Santé mentale – Au delà des chiffres… (Mars-Avril 2021)
Laurence Delperdange, Contrastes Avril 2021, p6 à 8
Depuis plus d’un an, la marche du monde a ralenti. Nous voici entravés par le développement sournois et anarchique d’un minuscule virus.
S’il s’insinue dans nos corps, il gagne aussi le cœur et le cerveau au propre comme au figuré. Peu d’entre nous sortiront indemnes, physiquement et psychiquement, de ce combat livré individuellement et collectivement avec l’ennemi invisible.
Bien sûr, comme dans toute lutte, nous ne sommes pas égaux. De quelques symptômes grippaux au dérèglement total et fatal, les attaques sont imprévisibles, leur force, insoupçonnée.
La traversée de cette pandémie relève à la fois des réponses apportées par les gouvernements et les experts scientifiques, de notre motivation à suivre les mesures prescrites mais aussi de la manière dont nous sommes plus ou moins armés pour y faire face. Mais, une chose est sûre, personne ne peut affirmer qu’il n’a, à aucun moment, ressenti quelques remous intérieurs. La situation déstabilise, questionne, fait parfois craindre le pire. Si les corps sont atteints, il est aussi essentiel de considérer l’esprit chahuté par des émotions, des colères, des peurs, des doutes… Les plus vulnérables n’ont pas reçu l’attention nécessaire.
Une détresse étouffée
Le secteur de la santé mentale l’a bien compris puisqu’il est en première ligne pour ac- cueillir les ressentis de citoyens de tous âges bouleversés par cette réalité inédite. Et il tire la sonnette d’alarme. Le manque de contacts est insupportable pour beaucoup. Certains enfants, adolescents, adultes sont en danger. Tout ce qui, jusque-là, était susceptible d’apporter un certain baume à des vécus difficiles, est aujourd’hui difficile d’accès. Et la prise en compte de cette réalité tarde à apporter des réponses adaptées. Les files d’attente sont longues aux portes des cabinets de consultation, des centres d’accueil pour personnes en détresse psychologique et sociale. Le Conseil Supérieur de la santé mentale, qui regroupe 149 professionnels et 46 patients et aidants proches, déplore le manque de reconnaissance du travail des psychologues.
Le 24 février dernier, Vincent Yzerbyt, professeur de psychosociologie à l’UCLouvain et membre du groupe d’experts interuniversitaires (UCL, Université de Gand, ULB) Psychologie et Corona établissant le baromètre de l’adhésion aux mesures COVID, expliquait dans l’émission CQFD sur La Première RTBF 1 que même si les mesures étaient suivies par 83% des Belges, les discours discordants amenaient une chute de la motivation. « Nous sommes dans un moment charnière, déclarait Vincent Yzerbyt. Les chiffres ne sont plus à ce point inquiétants et chacun est impatient de retourner à sa vie d’avant. La baisse de l’adhésion entraîne dans un délai de 8 semaines, une hausse des cas. » Il pointe les incohérences en matière de mesures : on peut voyager dans un train bondé mais être privés de contacts avec ses petits-enfants, fréquenter des centres commerciaux mais se promener par groupe de quatre maximum en forêt… Tout cela n’aide pas à tenir le cap. Il faut avoir, remarque Vincent Yzerbyt, une bonne perception du risque, de manière à savoir vers quoi on va si on fait ce qu’il faut.
Le professeur analyse ce qui bouleverse notre quotidien, provoque insomnies et mal-être en détaillant les composantes qui permettent à l’être humain de ne pas être submergé en permanence par des angoisses existentielles. Famille, travail, contacts sociaux, valorisation aident à cheminer dans la vie. Mais aussi la culture qui est une porte ouverte vers d’autres visions du monde, qui permettent d’explorer notre environnement pour affronter le futur… Vincent Yzerbyt estime qu’il faut donner davantage les moyens à la population d’avoir une approche créative face à cette situation. Balade entre amis en respectant les mesures (masques et distanciation), rencontres selon des modalités de contacts adaptées… permettraient d’alléger le poids d’un quotidien confiné. Les mesures sont présentées de manière linéaire, verticale ; or, si l’on utilise ce qui est proposé (port du masque, testing, lavage fréquent des mains, gel hydroalcoolique…), on peut aménager un espace de liberté.
Le professeur en appelle à une créativité responsable2. Il faut tenir compte de cette souffrance mentale. Bien sûr, on ne peut faire fi de la maladie mais il faut trouver des arbitrages, réfléchir à comment alimenter en contacts sociaux certaines catégories de population, particulièrement fragilisées (les personnes seules, les jeunes en décrochage scolaire, les personnes âgées). Ces arbitrages doivent se faire en considérant les différents secteurs. Par exemple, est-ce logique d’augmenter les activités de plein air pour les adolescents, en réduisant celles des enfants du primaire ?Trouver un équilibre entre contacts sociaux et mesures sanitaires est fondamental. De nombreux jeunes entre 10 et 18 ans devraient être pris en charge ; or, les places manquent. L’Unité psychiatrie pour adolescents de l’hôpital Erasme comptait début mars une liste de 30 jeunes en attente d’être accueillis au centre de santé mentale. Un jeune l’exprime : « Mes émotions étaient renfermées en moi. Ça a fait une petite boule de nerfs ».
