Artisans de la transition écologique (Janv.-Févr. 2021)
Autrice Laurence Delperdange, Contrastes Janvier-Février 2021, p.13–15
La réflexion que nous proposons s’enracine dans un courant né fin du 19e, début du 20e siècle. A l’époque déjà, des penseurs s’interrogeaient sur la tendance du Faire soi-même née de la révolution industrielle, qui transformait la société en vaste marché, garni d’objets nouveaux. Un véritable paradis sur terre… ? Jacques Ellul et Bernard Charbonneau1 posaient les bases de la critique du progrès technique et de la croissance. Et en filigrane : dans quelle société voulons-nous vivre ? Pour répondre à cette question et amener des réponses concrètes : la politique, incontournable.
Le faire soi-même a pris de l’essor durant le confinement et est au cœur de notre modèle de société. Il est d’autant plus crucial qu’il y a urgence. Et il est politique en ce sens que, porté par de nombreux citoyens, il peut infléchir le cours des choses.
Et si « faire soi-même » a comme but ultime de tourner le dos au système capitaliste pour empêcher que l’humanité n’étouffe et/ou ne se noie sous l’effet du réchauffement climatique, la question de l’empreinte écologique demeure une jauge utile pour mesurer le nombre d’années qu’il nous reste avant l’effondrement.
En observant cette tendance de plus près, nous pourrions découvrir comme le postule Paul Ariès dans un ouvrage paru en 20182, que les milieux populaires ont bien des réponses ; de celles que nous cherchons dans les activités que nous proposons.
Lorsque nous affirmons que nos modes de vie occidentaux sont responsables de cette situation catastrophique, nous avons peut-être vite tendance à considérer que nous sommes tous plus ou moins égaux en matière de responsabilité. Et alors que nous nous interrogeons sur la manière d’ouvrir ces pratiques de transition écologique à des citoyens qui, selon nous, en seraient éloignés, Paul Ariès avance, analyse approfondie à la clé, que les milieux populaires participent grandement, par leurs modes de vie, à secourir la planète. Le politologue propose d’opérer un retournement complet de notre grille de lecture. Ce qui au final, nous amènerait peut-être à aller vers un public jusqu’ici peu touché par nos actions : les milieux aisés.
Des petits effets, des grands moyens
L’auteur démontre qu’en matière d’émissions de gaz à effet de serre, les riches ont tout faux tandis que les personnes de milieux populaires font déjà bien mieux. Une corrélation existe donc entre niveaux de revenus et taux d’émission de CO2. A l’exception des consommations énergétiques liées à des logements parfois vétustes et souvent mal isolés, les personnes dont les moyens sont parfois peu élevés, ont dans leur propre culture de quoi résister aux diktats du « toujours plus ». Or, bien souvent, les études réalisées pour mettre en lumière ce type de constats ne rendent pas suffisamment compte de la diversité des groupes de population. D’autre part, des concepts réducteurs tels que pouvoir d’achat et niveau de vie se contentent la plupart du temps d’analyser des données chiffrées. Ceux-ci peuvent-ils réellement rendre compte d’une réalité bien plus complexe qui passe aussi par des modes de vie, choisis ou hérités culturellement ?
Un découpage plus fin, tel que le propose l’auteur, permettrait sans doute de pointer les exemples à suivre… et ceux-ci ne seraient pas forcément du côté des penseurs de l’écologie. Certaines recherches proposant des catégories de population plus larges que seulement liées aux revenus – précaires âgés, éco-solidaires, expérimentalistes précaires, consommateurs populaires, bourgeoisie installée et néo-standing – montrent dans quelle mesure les modes de vie impactent plus ou moins fort l’environnement. On peut ajouter également, suggère Paul Ariès, les personnes sans domicile, celles qui sortent d’institutions telles que les prisons, les structures d’aide sociale, les personnes souffrant de problèmes de santé mentale, les migrants, les gens du voyage, les ménages surendettés ; des citoyens qui tous subissent de plein fouet les dérèglements climatiques alors qu’ils ne contribuent que très peu à les provoquer. Or, les politiques ont tendance à opposer ces groupes de personnes mais également à les invisibiliser, ne leur donnant pas la parole.
