INTERVIEW – Sébastien Kennes : La puissance de l’agir collectif (Janv.-Févr. 2021)
Propos recueillis par Paul Blanjean, Contrastes Janvier-Février 2021, p.9–12
Bien connu dans le monde associatif où il participe à de nombreuses dynamiques alternatives, Sébastien Kennes fait aussi partie de l’équipe de « Rencontre des Continents », une association qui définit l’éducation populaire comme étant au croisement des questions sociales et environnementales. Il se définit non comme un théoricien mais comme un praticien. Contrastes l’a rencontré.
Contrastes : Avant de répondre à la question : « faire soi-même est-il un acte politique ? », peux-tu nous dire sur quelles expériences et quelles réflexions tu t’appuies pour y répondre ?
Sébastien Kennes : Ma réflexion et mon action s’enracinent dans le travail de terrain réalisé en éducation populaire depuis 10 ans avec RdC1. Il y a aussi le travail de réflexion sur les alternatives et les dynamiques de changement menées avec toute une série d’organisations dont les Magasins du monde Oxfam et Quinoa. Parmi les thématiques que nous abordons, les combats auxquels nous participons, il y a les questions autour des luttes paysannes et l’agroécologie, les luttes écologistes, la transition ou encore les enjeux liés aux effondrements.
La deuxième casquette avec laquelle je parle est celle d’activiste impliqué dans une série de mouvements sociaux, les luttes de territoires, luttes climatiques et sociales, les accords de libre-échange ou encore les collectifs Actrices et Acteurs des Temps Présents ou « Occupons le terrain ».
Je suis aussi actif dans des expériences d’alliances ou de convergences des luttes. Les deux mots ne veulent pas dire la même chose… Je pense à la lutte contre la maxi-prison de Haren ou le CETA2, dans le Mouvement Climat ou encore avec les EP de Bruxelles au sein de Rendre Visible l’Invisible3 ou, aussi avec les EP, plus récemment au sein de Faire Front4.
Ou encore pour faire un lien avec l’actualité, la limite des écogestes qui ont émergé dans le Mouvement Climat avec l’idée de combattre le réchauffement climatique avec d’autres pratiques personnelles de consommation. Il y a de plus en plus d’alternatives qui se créent, souvent dans le secteur de l’alimentation. On a commencé à étudier des alternatives au mode alimentaire dominant, dont les jardins collectifs, le renouveau coopératif… Et le « Do it yourself » entre aussi dans cette catégorie.
Quelle grille d’analyse utilises-tu pour articuler toutes ces formes de résistance ?
Il faut arriver à ce que Patrick Viveret5 appelle le REV, c’est-à-dire à articuler « Résistance – Expérimentation – Vision transformatrice ». Cela nous permet d’avoir une vision, de pouvoir articuler et expérimenter les échanges (le côté relationnel). Dans le « Do it yourself », on retrouve les trois. Faire soi-même en dehors du système dominant, c’est un acte de lutte, de résistance, d’autant que l’on est souvent dans une démarche collective… On a souvent besoin des autres pour savoir comment on fait. C’est
aussi parce qu’on veut faire autrement que simplement aller acheter des nouvelles choses. On fait de la « récup », on bricole, on répare.
Une deuxième articulation importante qu’on pratique à RdC, c’est l’interaction entre trois piliers : l’éducation populaire, le réseautage et la vision systémique.
Comment définis-tu le réseautage ?
Le réseautage c’est « arrêter de penser en silo » et au contraire avoir une vue systémique qui utilise le terreau riche de nos réseaux associatifs et militants pour essayer de comprendre la vision des autres et reconnaître la complémentarité. On ne peut pas tout savoir et avoir un mot à dire sur tout. C’est un « travail ensemble ». Et, en éducation populaire, c’est parvenir à travailler aussi au départ du point de vue des autres. Et pas uniquement le nôtre qui peut être centré (ou « occidentalo-centré ») de par notre histoire, notre classe sociale, la position que l’on occupe dans la société.
Cependant, dans un même projet, on peut avoir des différences de motivations, de niveaux d’engagement ?
Oui. Ce troisième point sur les niveaux d’engagement me parait important. I
l est essentiel de respecter les différents niveaux qui s’offrent à chacun.e de s’engager là où il.elle le peut. Si tout doit être fait, cela ne veut pas dire que tout le monde doit tout faire partout, tout le temps et en même temps.
Si on prend la question du système alimentaire par exemple, il est ultra important que des groupes travaillent au niveau local. C’est le développement des circuits courts, des jardins collectifs… C’est réapprendre à cuisiner ensemble. Mais cela ne va pas sans des changements structurels importants, comme Olivier De Schutter6 l’évoque souvent dans ses interventions. Que fait-on au regard des politiques agricoles comme celle de la PAC7, dont la dernière actualité montre que l’on va dans le mauvais sens alors que tous les voyants sont au rouge ?
