Couture, produits d’entretien, jardinage… Du savoir-faire au faire pouvoir (Janv.-Févr. 2021)
Autrice Laurence Delperdange, Contrastes Janvier-Février 2021, p.3–5
Potagers collectifs, ateliers de fabrication de produits d’entretien et cosmétiques, de réparation d’électroménagers, de « relooking » de vêtements… Comment ces réponses locales peuvent-elles participer au renversement d’un mouvement global dévastateur ? Comment connecter ces communautés porteuses de solidarité pour changer le système libéral ?
Au fil des décennies, avec l’avènement de la révolution industrielle, des savoir-faire se sont glissés dans les manufactures. Les machines se sont mises à tricoter, tisser, labourer, cultiver, supplantant ainsi ce qui, pendant des siècles, remplissait les journées de femmes et d’hommes fabriquant les objets, meubles, vêtements, conserves utiles à leur quotidien.
Longtemps désappropriés de ces gestes hérités d’une expérience ancestrale, nous avions confié, un peu malgré nous et qui sait, trop heureux de nous en débarrasser, la réalisation de bien des « choses ». Le salariat mit artisans et ouvriers à la manœuvre, derrière les machines. Hier chez nous, et aujourd’hui, de plus en plus dans des pays d’Asie, une main-d’œuvre spécialisée contribue à inonder le marché d’objets en tout genre, remplissant quelque temps après, les décharges.
Or, depuis quelques années, ces savoir-faire regagnent du galon à travers les gestes de ceux qui, de plus en plus nombreux, souhaitent « mettre la main à la pâte ». Individuellement ou collectivement.
Partant d’un « ENTRE-SOI »
Christian Boucq est administrateur à Etopia et membre du Conseil Supérieur de l’éducation permanente. Nous lui avons demandé en quoi et comment faire soi-même plutôt que déléguer à d’autres, peut être porteur de changement de société ? Et à quelles conditions ces démarches se situeraient-elles dans le champ de l’éducation permanente, de la transformation sociale et donc, du politique. Avec Marc Maesschalck, philosophe, il a construit une grille d’analyse qui met en lumière le moment du basculement. Celui qui, d’un entre-soi rassurant conduit le projet vers le champ politique.
Si cultiver son jardin, seul ou en groupe, a certes des bénéfices évidents en matière de santé, de convivialité, d’échanges de savoirs et d’expériences, d’acquisition de nouvelles compétences et connaissances, cette activité semble se réaliser en vase clos. On plante, récolte ensemble, on partage ses connaissances, héritées d’un aïeul d’ici ou d’ailleurs ; on s’ouvre à la lune, aux bienfaits de certaines plantes aromatiques, aux techniques respectueuses de la terre, aux cultures associées.
Les effets sont positifs, multiples ; ils touchent à l’interculturel parfois, au respect de l’environnement, à la remise en cause d’un système parfois. Monoculture et culture intensive sont questionnées.
L’étape initiale consiste à se demander quels acquis individuels découlent du projet. Jardiner, cuisiner requièrent l’apprentissage de nouveaux savoir-faire. Faire en commun implique également de s’organiser collectivement. Se répartir les tâches, les rôles de chacun, décider ensemble des manières de faire, négocier, s’accorder, partager connaissances et expériences, prendre des décisions collectivement…
Il faudra pour chacun, trouver sa place. Toutes ces actions nécessaires à la bonne marche du projet permettent à chacun de réactiver la confiance en soi et d’ajouter de nouvelles compétences à sa pratique. Il est question de SAVOIR FAIRE, de développer une expression, de produire une émancipation à partir de l’expérimentation. Tous ces aspects traversent les activités menées dans le secteur de l’éducation permanente. Elles amènent une conscientisation et peu à peu une cohésion au sein d’un groupe. Il s’agit de découvrir ensemble, d’exprimer, d’analyser. DE POUVOIR FAIRE.
Mais peut-on dire qu’on se situe ainsi sur le champ politique ? Et si pas, pourquoi ?
Allez vers l’ENTRE NOUS
Lors de ces étapes, les personnes se situent dans un certain entre-soi, une zone de confort. Si le pouvoir d’agir est présent, pour s’inscrire réellement dans un champ politique, il va falloir sortir de cette zone de confort pour aller vers l’extérieur. En développant des capacités nouvelles d’action collective. Investir l’espace public nécessite donc un levier supplémentaire. Les deux chercheurs parlent alors de POUVOIR FAIRE en développant des modes d’organisation participative, des capacités d’ACTION COLLECTIVE. C’est là que se dessine le FAIRE SAVOIR qui va entraîner le groupe dans une navigation entre CONFLIT et COOPERATION. En dévoilant le projet et les objectifs qui le sous-tendent, le groupe s’ouvre tout à la fois à la critique mais aussi à la coopération.
