Le groupe, essentiel pour ne pas seulement être soi (Mars-Avril 2021)
Guillaume Lohest, Contrastes Mars-Avril 2021, p 18–20
Les statuts du mouvement des Équipes Populaires commencent par cette affirmation : « L’essentiel, c’est le groupe ! ». Ce n’est pas anodin. Cela signifie que nous reconnaissons cette entité comme la source de nos actions, que c’est au niveau du groupe que se noue le cœur de l’éducation permanente : de la parole commune, de l’esprit critique, de l’action collective.
Qu’a donc le groupe de si essentiel ? Que pouvons-nous dire à son sujet ?
D’abord, que le groupe a plutôt mauvaise presse. Il a son côté sombre. Ce n’est pas pour rien que beaucoup s’en méfient. Comme le signale Philippe Geluck avec humour, « Un groupe de loups, c’est une horde. Un groupe de vaches, c’est un troupeau. Un groupe d’hommes, c’est souvent une bande de cons ».
Dérapages de groupes
Ce qu’on appelle « l’effet de groupe » est cette tendance à suivre aveuglément des comportements dont nous savons pourtant qu’ils sont répréhensibles. Sur le plan des idées, on peut aussi critiquer le conformisme qu’induit l’appartenance à un groupe. Gustave Le Bon écrivait, au début du vingtième siècle : « La plupart des hommes sont incapables de se former une opinion personnelle mais le groupe social auquel ils appartiennent leur en fournit de toutes faites ». Enfin, toujours grinçant, Winston Churchill critiquait l’indécision qui peut régner au sein des réunions de quelques individus. Il définissait même le mot « comité » en le qualifiant de « groupe de personnes incapables de faire quoi que ce soit par elles-mêmes qui décident collectivement que rien ne peut être fait ! ».
Ces importantes réserves sont de mise. Impossible d’idéaliser le concept de groupe ou de nier les dérives qu’il peut engendrer. Pourtant, à bien y réfléchir, il en va de même pour d’autres choses qu’on qualifierait plutôt comme essentielles dans les dynamiques humaines : l’amour, l’amitié ou la famille – qui est une sorte de petit groupe d’ailleurs – peuvent eux aussi receler des horreurs alors qu’ils sont communément considérés comme des terreaux indispensables pour le développement des personnes.
Essentiel pour apprendre
Malgré ces dangers, le petit groupe demeure une structure fondamentale de l’apprentissage de la vie en société. Pas étonnant qu’en pédagogie, le travail en groupe soit fortement plébiscité. Une citation anonyme, glanée sur Internet, propose un joli raccourci : « Voler l’idée d’un autre, c’est du plagiat. Voler les idées d’un groupe, c’est de la recherche ». Selon le pédagogue Philippe Meirieu, le travail en groupes permet de travailler simultanément plusieurs objectifs essentiels. La socialisation, évidemment : « Il s’agit d’apprendre à organiser un travail en commun, de planifier les étapes de celui-ci, de trouver à chacun une place lui permettant de s’intégrer dans le groupe, de faire preuve de compétences dont il dispose mais qui ne sont pas encore reconnues, de se dégager d’une image négative que les autres ont de lui. Il peut s’agir également de construire un réseau de communication entre des personnes qui ne se connaissent pas ou bien de travailler sur la nécessité de la Loi pour parvenir à des relations sociales où les individus ne se détruisent pas les uns les autres1 ». Le travail en groupes permet aussi aux personnes de s’apprendre les uns aux autres, ce qui bénéficie autant à celui qui se place en position d’enseignant qu’à celui qui est « enseigné ». Meirieu cite Gaston Bachelard : « Qui est enseigné doit enseigner ». Pourquoi ? « Car, en enseignant, le moniteur est placé en situation de restaurer, par l’interpellation de l’autre, la rationalité de ce qu’il a appris. La question qui devra être posée ici aux élèves qui participent à ce type de travail est donc la suivante : Qu’as-tu appris de l’autre ? Soit qu’il t’a expliqué et que tu n’avais pas compris, soit qu’il t’a contraint à expliquer et que tu as pu ainsi véritablement t’approprier ? » Enfin, un autre objectif fondamental du travail en petits groupes est de « déstabiliser des représentations ou des préjugés. Il s’agit de susciter la contradiction et l’interargumentation afin de permettre à chacun de mettre à l’épreuve ses conceptions et de les argumenter2 ».