Dans son chapitre Qui a intérêt à révolutionner la table, le politologue se penche sur ce que consomment les personnes aisées : de l’eau en bouteille, des légumes transformés, des plats préparés, des viandes de boucherie. Des denrées qui, côté bilan carbone, sont assez peu recommandables…
Ce qui rend l’analyse difficile, souligne Paul Ariès, c’est l’invisibilité des milieux populaires pourtant « plus écolos que les écolos ». « La sensibilité environnementale a un effet très faible sur le bilan carbone ». Par contre, « prêcher l’écologie est paradoxalement plus efficace auprès des milieux populaires qu’au sein des classes aisées car l’évolution des comportements prend appui sur des prédispositions telles que ne pas gaspiller. » Paul Ariès parle de la culture du peu, prônée par les objecteurs de croissance, laquelle ne s’acquiert pas forcément facilement pour chacun. Il y a sans doute quelques bémols çà et là : voitures plus polluantes et maisons mal isolées alourdissent parfois le bilan des personnes des milieux populaires, le plus souvent bien malgré eux… Et c’est là que les politiques publiques ont un rôle à jouer.
Paul Ariès démontre donc que tous les indicateurs prouvent que les milieux populaires ont un bien meilleur « budget carbone », une bien meilleure empreinte écologique, une moindre empreinte sur la diminution des stocks d’énergie non renouvelables en raison d’une moindre utilisation de la voiture et de l’avion, mais aussi parce qu’ils font durer plus longtemps leurs biens d’équipement. Bref, par rapport à l’objectif d’émettre quatre fois moins de GES (Gaz à effet de serre) par rapport à 1990, si les riches ont « tout faux », les milieux populaires font déjà bien mieux.
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Paul Ariès est politologue. Rédacteur en chef du mensuel Les Zindigné(e)s, il est aussi délégué général de l’Observatoire international de la gratuité et co-organisateur de nombreux forums nationaux ou internationaux avec des villes ou des associations comme Emmaüs, ATTAC, CADTM, etc.
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La main à la pâte
Comme le souligne l’auteur, « la société d’avant la consommation était une société de l’usage mais aussi une société de la production des sujets humains. » La plupart des personnes fabriquaient ce dont elles avaient besoin. Or, des pratiques comme l’autoconsommation et l’autoproduction avaient systématiquement reculé. Il est donc fondamental de changer les rapports que les humains entretiennent avec le monde des objets. « C’est le capitalisme qui sépare le monde des humains du monde des objets tout comme il sépare le travailleur de son activité et du produit de son travail. » Le fait de confectionner, cultiver soi-même recrée ce lien à l’objet, à son usage dans notre quotidien.
L’auteur constate que les milieux populaires le font parce qu’ils maintiennent des formes de vie précapitalistes telles que le prêt de matériel, l’entraide, l’importance de la famille et des types d’occupation du temps libre. Il semble donc erroné d’opposer social et écologie. Par exemple, le fait d’être « partageux », de se prêter du matériel, d’échanger des coups de main, de garder ses équipements le plus longtemps possible, de cultiver son potager, d’effectuer des réparations à partir de matériaux récupérés ; tout cela bien avant que ça ne soit devenu « tendance ».
« La fabrique de l’humain est responsable de la crise du symbolique et des institutions. Comme si pour pouvoir se concentrer sur la production des objets-marchandises, il avait fallu oublier le besoin d’instituer l’humain », peut-on lire encore. L’homme se retrouve déconnecté de ce qui le reliait à la terre, aux rituels qui rythmaient sa vie, à ce qui se transmet, s’expérimente, se crée.
Être sans avoir, ou avoir sans être
La transition écologique supposerait de prendre appui sur ce qui subsiste des formes de vie précapitalistes pour en faire des formes post-capitalistes ; de se diriger résolument vers une société post-pétrolière fondée sur l’autonomie dans tous les domaines de la vie. « Passer de la jouissance d’avoir à la jouissance d’être » est philosophiquement très séduisant mais difficile à concrétiser, d’autant plus que les idéaux véhiculés par la publicité mettent en échec bien des personnes.