Rencontrer d’autres groupes, associations… avec lesquels construire des alliances, des auteurs, des conférenciers qui ont développé leur analyse et permettront d’affiner les positionnements, voire les revendications du groupe permettront de construire un savoir propre au groupe. Mettre en forme celui-ci, par exemple, à partir d’un tutoriel à partager, ouvrira à de nouvelles alliances qui seront elles aussi des pistes de lancement pour aller plus loin, pour endosser une véritable responsabilité dans l’espace public.
Par exemple, lorsque quelques militants décident, à partir d’une réflexion sur l’alimentation et l’agriculture, de lancer un projet qui consistera à lutter, entre autres, contre le gaspillage alimentaire en récoltant des invendus du marché pour préparer un repas mensuel convivial, il leur faudra trouver un lieu. Cette recherche va les amener à aller vers des gérants de cuisines collectives, à négocier avec ceux-ci.
A quitter l’Entre-soi pour s’ouvrir au NOUS, co-élaborer un projet plus vaste. L’action collective doit être un aller-retour permanent entre FAIRE SAVOIR et FAIRE POUVOIR.
Se préoccuper du TIERS ABSENT
Une autre dimension essentielle : celle de l’émergence du TIERS ABSENT dans la réflexion. Il doit être inclus dans l’analyse et dans ce qui met le groupe en mouvement pour mener des actions en appelant à la justice sociale. Comment penser consommation, alimentation, sans se soucier de ceux qui n’y ont pas réellement accès, qu’ils vivent ici ou dans les pays du sud ? Comment ne pas inviter dans les discussions, les partages d’expériences, les analyses, les personnes dont les faibles revenus ne permettent pas toujours de se nourrir avec des produits de qualité mais aussi les paysans, les pêcheurs du sud qui subissent de plein fouet, dans leur quotidien, les effets dévastateurs des industries agroalimentaires et du dumping ?
C’est à partir de tous ces éléments qu’une action collective permet d’aller vers une action transformatrice sous-tendue par des capacités d’action nouvelles ; lesquelles impliquent de se placer d’une manière critique dans l’espace public, en marquant clairement les valeurs portant l’action qui seront régulièrement réinterrogées et réexprimées lorsqu’il faudra en débattre, par exemple avec les autorités publiques, des riverains parfois, d’autres collectifs avec qui créer peut-être de nouvelles alliances. Expérimenter un modèle critique qui transforme les choses dans un rapport de force par rapport à l’idéologie dominante, c’est bien de cela qu’il s’agit pour se situer dans un acte politique.
Mener à bien, pérenniser les projets imposent l’adhésion de chacun à toutes les étapes du processus. Plus les discussions seront riches, plus chaque démarche d’élaboration du processus sera questionnée, chaque décision mûrement réfléchie, plus le projet sera fort de l’adhésion de chacune et chacun. Un réel exercice de démocratie pour amener des changements qui mettent l’humain au cœur du projet de société.
Questionner à partir de deux exemples
Un petit coin de bonheur
Dans les quartiers du Bauloy et de Chapelle aux Sabots à Court-St-Etienne, des potagers collectifs ont vu le jour, non sans mal. Soutenus par la cellule de développement communautaire du CPAS d’Ottignies/Louvain-la-Neuve, les habitants promoteurs de ce projet, ont dû avant de démarrer, convaincre les riverains opposés à celui-ci. Pour, quelques années plus tard, admirer ce que Roland, actif dans le projet, appelle « un petit coin de bonheur » où échanger autour de l’arbre à palabres la sagesse des anciens, les expériences enracinées dans les territoires d’origine des jardiniers – Maroc, Tchéquie, Belgique, France, Congo… « Je fais partie d’un bouquet », constate Nathalie. « On se retrouve en phase avec nos valeurs ». Avec en plus : « L’apprentissage du lâcher-prise… Jardiner, n’est pas une science exacte. Trouver des réponses lorsque les semences ne poussent pas comme on le voudrait… Autour d’un projet qui crée du lien, interculturalité, intergénérationnel, transmission de valeurs environnementales ; sentiment de liberté, travail manuel… »
Voir la vidéo sur www.switch-asbl.org/cultiver-les-liens
Table d’autres
Récolter les invendus du marché dominical pour les cuisiner et les consommer ensemble autour d’une table conviviale, voilà le projet lancé il y a quelques années, par la régionale des Equipes Populaires de Charleroi-Thuin. Depuis, ce projet a fait des émules à Court-St-Etienne et à Bruxelles. Au-delà des aspects de convivialité, d’une plongée dans une autre manière de consommer plus responsable, en luttant contre le gaspillage et la malbouffe. Table d’autres cultive les ferments d’alternatives nouvelles à la consommation. Ce projet dans la ligne du « faire soi-même », permet-il de faire bouger les lignes d’un monde dans lequel le capitalisme contribue à épuiser les ressources, à nous faire avaler n’importe quoi, au propre comme au figuré… ? La réflexion est au cœur de la démarche.
Voir : Histoire digitale sur le projet sur www.histoires-digitales.be
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