Vivre non-stop en famille n’est plus viable pour les adolescents. C’est peut-être cela qu’ont voulu exprimer tous les jeunes rassemblés au Bois de la Cambre le 1er avril.
Et, à l’extrémité de ce qu’il faut endurer : la mort d’un proche.
Les funérailles sacrifiées
Régine Lannoy est coordinatrice de l’association Vivre son deuil3 qui accompagne les per- sonnes endeuillées. Elle y anime des groupes de parole d’adultes. L’association a vu le jour au départ de l’unité de soins palliatifs de l’hôpital d’Ottignies. « Le plus difficile pour les personnes endeuillées en raison du COVID ou pas, est de ne pas avoir pu être présentes au moment du décès lorsqu’il a eu lieu à l’hôpital. Et de ne pas recevoir le corps du défunt ; ces deux étapes essentielles pour permettre la mise en route du travail de deuil : l’adieu entre les personnes et le tout début de la veillée du corps. Cela, bien sûr, lorsque les familles le souhaitent, ce qui, la plupart du temps, est le cas. Depuis le début de la pandémie tout cela a été mis à mal. Les cérémonies des funérailles ont été réduites à presque rien ; or, ce qui soutient surtout, dans ces moments-là, c’est la présence des autres, les marques d’affection qui aident aussi bien psy- chiquement que physiquement. Ici, il a fallu faire des choix. Qui allait être convié ? Cela a ajouté une culpabilité. »
Pour Régine Lannoy, on ne mesure pas encore les séquelles que cela va entraîner car nous n’avons pas encore beaucoup de recul mais elle souligne qu’inévitablement, après un deuil, la personne traverse une période de solitude sociale. Chacun retournant, en effet, à ses occupations. Démarre donc ensuite le chemin de deuil à affronter individuellement, intimement. Aujourd’hui s’ajoutent donc à cela les mesures « isolantes » du confinement. On assiste, remarque Régine Lannoy, à deux types de réaction : « Certains ressentent cela comme un soulagement ‘On me laisse tranquille dans ma tristesse. On ne me sollicite pas, je ne dois pas entendre les conseils répétés de ceux qui disent ‘courage, ne te laisse pas aller, bouge…’. Alors que d’autres expriment qu’ils se sentent doublement pénalisés ».
« Ce qui ressort des groupes de parole que nous avons voulu maintenir tant bien que mal en nous adaptant aux circonstances, c’est une grande culpabilité : ‘On a raté notre adieu’. Notre réponse à cette souffrance a été de faire appel à la créativité de chacun en suggérant, par exemple, d’organiser le moment venu, lorsque cela sera possible, une cérémonie du souvenir. Cela, bien sûr, si le besoin s’en fait sentir. Nous constatons que le fait d’exprimer simplement cette possibilité semble apaiser les personnes. Elles entrent ainsi dans un projet, un objectif qui permettra de réparer ce qui n’a pas pu avoir lieu. »
Régine Lannoy remarque aussi que le nombre d’appels reçus par son association a augmenté. Elle a ainsi reçu l’appel d’une dame qui a perdu, la même semaine, son compagnon, son père et un ami de longue date. « Je suis perdue et en colère », disait-elle. Et elle n’est pas la seule. D’autres comme elle, ont ressenti cette colère contre des mesures jugées inhumaines.
En Belgique, ces réalités ne sont prises en compte nulle part. Ce n’est même pas envisagé. Alors qu’il serait urgent d’engager une réflexion pour la mise en place d’un dispositif permettant une résilience commune de la société commune. Or, on gomme la mort, l’importance des rituels qui l’accompagne. Reconnaître la souffrance des familles endeuillées et la manière dont elles ont été privées de ce qui aide à traverser ce moment, serait bénéfique pour toute la société. « Il est essentiel de marquer symboliquement ce qui se passe et qui va laisser une société blessée. Il faut marquer un temps d’arrêt. Certains pays, comme la Suisse, le Québec ont mis en place des réponses qui prennent en compte ces situations inédites et traumatisantes, souligne Régine Lannoy. Par exemple, à Lausanne4, une cérémonie de recueillement pour toutes les personnes décédées à qui il n’a pas été possible de rendre un dernier hommage a été organisée, en accord avec les instances communales. Il faut penser l’après en intégrant cette réalité. » Mettre enfin de l’humain, des visages, derrière les statistiques hebdomadaires. N’est-ce pas ce que depuis la nuit des temps, les êtres humains ont trouvé jusqu’ici pour répondre aux grands questionnements de leur condition… humaine ?
« Les morts ont le droit d’être vus, de ne pas partir dans le silence ».
Samia HurstCeux qui sont morts ne sont jamais partis.
Ils sont dans l’ombre qui s’éclaire
Et dans l’ombre qui s’épaissit,
Les morts ne sont pas sous la terre :
Ils sont dans l’arbre qui frémit,
Ils sont dans le bois qui gémit,
Ils sont dans l’eau qui coule,
Ils sont dans l’eau qui dort,
Ils sont dans la cave, ils sont dans la foule :
Les morts ne sont pas morts.Extrait de « Souffles » de Birago
1. CQFD, La Première RTBF, 24 février 2021
2. Interview sur Notélé, le 2 avril 2021
3. www.vivresondeuil.be Tél. : 0477/96 10 37
4. Les morts, grands oubliés du Covid
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