Comme le souligne le politologue, « le manque d’argent témoigne que le monde n’est pas régi par mes seuls désirs ». En d’autres mots, il ne suffit pas de vouloir pour avoir. Et si, comme le postule Paul Ariès « l’argent introduit une référence au réel » nécessaire pour prendre conscience de certains enjeux, se demander chaque mois comment nouer les deux bouts n’en est pas moins un facteur de stress très important. Savoir que le “peu” contribue à repousser la catastrophe écologique imminente paraît une bien maigre consolation…
Parlant des modes de vie, Paul Ariès compare aussi les habitudes de loisirs et d’habitat des personnes de milieux populaires et de milieux aisés et, force est de constater que prendre l’avion régulièrement ou vivre en milieu urbain « hors-sol » alourdissent l’empreinte écologique.
Autre constat qui donne à envisager la situation actuelle sous un angle nouveau : les milieux populaires, s’ils peinent à faire de la politique à partir de grandes abstractions, excellent à en faire en partant de l’ordinaire, du quotidien, du local. Et c’est bien de cela dont aura besoin une transition écologique : que les usagers redeviennent maîtres de leurs usages. Et Paul Ariès d’inviter les mouvements – dont nous faisons partie ! – à être des lieux de fraternité où déployer « les politiques de l’amitié ». Une belle conclusion pour un ouvrage qui a le mérite d’élargir notre vision parfois trop focalisée sur ceux qui affichent clairement une sensibilité verte, en oubliant tous ceux qui modestement et simplement parfois, rament à contre-courant, nous montrant pourtant le chemin.
CULTIVER NOTRE PROPRE NOURRITURE NOUS DONNE NOTRE POUVOIR
Si les potagers collectifs se multiplient chez nous, d’autres endroits du monde redécouvrent eux aussi les bienfaits de l’autoproduction alimentaire. Cela se passe notamment à New York, dans le Bronx, un des quartiers les plus pauvres de la mégapole. Elle s’appelle Karen Washington, elle est noire, née à New York. Lorsque, élevant seule ses deux enfants, elle s’est installée dans le Bronx, elle était loin d’imaginer que faire pousser des tomates dans son arrière-cour allait changer sa vie.
Fin des années quatre-vingt, à partir d’un jardin communautaire de son quartier dans lequel se réunissaient des personnes de couleur à faible revenu, elle prend conscience des problèmes croisés entre logement, accès à l’alimentation saine, discriminations ; découvrant que le fait de cultiver ses propres légumes est réservé à une partie de la population et que les personnes noires ne sont pas présentes dans cette dynamique. Karen Washington va, au fil du temps, s’engager dans un activisme visant à ouvrir les grilles des parcelles à cultiver aux personnes de sa communauté. Elle fonde en 2010, la première conférence « Black Farmers & Urban Gardeners » et en 2014, lance Rise & Root Farm, une ferme dans la banlieue new-yorkaise.
Aujourd’hui, elle se définit comme une activiste. Devant les instances de l’ONU, elle parle d’apartheid alimentaire qu’elle situe à l’intersection de la nourriture, de la race, de la géographie et de l’économie.
Alors que la malbouffe inonde les quartiers à faible revenu, tandis que la nourriture saine et biologique remplit les zones riches, Karen Washington rappelle que « les États-Unis ont été construits sur le dos d’Afro-Américains et d’autochtones réduits en esclavage – rotation des cultures, irrigation, les outils que nous utilisons actuellement. Une fois que vous commencez à raconter aux gens la véritable histoire des États-Unis sur la nourriture et les contributions des Afro-Américains, ils voient les choses différemment. C’était très stimulant de savoir que c’était mon peuple qui nourrissait ce pays. »
Ses actions se sont propagées, ont fait des émules et Karen Washington a largement contribué à améliorer la qualité de vie dans le Bronx et d’autres quartiers de New York en faisant la promotion de l’agriculture urbaine pour accéder à des aliments frais cultivés localement. Une pionnière.
Pour en savoir plus :
https://www.riseandrootfarm.com/karen-washington
Julia Malacoff, 05 décembre 2019, Shape.com
1. Textes pionniers de l’écologie politique, Seuil, 2014
2. Écologie et cultures populaires : Les modes de vie populaires au secours de la planète, Paul Ariès, Les éditions Utopia, février 2018
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