Se reposer d’être soi et s’entraider
Ce n’est pas seulement en termes d’éducation ou d’apprentissages que le groupe apporte quelque chose à ceux qui en font partie. Il est aussi essentiel pour répondre à des besoins fondamentaux de l’être humain. Si l’on se réfère à la célèbre pyramide de Maslow, on remarque qu’au moins trois besoins essentiels peuvent être en partie rencontrés grâce à l’appartenance à un groupe : le besoin de sécurité (grâce à un environnement stable et prévisible), le besoin d’appartenance et d’affection, enfin le besoin d’estime, de confiance et de reconnaissance.
Le sociologue Alain Ehrenberg, dans les années 90, a mis en évidence que l’hyperindividualisme conduisait à une « fatigue d’être soi », selon le beau titre de son ouvrage consacré à l’histoire et aux ravages de la dépression dans notre société occidentale. L’appartenance à des groupes est sans aucun doute nécessaire pour se reposer de cette exigence d’être soi, pour l’appuyer sur l’importance de « ne pas seulement être soi ». Il ne s’agit pas, bien sûr, de retourner à une situation où les individus étaient totalement noyés dans une identité de groupe (religion, village, métier, condition de naissance) sans aucune possibilité de tracer un chemin individuel. Mais la balance ne penche- t-elle pas outrageusement vers l’individu aujourd’hui ? Or le groupe n’est-il pas un excellent laboratoire pour construire des articulations viables entre l’individuel et le collectif ?
N’oublions pas, non plus, que nous sommes également des animaux. De toute évidence, l’espèce humaine n’est pas une espèce solitaire. « L’homme est un animal social » disait Aristote. Les êtres humains, comme les grands singes et d’innombrables autres espèces, coopèrent, no- tamment face aux difficultés à traverser. « Le fardeau supporté en groupe est une plume » dit un proverbe maure.
« Partout, écrivent Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, les gens sont spontanément prosociaux, comme l’ont montré des centaines d’expériences menées dans des dizaines de pays, sur tous les continents, et utilisant plusieurs dispositifs expérimentaux. Les êtres humains se comportent de manière beaucoup moins égoïste que certains économistes veulent nous le faire croire3. » Lors de graves catastrophes, des comportements spontanés d’entraide et d’organisation en petits groupes prouvent que, contrairement à ce qu’affirme le dicton, l’Homme n’est pas, ou pas seulement, un loup pour l’Homme. S’entraider, se regrouper est un élan naturel de notre espèce.
Le groupe, une thérapie permanente ?
Quand on s’intéresse aux études de psychologie sociale sur les dynamiques de groupe, on note beaucoup d’apports venant du domaine de la thérapie et de la psychanalyse. Nous n’allons pas nous attarder ici sur ces études, peut-être simple- ment noter que la dimension thérapeutique joue probablement aussi un rôle permanent dans les dynamiques de groupe qui n’ont pas cette vocation première. C’est-à-dire que le groupe peut nous faire du bien, nous changer les idées, nous apporter des moments détendus, inattendus, nous déplacer vers d’autres points de vue, d’autres préoccupations, bref nous sortir un peu de nous-mêmes : nous éduquer donc, au sens étymologique, mais aussi nous soigner, n’ayons pas peur du mot. L’éducation permanente est peut-être, en arrière-plan, une médecine douce, une thérapie de fond dont tout le monde a besoin. Bien que l’héritage socioculturel nous ait habitués à la rapprocher des domaines politique, social, culturel et pédagogique, il n’est pas impossible que l’éducation populaire renferme aussi une dimension « sanitaire », une forme de « care » (soin). En particulier dans ce contexte de pandémie et de confinement. En tout cas, la question mérite d’être posée.
