pays d’Amérique latine.
Edgar Szoc : Effectivement, dans les années nonante, deux mille, les scénaristes ont beaucoup utilisé le ressort narratif du complot dans la fiction. Il est vrai aussi que la réalité est parfois tellement abominable qu’on est enclin à y coller une explication qui rassure. Face à cela, je vois deux positions reposantes : voir des complots partout ou n’en voir nulle part. Ça évite de penser. Il faut garder son esprit ouvert, sa capacité d’analyse. On assiste à des manifestations de groupes complotistes aux USA ; on peut craindre la récupération par un mouvement politique. Le fait de décrédibiliser les scientifiques est aussi quelque chose de dangereux, mais en même temps, beaucoup d’adhérents aux théories du complot n’ont pas forcément les mêmes opinions et il me paraît donc difficile d’imaginer que ça puisse devenir un support à la création d’un mouvement politique plus large. Ils ont en commun le rejet de ce qu’ils appellent « le système » mais c’est souvent le seul point commun entre des discours qui divergent fortement en termes de valeurs et de projets – quand projet il y a.
- Hold Up : un documentaire de Pierre Barnérias, qui vise à révéler le « plan caché » derrière la pandémie de Covid-19.
- Karl Popper est né à Vienne en 1902. Enseignant et philosophe des sciences, il a introduit le concept de réfutabilité. Réfuter (contredire, ou démentir) une thèse, une opinion, un préjugé, une théorie consiste à démontrer qu’elle est fausse parce qu’elle contient des erreurs. Réfuter une théorie a donc aussi pour but de mettre en évidence ses limites par rapport à une autre sur sa capacité à correspondre aux faits.
- Certains partisans de théories du complot pensent que ces créatures existent bel et bien et qu’elles œuvrent dans l’ombre dans le but de manipuler l’espèce humaine. On y trouverait les hommes politiques, les médias et les banquiers.
- Les théories du complot Illuminati sont des théories conspirationnistes qui prétendent que la « société de pensée » allemande des Illuminés de Bavière, historiquement dissoute en 1785, aurait perduré dans la clandestinité et poursuivrait un plan secret de domination du monde.