Le look qui te « marque » (Mars-Avril 2021)
Paul Blanjean, Contrastes Mars-Avril 2021, p15–17
Toute société définit des règles et des normes. Elles doivent permettre le « vivre ensemble ». Cela induit des comportements « habituels » ou « normaux » dans une série de situations sociales, y compris dans le quotidien.
Mais, si certaines règles semblent incontournables, voire universelles, d’autres sont des constructions sociales qui peuvent aussi traduire les rapports de domination.
Parmi ces règles, les codes vestimentaires ont une place non négligeable.
Comme le souligne Caroline Guibet Lafaye1, la domination joue un rôle essentiel dans l’explication des rapports sociaux, au même titre que de nombreux sociologues ou autres observateurs de la vie sociale. La domination a été pensée, explique-t- elle, sous la modalité de la contrainte qui passe souvent par la capacité d’imposer des pratiques sociales au travers, entre autres, du contrôle des codes culturels.
La domination économique et sociale passe aujourd’hui aussi par la dégradation des statuts (ubérisation, …) des conditions de travail et de rémunérations sans oublier le caractère genré de ce phénomène2. Elle est possible tant que persiste la croyance de la légitimité d’une telle stratification sociale. Les luttes sociales ont bien sûr questionné cette logique et elles continuent de la combattre.
Mais, au-delà des dominations économiques, des codes s’imposent aussi aux individus dans le quotidien et définissent les appartenances et les exclusions. Les codes vestimentaires en sont une illustration marquante.
Dis-moi comment tu t’habilles, je te dirai qui tu es
Pour Emile Durkheim3 et une série d’autres auteurs, les normes sociales sont celles qui assument le lien social. Elles sont censées traduire les valeurs partagées mais définissent aussi, en conséquence, les contraintes, voire les différentes formes de pressions sociales à l’encontre de celles et ceux qui s’en écartent.
Mais au-delà des normes générales et de leurs traductions, les différents groupes sociaux peuvent aussi disposer de valeurs spécifiques et de codes qui identifient une communauté. Cette identification peut aussi jouer un rôle de contestation du système des « normes dominantes ». Il peut s’agir d’une simple opposition des codes d’une tenue vestimentaire spécifique ou être le signe d’une opposition plus globale et la preuve de l’appartenance à un « autre groupe », quitte à être considéré comme marginal.
Les hippies, dans les années 60 ou les punks, à la fin des 70’s, vont non seulement développer un mode de vie mais aussi des traits vestimentaires et capillaires communs.
Les hippies ne vont pas seulement se caractériser par les refus de l’autorité, de la société de consommation et de la guerre du Viêt-Nam ou pour la liberté sexuelle, ils vont aussi développer des signes d’appartenance avec des cheveux longs et des tenues fleuries. Avec les punks, les cheveux se raccourcissent radicalement et deviennent des crêtes souvent colorées sur des crânes semi-rasés tout en développant des concepts égalitaristes et anarchistes, mais aussi nihilistes. C’est l’époque du « No Future ». Outre les modes et les idées, c’est aussi toute une culture, musicale entre autres, qui se développe même si les marques vont récupérer le mouvement en ne gardant que l’aspect extérieur.
Les Skinheads ou les néonazis développent aussi, parallèlement à leur idéologie et aux actions qui en découlent, des signes communs dont les croix gammées et celtiques. Leurs signes distinctifs ne sont pas sans rappeler ceux de leurs modèles des années 30 qui, eux aussi, avec leurs chemises noires ou brunes portaient des signes communs de ralliement. A gauche aussi, on trouve des signes distinctifs. Outre les vestes vertes et rouges des manifestations syndicales, d’autres sont symboles d’affirmation de soutien à une cause, par exemple le keffieh4 comme celui que portait Yasser Arafat en soutien au peuple palestinien.
Les convictions philosophiques et les croyances religieuses vont aussi influencer le look de manière discrète ou non. Le triangle rouge est devenu le symbole de la résistance à l’extrême droite. En Israël et auprès de familles juives de la diaspora, le port de la kippa5 est important. Le voile porté par les femmes issues de pays musulmans – dont l’Afrique du Nord – a fait couler beaucoup d’encre et de salive. Il est présenté par ses détracteurs comme un signe de soumission à l’Islam et aux hommes. Or, il existe, dans certains mouvements sociaux, des participantes parfois très combatives qui le portent.
Tout le monde connaît pourtant l’expression : « L’habit ne fait pas le moine »… Le regard porté sur les autres dont leur « look » et signes d’identification peut, en conséquence, valoriser ou, au contraire, stigmatiser les personnes porteuses de codes vestimentaires qui s’écartent de la « norme ». Il peut aussi traduire la vision du monde de celles et ceux qui portent ces jugements.
La volonté de se singulariser, si elle varie avec les époques comme dans les exemples repris ci-dessus, peut aussi mettre en évidence les différences entre les générations ou encore entre les classes sociales. Les plus riches vont le faire par la possession de signes extérieurs de richesse : maisons, voitures, bijoux… Les plus pauvres ne se démarquent pas par choix mais par nécessité économique et subissent de cette manière une stigmatisation doublée d’une exclusion sociale.