Un levier pour nos pensées et nos actions
Plus largement, les enjeux soulevés par le très vaste champ de recherches sur la dynamique des groupes concernent le rapport entre les individus et les groupes auxquels ils appartiennent. Par exemple, dans quelle mesure nous subissons l’influence de la vie du groupe.
« Ce que pensent, ce que disent, ce que font les membres des groupes auxquels nous appartenons ou auxquels nous nous référons exerce incontestablement une grande influence sur nos propres choix. Est-ce à dire que la vie de groupe correspond forcément à une sorte d’embrigadement plus ou moins forcé ou consenti, et à une dépersonnalisation4 ? »
Si les risques que nous avions mentionnés en début d’article existent, l’effet du groupe sur l’individu est plutôt perçu comme positif, même quand il comporte une part de « dépersonnalisation ». Il apparaît ainsi que « l’adhésion à des normes communes n’a pas que des aspects négatifs. Elle facilite non seulement les rapports avec les autres, car les normes partagées fournissent un cadre de référence commun, mais elle permet aussi d’entreprendre des actions salutaires, impossibles à accomplir seuls, et de construire des rêves de lendemains meilleurs. Et sans cette capacité à imaginer un futur, il est difficile de s’investir dans le présent et d’y exister autrement que par la violence ou dans l’apathie. Enfin, l’intégration dans des groupes et l’appartenance catégorielle participent de la définition de soi qu’élabore l’individu. Dans cette perspective, la dépersonnalisation, qui est certes un des processus qui sous-tend les phénomène de groupe, n’implique rien de négatif. Elle ne correspond pas en effet à une perte d’identité mais à un changement d’optique. En effet, en groupe, notre appartenance se transforme en levier de nos pensées et de nos actions. Et pour chacun de nous, être membre d’un groupe n’est pas secondaire, mais au contraire constitutif de notre identité5 ».
Le laboratoire et le cœur de la démocratie
Dimensions éducatives, culturelles, psychologiques, sociales : le groupe est décidément un espace essentiel où se construisent les personnes. N’oublions pas, non plus, sa dimension politique. Le philosophe Alexis de Tocqueville, dans sa description de la démocratie américaine, a insisté sur l’importance des corps sociaux intermédiaires qui constituent la vie démocratique. Sans eux, disait-il dans une formule imagée, il n’existerait entre le pouvoir et les citoyens qu’un « espace immense et vide ». Les petits groupes, articulés entre eux dans des ensembles plus grands (mouvements, partis, associations, fondations, clubs, syndicats, etc.), constituent un lieu de parole, de décision, de formation des idées et des actions au plus proche de la vie des gens. Cela rejoint ce qu’on appelle le « principe de subsidiarité », autrement dit le fait d’organiser la société au niveau le plus bas possible, pour respecter à la fois la liberté des personnes et la nécessaire mise en commun propre à la vie sociale. Cela peut aussi faire écho à la démocratie des Soviets (des « conseils »), dans la Russie du début du 20e siècle. Bref, le petit groupe est un échelon intermédiaire et palpable (concret, visible) qui profite autant à la société dans son en- semble qu’aux individus. Même s’il comporte, évidemment, des risques de dérives auxquels il faut rester attentifs, le groupe est un laboratoire de démocratie, un garde-fou contre les excès des grands collectifs (foules, État, bureaucraties) et les ravages de l’hyper-individualisme.
1. Philippe Meirieu, « Pourquoi le travail en groupe des élèves ? », sur www.meirieu.com
2. Idem.
3. Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, L’entraide ou l’autre loi de la jungle, Les Liens qui Libèrent, 2017, p. 81.
4. Dominique Oberlé, « Le groupe en psychologie sociale », dans Sciences humaines, n°94, mai 1999.
5. Idem.
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