Les liens du sens : quatre « checkpoints » entre le style complotiste et l’éducation permanente (Novembre-Décembre 2020)
Auteur Guillaume Lohest, Contrastes Novembre-Décembre 2020, p.17–20
Photo: Manifestation anti-masque en août 2020 à Berlin (Wikimédia)
Dans le milieu associatif, on est souvent un peu gêné quand il est question du complotisme. On n’a pas envie de stigmatiser les gens, mais on ne veut pas sembler cautionner non plus, alors on évoque le phénomène du bout des lèvres. Ici, je propose d’empoigner à pleines mains les liens entre éducation permanente et complotisme. Et si l’éducation permanente partageait des points communs avec les attitudes complotistes ? S’il était possible de travailler à partir de ces points communs ?
Dérouté voire dégoûté par la complexité chaotique du monde, ébranlé par des événements imprévisibles, parfois révolté par les injustices, l’individu cherche des explications. Les plus réconfortantes pour le cerveau humain sont les plus simples : celles qui attribuent la cause de ce qui se passe à un nombre limité de personnes qui l’auraient décidé. Celles qui identifient des coupables tout-puissants. Or sur Internet, les théories de ce genre ne manquent pas.
De leurs écrans aux rues de Berlin !
Longtemps, je me suis dit : la tendance au complotisme, ça se passe surtout dans l’isolement derrière les écrans. C’est un premier pas encore un peu secret, dans l’anonymat des réseaux. Le début d’une quête de vérité, un vague désir de retrouver prise sur le monde. Et même s’il s’illusionne sur les causes, ce vague désir qui s’affirme critique est peut-être le degré zéro de la révolte. Puis cette tendance a grossi, elle est devenue virale, visible partout. Elle semble même être devenue le principal rapport au monde, l’une des idéologies dominantes de notre époque. Mais surtout : elle s’est mise en action. Les complotistes passent de leurs écrans à la rue. À Berlin, le samedi 29 août 2020, près de 38.000 personnes participent à une manifestation anti-masque, avec l’intention de faire le siège du Bundestag, le parlement allemand. La forte proportion de complotistes dans cette mobilisation fait monter en moi un étrange rapprochement : s’il débouche sur une forme d’action collective, le complotisme n’est-il pas une version parallèle de l’éducation permanente ? Je me dis alors qu’il faut réfléchir sérieusement à cette histoire, pour observer de près les ressemblances et les différences.
Je ne veux pas parler ici des théories du complot les plus caricaturales (reptiliens, illuminati, platistes) ou liées à des événements ponctuels (mort de Lady Diana, premier pas sur la lune) mais plutôt de ce qu’on pourrait appeler le « style complotiste ». Définissons-le comme la tendance spontanée à parler abusivement en « ils » à propos d’un groupe plus ou moins identifié qui serait détenteur du pouvoir : « les puissants », « l’oligarchie », « les médias », « les possédants », etc. Une grande partie de celles et ceux qui utilisent ces expressions se trouvent souvent dans une zone floue : leur attitude a peut-être autant à voir avec l’éducation permanente qu’avec le complotisme. Potentiellement, du moins. C’est l’hypothèse, le pari que je veux faire en écrivant ces quelques explorations, destinées à faire naître des questions plutôt qu’à y répondre.
Durant la Guerre Froide, « checkpoint Charlie » était le nom d’un poste à Berlin permettant le passage de certaines personnes ou de certains biens entre l’Allemagne de l’ouest et l’Allemagne de l’est. Un « point de contrôle » est donc à la fois un pont, un endroit de passage et un espace de vigilance, de vérification. Cet article se veut une invitation modeste à envisager des ponts, à esquisser des liens de sens, au départ des émotions et des attentes des gens – soif de cohérence, de justice, de démocratie – quand bien même celles-ci s’exprimeraient plus ou moins clairement dans un style complotiste.