Mais un jardin collectif, c’est bien loin des politiques européennes ?
Justement, il faut trouver les articulations entre les niveaux locaux et globaux. Tout le monde ne peut pas tout faire. On ne peut pas demander à des gens qui sont super impliqués dans un potager collectif de transformer la PAC à eux seuls. On sait aussi qu’être dans le collectif, cela épuise. Avec Quinoa, les Magasins du monde et RdC, on a réalisé une étude commune sur les initiatives dans le système alimentaire alternatif8. On ne peut demander aux gens d’être tout le temps dans le collectif sans, en même temps, prendre soin de soi.
Mais comment articuler les deux dimensions ? Le troisième niveau d’engagement que l’on doit respecter aussi est le positionnement vis-à-vis des pouvoirs publics. On doit accepter que l’on puisse parfois travailler avec les pouvoirs publics, parfois contre eux et parfois sans eux.
Et la même initiative peut passer d’un stade à l’autre ?
Absolument. Beaucoup d’initiatives démarrent dans le « sans »… On crée une coopérative, on commence un jardin potager sans demander l’autorisation. A un moment donné, on est bien obligé de travailler avec les pouvoirs publics parce que, par exemple, la commune dit :
« Vous n’avez pas le droit d’utiliser le terrain sur lequel vous êtes parce qu’on va y construire un truc… » Et si ce « truc » ne rencontre pas les intérêts de la communauté impactée, elle va devoir agir contre la commune, par exemple si cette dernière veut installer un parking ou un supermarché… Il y a aussi la question des alliances possibles, souhaitables, nécessaires. Dans ce cas-ci, je préfère utiliser la notion d’alliance à celle de convergence, car cela permet à chacune et chacun de « garder son combat ».
Mais la convergence est également importante. Cela veut dire que l’on tombe d’accord sur un dénominateur commun… en perdant peut-être chacun une partie de son combat. Faire soi-même, ce n’est pas se couper des autres. Comment arrive-t-on à articuler ce que l’on fait à l’extérieur ? Il faut des facilitateurs qui créent des espaces pour construire ces ponts. Les associations jouent ce rôle car on ne peut pas demander cela aux individus.
Mais, au-delà des initiatives de petits groupes, de prises de conscience, peut-on imaginer un chemin qui amène des transformations profondes et durables ?
Je voudrais, pour répondre à cette question qui est effectivement essentielle, revenir sur l’enjeu des articulations en faisant allusion à Emeline De Bouver9 qui travaille pour Ecotopie10. Sur la question de la transition, elle s’interroge sur la manière de transformer les choses en profondeur. Elle parle de quatre types de transformations.
La première est ce qu’elle appelle la transformation intérieure et culturelle. Cela pose la question : « De quel humain la transition a-t-elle besoin ? » Quelle vision avons-nous de nous-mêmes, et quels équilibres faisons-nous entre des dimensions qui peuvent apparaitre comme antagonistes ? C’est par exemple l’autonomie et la liberté face aux limites et contraintes.
La deuxième, c’est la transformation relationnelle. Quelles sont les interactions qui favorisent la transition ? Quels sont les réseaux et solidarités à créer ou à réinventer ? Et pour qui est cette transition ?
La troisième est la transformation de nos modes de vie. Cela pose la question des pratiques concrètes et des modes de vie à développer. Mais aussi, par exemple, celle des technologies dont nous avons besoin pour y arriver. Cela signifie qu’il faut modifier sa façon de vivre, avec des habitudes à perdre et d’autres à apprendre. En d’autres termes, on pourrait résumer en disant « comment vivre différemment » ?
Et, enfin, la quatrième transformation est structurelle, car on ne peut pas se contenter de changements individuels ou de ceux de « petites cellules ». Il faut pouvoir sortir du système actuel. Cela demande de définir des étapes, des objectifs politiques, des revendications… Tout cela pose aussi la question de la redéfinition de la démocratie et des institutions qui connaissent une forme d’essoufflement.
Le premier outil est l’éducation populaire partout et pour tout le monde. Ce qui est révolutionnaire, c’est d’apprendre à ne pas penser « par soi-même » mais au départ du point de vue des autres, à partir de la situation des gens, de leurs visions du monde, de leurs héritages.
Cette vision stratégique – avec la complémentarité des quatre modes de transformations – semble claire, mais laisse ouverte la question du passage de la théorie à la réalité sociale et sociétale… En d’autres termes, comment cette démarche peut-elle se traduire et être appropriée sur le terrain ?