Depuis des années, on connaît aussi « la dictature des marques » dans les milieux scolaires où l’inclusion à certains groupes n’est possible que si l’on porte des vêtements et accessoires de marques. Face à ce culte du look, certaines écoles ont voulu revenir au port de l’uniforme. Comme si être habillé.e.s de la même manière gommait les différences sociales et culturelles. Au nom de la cohésion sociale, du sentiment d’appartenance et d’une lutte contre la dictature des marques. Cette tendance est révélatrice d’un retour à des « valeurs traditionnelles », mais nullement une ouverture réelle vers plus d’égalité. Cacher les différences ou imposer un code vestimentaire ne résout en rien les inégalités.
L’uniforme peut cependant revêtir d’autres significations. Il peut être tout simplement le signe d’appartenance à un même corps de métier qui souvent intervient dans la « sécurisation » de la société, comme celui des pompiers, des policiers ou du personnel soignant des hôpitaux.
Outre les habits officiels liés à des rôles sociaux ou des professions, les tenues communes peuvent aussi être liées au folklore. On peut penser aux « tenues officielles » de carnaval des Gilles de Binche ou des « Blancs Moussis » de Stavelot. Ces moments festifs comportent des dimensions culturelles mais aussi sociales comme celle de l’appartenance à une communauté précise avec ses codes spécifiques et ses rites particuliers.
L’appartenance, c’est aussi se sentir habitant du même village, porter les mêmes couleurs d’un club de foot ou les T-Shirts d’un groupe de rock. Mais se reconnaître comme membre de cette communauté ne signifie nullement que ses membres sont ignorants des rapports sociaux. Les mêmes personnes peuvent aussi, par exemple, être militantes au sein d’un mouvement pour le climat ou d’une des organisations syndicales. Ces dernières ont aussi des codes, des couleurs et des modes de ralliement qui font sens pour leurs militants. Les réalités ne sont pas monolithiques et linéaires.
Et l’éthique ?
Quels que soient les publics, jeunes ou adultes, cette appartenance au groupe symbolisée par des vêtements ou tout autre « objet de ralliement » peut aussi largement profiter à des sociétés qui les commercialisent et dont l’éthique est souvent une préoccupation secondaire, y compris pour une majeure partie des entreprises qui « s’auto-labellisent » citoyennes ou respectueuses de l’environnement sans aucune certification extérieure et indépendante. Il suffit de penser aux conditions de travail et de rémunérations des femmes, des hommes mais aussi des enfants qui, le plus souvent dans les pays du Sud, produisent ces vêtements ou autres objets qui sont vendus à celles et ceux qui veulent avoir une appartenance, une reconnaissance de leurs pairs ou simplement succombent aux publicités pour ces produits. L’effondrement du Rana Plaza6 est là pour nous le rappeler.
Il faut regarder de façon critique ce sentiment d’appartenance. Bien sûr, se sentir reconnu comme membre d’une communauté est un élément essentiel de socialisation. Mais il peut occulter non seulement des différences sociales, mais aussi des modes de fonctionnement d’un groupe, d’une communauté, voire d’un pays, qui accentuent les mécanismes d’oppression et d’exclusion.
Aujourd’hui, en période de pandémie, les contraintes sont nombreuses et pour beaucoup de personnes, le souhait de briser le carcan du confinement et de retrouver les membres de sa communauté avec lesquels on partage les mêmes centres d’intérêt. Les « débordements » de fin mars, début avril avec d’importants rassemblements festifs dans les parcs n’est pas dû au hasard et traduit, même s’il représente un danger sanitaire avec des risques de durcissement futur, le besoin de proximité avec des semblables.
Du mimétisme à l’égalité
Si le sentiment d’appartenance peut apparaitre comme essentiel, il peut aussi masquer des inégalités fondamentales. Le système économique ne produit pas que des biens et des services. Il produit aussi de profondes inégalités qui rendent difficile l’accès à des biens pour une partie de la population. Cependant, les identités aujourd’hui ne sont pas liées exclusivement à la classe sociale et aux luttes inhérentes aux conflits d’intérêts entre les classes.
La réalité est complexe et plurielle et le brouillage culturel important. Si la lutte pour l’égalité est essentielle, elle ne signifie nullement qu’elle doit être uniformisante. La cohabitation de codes différenciés fait partie de l’indispensable interculturalité qui permet des expressions différenciées liées aux générations et aux cultures. Cette cohabitation doit sortir des schémas qui hiérarchisent ces expressions pour être un des piliers du modèle démocratique.
1.Voir, entre autres, Caroline Guibet Lafaye : « Domination sociale, violence et idéologie du management », ULg, décembre 2014.
2. Il est utile de rappeler que, dans notre pays comme dans les autres, l’accès à des emplois disposant d’un « bon salaire » connait encore de nombreuses discriminations à l’encontre des femmes et que les secteurs professionnels « à bas salaires », quelles que soient les qualifications, disposent d’une main-d’œuvre majoritairement féminine.
3.Emile Durkheim est un sociologue français (1858– 1917) qui est considéré comme étant un des « pères de la sociologie moderne ».
4.Coiffe traditionnelle portée principalement dans des pays du Golfe Persique et en Palestine.
5.Présente dans la tradition juive depuis le Moyen Âge, la kippa est censée déli vrer le message « qu’il y a plus grand au-dessus de nous ». Celles à l’aspect austère sont souvent portées par les juifs ultra-orthodoxes.
6.Le 24/03/2013 s’effondrait à Dacca, capitale du Bangladesh, le Rana Plaza, bâtiment qui abritait des travailleuses et travailleurs du textile produisant pour des marques comme Mango et Benetton, entre autres. On dénombrera 1.138 morts.
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