Checkpoint 1 : « Identifier l’adversaire »
On peut souvent entendre, à juste titre, qu’en éducation populaire il est nécessaire de faire une démarche d’identification de l’« adversaire ». L’adversaire, ce n’est pas l’ennemi mais l’acteur qui, dans telle situation, fait barrage à la transformation sociale qu’un « nous » cherche à construire dans la parole, l’intelligence et l’action – critiques et collectives.
N’y a-t-il pas quelque chose de similaire dans le style complotiste ? En nommant des responsables tels que « l’oligarchie » ou « les médias », n’est-on pas en train d’identifier l’adversaire ? À première vue, sans doute. Mais en réalité, pas précisément, voire pas du tout. Car l’adversaire est emballé dans des contours tellement flous qu’on peut mettre n’importe qui ou n’importe quoi dedans. Et surtout, il semble que dans le style complotiste l’adversaire soit systématiquement le même, quelle que soit la problématique identifiée. Le recours systématique à une désignation en « ils » est donc encore très éloigné d’une démarche d’éducation permanente. Mais on peut certainement travailler à partir de cette velléité d’identification. Cela demande du temps pour des questionnements collectifs : quel média, à la différence de quel autre ? Quel parti a défendu quoi dans quelle situation ? Tel « adversaire » dans cette lutte n’est-il pas un allié dans une autre ? Etc.
En éducation populaire, l’identification de l’adversaire n’est jamais réalisée une fois pour toutes. Elle n’est jamais donnée par avance. Elle peut déboucher sur le constat qu’il y en a plusieurs, aux responsabilités clairement définies, partagées ou contradictoires. Pour autant, face à quelqu’un qui vous dit, par exemple, que la crise sanitaire a été causée par les politiques ou inventée par les médias, il y a peut-être une intuition à entendre, une idée à creuser, quelque chose à faire ensemble. Même dans le cas où ce style complotiste nous irrite, nous aurions tort de laisser cet embryon de démarche critique se refermer sur lui-même, se nécroser dans une simplification, dans une explication subie, dans une véritable « théorie » passivement importée sur les réseaux sociaux.
Checkpoint 2 : la liaison émotion-critique
Christian Maurel, l’un des penseurs de l’éducation populaire, a coutume de dire que celle-ci est une démarche critique consistant à partir de ce qui affecte les gens : ce qui les met en colère, ce qui les indigne, ce qui les révolte, ce qui les dégoûte. En partant de ces émotions individuelles, une trajectoire peut se co-construire, qui est à la fois pensée, recherche et action collective. En Belgique francophone, l’une des trois dimensions de notre définition officielle de l’éducation permanente est le développement d’une prise de conscience et d’une connaissance critique des réalités de la société.
Quelques minutes sur les réseaux sociaux suffisent à le constater : les commentaires de style complotiste sont souvent animés, et pas qu’un peu, par des affects. Ils se revendiquent beaucoup aussi de « l’esprit critique ». Ceux qui font confiance, ne fût-ce qu’en partie, aux médias et aux politiques, sont requalifiés en « moutons », en idiots utiles du « système ».
Ces deux ingrédients, l’émotion et une revendication d’esprit critique, peuvent-ils constituer un point de jonction entre le style complotiste et l’éducation permanente ? Nous voulons faire le pari qu’il existe beaucoup de situations où cette possibilité existe. Le nœud à démêler, le point central à travailler est certainement lié à ce que signifie « douter ». Le doute est une attitude saine, qui est au fondement de la démarche philosophique. Mais ce principe est « dénaturé dans le cadre du complotisme. On parle alors d’hypercritique, c’est-à-dire d’une méthode d’argumentation consistant en la critique systématique et excessive des moindres détails d’une affirmation. Ce doute toujours présent est le symptôme d’une rupture majeure de la confiance de la part des citoyens, et bien sûr des jeunes, à la fois envers le monde politique et envers le discours médiatique dit “officiel”. Cette rupture est certainement due à de réels abus qu’il serait inutile – voir nocif – de nier dans le cadre d’une approche pédagogique aux théories du complot1. »
Dans la spirale complotiste, doute et certitude fusionnent au lieu de dialoguer. Les apparences du doute laissent rapidement entrevoir aux interlocuteurs un bloc de certitudes inamovibles. Plus on discute, plus les certitudes se renforcent. L’émotion de départ trouve du réconfort dans la certitude et dans une communauté de croyants en cette certitude. Une démarche d’éducation permanente, au contraire, produit du collectif par des liens de questionnements, non par des contaminations de croyances. Elle tente de faire dialoguer les doutes entre eux et avec des apports extérieurs : des informations, des recherches, des valeurs-cadres.