Le premier outil est l’éducation populaire partout et pour tout le monde. Ce qui est révolutionnaire, c’est d’apprendre à ne pas penser « par soi-même » mais au départ du point de vue des autres, à partir de la situation des gens, de leurs visions du monde, de leurs héritages : l’économique, le social et le culturel. C’est à partir de là que l’on peut construire ensemble et éventuellement combattre et résister. En effet, cela n’a pas de sens de partir exclusivement de nos points de vue. Comment arrive-t-on à créer de la décentralisation en termes de rapport à l’autre. C’est donc l’éducation populaire pour tout le monde… Certaines associations disent : « Je n’ai pas envie de faire de l’éducation populaire avec les riches ». Cette question est posée. Bruno Latour11 estime qu’il faudra sans doute faire des alliances avec des gens avec qui on n’a pas envie. La question est ouverte… mais il ne s’agit pas ici de faire alliance avec le 1% qui détruit la planète !
Le deuxième outil est l’approche par la notion de territoire. Comment va-t-on enraciner les grands constats globaux que l’on fait sur l’état du monde dans nos milieux de vie, nos quartiers, nos campagnes… La question du territoire affecte directement « nos affects à nous » : la manière dont on voit son espace de vie diminuer, la manière dont on est affecté par les pollutions… C’est différent à la ville ou à la campagne. Cela nous oblige à penser à la fois comment vivre dans nos espaces – en période de confinement, c’est encore plus important – à une époque où se déplacer loin est un privilège. Et cela pose la question de comment allons-nous à la fois vivre et lutter ? Pour moi, c’est lutter au sens large… Cela peut inclure le « faire soi-même ». Dans les deux, il y aura du positif et du négatif. Ce sont des choses que l’on retrouve dans les luttes de territoire.
Une bataille emblématique de territoire est celle de « Notre-Dame-des-Landes » contre la construction d’un aéroport en France. Mais on retrouve ce type de lutte chez nous également. Un bon exemple est « La Boucle du Hainaut »12. Les gens se mobilisent parce qu’ils sont directement impactés. Et faire soi-même, c’est également se réapproprier les choses de façon locale.
Tous ces combats, ces mobilisations, ces projets, c’est important mais cela peut-il déboucher sur un changement plus global ?
Faut-il encore croire en un grand changement, au Grand soir ? Je préfère parler de rapport de force. Avec toutes ces initiatives, comment parvient-on à créer un rapport de force face à ce qui est nuisible au vivant ? Comment allons-nous repenser notre rapport à l’Etat ? Les territoires sont une piste de réponse. Beaucoup y travaillent. Avec Actrices et Acteurs des Temps Présents, par exemple, c’est à travers le concept imaginaire de « Faire pays dans un pays ». C’est aussi repenser nos échanges économiques. L’autre question qui arrive dans nos radars depuis deux ou trois ans est celle des effondrements.
Il n’y a pas de réponse globale à des questions écologiques s’il n’y a pas une articulation permanente avec les questions de justice sociale. On ne peut pas laisser des gens sur le bord du chemin.
N’est-on pas démunis face à ces effondrements ?
Je ne pense pas. Les effondrements nous posent inévitablement la question de ne pas tomber dans le défaitisme. C’est une évidence, le monde s’effondre – et c’est encore pire avec la Covid – mais il y a des réponses pour agir et faire face, et le « faire soi-même » y contribue. Mais il n’y a pas de réponse globale à des questions écologiques s’il n’y a pas une articulation permanente avec les questions de justice sociale. On ne peut pas laisser des gens sur le bord du chemin. Et pourtant, un des risques de dérive que l’on rencontre, c’est celui d’imaginer un monde qui serait plus juste écologiquement mais pas socialement.
1. RdC : Rencontre des Continents. Nous utiliserons les initiales dans la suite du texte.
2. Le CETA est l’accord de libre-échange entre l’UE et le Canada – Sur le TTIP (celui entre l’Europe et les USA), voir Contrastes 163 « Traité Transatlantique – Un pacte dévastateur », juillet-août 2014
3. Collectif d’associations regroupées pour l’organisation de la Journée de refus de la misère à Bruxelles
4. Voir « Un Front social, écologique et démocratique pour réinventer l’avenir », Contrastes 199, juillet-août 2020
5. Patrick Viveret est un essayiste altermondialiste français.
6. Ancien Rapporteur spécial pour le Droit à l’alimentation et aujourd’hui Rapporteur spécial à l’ONU sur l’extrême pauvreté et les Droits de l’Homme.
7. PAC : Politique Agricole Commune de l’Union européenne
8. POTENTIA : La puissance de l’agir collectif
9. Emeline De Bouver est une docteure en Sciences politiques et chercheuse sur le renouvellement des militances.
10. Ecotopie est un laboratoire d’écopédagogie.
11. Bruno Latour est un sociologue et anthropologue français.
12. La « Boucle du Hainaut » est un projet de lignes à haute tension devant traverser une série de villages du Hainaut. Les habitants se sont opposés à ce projet d’ELIA et ont formé le Collectif « REVOLTH ».
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