Checkpoint 3 : l’action collective
Les manifestations anti-masque à Berlin et ailleurs ont attiré de nombreux croyants en diverses théories du complot. C’est l’électrochoc qui a mené à la présente réflexion. Si les complotistes se mettent à manifester ensemble, où va-t-on ? Cela peut-il constituer un mouvement social d’un nouveau genre, s’appuyant sur des réalités parallèles plutôt que sur une idéologie cohérente ? Car au-delà de l’opposition à la gestion de la crise sanitaire, « le plus surprenant était sans doute ce mélange hétéroclite et contre-nature de sympathisants d’extrême droite, de hippies, de militants antivaccins, de skinheads arborant des tatouages glorifiant le nazisme, avec, quelques mètres derrière, des familles entières de babacools, porte-bébé en bandoulière, ou des chrétiens évangélistes, toutes nationalités confondues2. »
L’étrangeté d’une telle mobilisation pose question. Sans aller jusqu’à parler de « convergence des luttes », on ne peut pas nier qu’il y a bien mobilisation et rassemblement autour d’une cause commune. Le sociologue Guy Bajoit a construit une grille d’analyse des conditions de l’action collective. Dans celle-ci, il identifie quinze critères essentiels, organisés en trois mouvements logiques : de la privation à la frustration, de la frustration à la mobilisation, de la mobilisation à l’organisation. On peut certainement identifier que dans le cas des mobilisations anti-masque, une partie de ces critères sont remplis. Mais pas tous. Notamment, en ce qui concerne la mobilisation, Guy Bajoit précise : « Il faut que les membres de la catégorie sociale frustrée partagent la même condition sociale, qu’ils se ressemblent – non seulement entre eux mais aussi avec les groupes d’activistes (…). Cette ressemblance peut être fondée sur des critères objectifs (âge, sexe, race…), sur une expérience partagée (profession, citoyenneté, condition sociale), sur des critères subjectifs (langue, idéologie, religion, mode de vie), si possible, sur des traditions de lutte (une réputation établie depuis longtemps), et enfin, sur une proximité géographique (la dispersion nuit à la communication, même si, aujourd’hui, internet facilite les choses)3. » Il n’empêche : la capacité de certains complotistes à se mobiliser ensemble dans l’espace public est un indice clair de la progression de ce type de rapport à monde et de sa capacité à avoir une influence socio-culturelle.
« Un esprit critique ne nuit pas/ne blesse pas ! ». Marche pour la science en avril 2017 à Bruxelles
Checkpoint 4 : domination et sentiment de perdre
« D’un point de vue sociologique, analyse Olivier Klein, on va souvent retrouver des théories du complot chez des gens qui ont l’impression d’être dans une situation de vulnérabilité. Ce ne sont pas forcément les plus pauvres, mais ceux qui se sentent fragilisés, qui ont l’impression que quelque chose qui leur est dû leur a été retiré ou a été octroyé à d’autres. Ce n’est donc pas étonnant qu’on retrouve des théories du complot chez les « gilets jaunes », qui correspondent à ce type de profil. L’un des grands spécialistes américains du complotisme, Joseph Uscinski, écrit ainsi dans l’un de ses livres (en anglais) que « les théories du complot sont faites pour les perdants ». Cette formule est assez juste4. »
Cette sensibilité au style complotiste des personnes qui se sentent « perdantes » est un autre élément à prendre en compte dans le parallèle critique que nous esquissons brièvement ici. L’éducation populaire vise, entre autres, à prendre conscience collectivement des dominations subies par les individus et les groupes sociaux. Nul doute, donc, que les publics enclins à adopter des discours complotistes soient précisément ceux avec lesquels il serait indispensable de co-construire des démarches d’éducation permanente. Un tel croisement est-il possible ?
« Bien voir » et « bien comprendre »
Les méthodes et les attentions requises par l’éducation permanente sont des outils pour envisager ces check-points, ces points de passage avec la vigilance nécessaire. Le chantier est immense : c’est une excellente raison pour s’y atteler plutôt que pour le fuir ou l’observer de loin. L’anthropologue et résistante Germaine Tillion, sans y faire explicitement référence, proposa en son temps, au cœur de la seconde guerre mondiale, d’excellentes balises proches du « Voir-Juger-Agir » de Joseph Cardijn. « Dans une période où toutes les passions sont exaspérées, et d’abord les nôtres ; où nous avons les nerfs à fleur de peau et le cœur au bord des lèvres, nous ne devons pas nous abandonner aux excès de notre agacement, ou de notre dégoût, mais nous devons nous efforcer de bien voir (le peu qu’on nous laisse voir), de bien comprendre et de bien juger5. »
Déconstruire les théories du complot
L’association BePax (ex-Pax Christi) a commencé à travailler sur la question du complotisme bien avant que celui-ci ne devienne un phénomène aussi massif qu’aujourd’hui. En 2016, cette association a publié un outil pédagogique précieux, disponible en ligne.
https://bepax.org/publications/deconstruire-les-theories-du-complot-2.html
Cet outil propose des définitions claires, présente des complots ayant vraiment existé, aborde les caractéristiques du discours complotiste, les aspects psychologiques, les liens entre le complotisme et le racisme, les notions de propagande et l’éducation aux médias. Il met aussi à disposition des enseignants et des animateurs socio-culturels des fiches d’animation.
Retenons déjà, comme base de tout travail avec des publics plus ou moins versés dans le complotisme, la nécessité de ne pas créer d’emblée une rupture du dialogue par la stigmatisation, la moquerie, la dénonciation. Et aussi, une forme d’humilité : il n’est pas toujours possible de trouver un point de passage. Le politologue Olivier Klein abonde également dans ce sens : « Ce qu’il faut faire pour discuter avec les personnes qui adhèrent à des théories complotistes, c’est d’abord créer une forme de terrain d’entente, de mettre en commun ce qui nous unit plutôt que ce qui nous différencie, et à partir de là on peut discuter. Ainsi, il me semble particulièrement important de reconnaître la source même de l’adhésion, par exemple une interrogation, voire un sentiment de révolte, par rapport à la façon dont la pandémie a été gérée. Parfois, cela ne marche pas6. »
Un checkpoint entre le complotisme et l’éducation permanente: l’esprit critique… (Images qui circulent sur les réseaux sociaux)
- Déconstruire les théories du complot, outil pédagogique réalisé par l’association Bepax. Cf. encadré.
- Geoffroy Libert, « Coronavirus : qui sont ces manifestants antimasque qui inquiètent l’Allemagne ? », rtbf.be, 30 août 2020.
- Guy Bajoit, « Frustration, mobilisation et organisation sont nécessaires pour qu’une action collective conflictuelle durable se produise », Revue Antipodes, Iteco, mars 2011.
- « Que révèle le succès des thèses complotistes pendant l’épidémie de Covid-19 ? », interview d’Olivier Klein sur France-TV Info, article rédigé par Louis San – Benoît Zagdoun, 1er décembre 2020.
- Germaine Tillion, « La cause de la vérité », dans À la recherche du vrai et du juste. À propos rompus avec le siècle, 1941.
- « Que révèle le succès des thèses complotistes pendant l’épidémie de Covid-19 ? », interview d’Olivier Klein sur France-TV Info, article rédigé par Louis San – Benoît Zagdoun, 1er décembre 2020.
–