L’histoire du tourisme : LA CONQUÊTE DU TEMPS (Juin 2021)
L’histoire du tourisme et la manière dont il s’est développé est intimement liée à la conquête du mouvement ouvrier pour améliorer les conditions de vie des travailleurs. En Belgique, 1936 est une date-clé, même si un tourisme d’élite s’était développé dès le 19e siècle grâce à l’essor des moyens de communication.
Le terme Vacances existe depuis le 15e siècle, mais sa signification était à l’époque très restreinte puisqu’il correspondait à la « vacance des tribunaux ». Il fut ensuite utilisé au 17e siècle pour désigner la période de fermeture des collèges, qui coïncidait à la période des moissons. Ce terme désignait donc plutôt une période de l’année spécifique et pas une activité de repos et de loisirs telle qu’on l’entend aujourd’hui.
Les plus nantis n’ont pas attendu l’avènement des congés payés pour s’offrir des vacances. A partir de la fin du 19e siècle, le développement du chemin de fer en Europe élargit leurs possibilités de déplacement. La haute bourgeoisie du commerce et de l’industrie bénéficie du développement touristique du littoral et des Ardennes. « Le thermalisme, une contrainte médicale que les Anglais aménagent en plaisir, est à l’origine des villégiatures mondaines et des installations thermales de Spa et d’Ostende, pour le bonheur d’une clientèle essentiellement aristocratique. »
Il était une fois la mer…
En Belgique, la première brèche dans le privilège réservé à la noblesse de pouvoir bénéficier de loisirs date du début du 20e siècle. En 1905, la loi reconnaissant le repos hebdomadaire (d’une journée !) pour tous, permet aux ouvriers de rejoindre la mer ou la banlieue des villes pour prendre l’air ou rendre visite à leur famille, ouvrant la voie aux excursions d’un jour.
Déjà vers 1850, pour que les moins favorisés puissent « voir la mer », les chemins de fer avaient mis en place les « trains de plaisir », des convois à tarif réduit comprenant un bar et même un dancing ! Ils amenaient pour une journée un flot de voyageurs d’abord à Ostende, puis sur les autres pages grâce au tramway qui parcourt le littoral.
Les professions libérales, les cadres supérieurs et certains employés et ouvriers qualifiés (auxquels les patrons accordaient déjà des congés payés) venaient passer quelques jours à la mer. Les hôtels et les pensions de famille proposent des séjours à des prix relativement modérés.
1936, une date-clé
Mais c’est le 8 juillet 1936 qui est une date-clé dans le l’histoire des loisirs et du tourisme, avec le vote de la loi instaurant la semaine de congés pour tous les salariés belges. C’est la reconnaissance officielle du droit au repos et aux congés pour tous, dans un contexte où les conditions de travail et les longues journées de travail ne permettaient absolument pas de reprendre des forces ni de s’évader pour quelques jours.
Dans la préface du catalogue, Arthur Haulot exprime parfaitement ce que représente cette date pour la classe ouvrière, et l’impact qu’elle a eu sur le développement du tourisme de masse.
« Jusque-là, en dehors des dimanches et jours de fêtes religieuses, nul n’avait droit à un salaire que si celui-ci correspondait à une prestation de travail. Et voici que des centaines de milliers d’hommes et de femmes se voyaient reconnaître une dignité nouvelle, celle accordée seulement aux classes dites supérieures de la société. A partir de la conquête des vacances, la vie de la classe ouvrière ne sera plus jamais la même. (…) Les vacances, c’était la porte ouverte sur la découverte du monde, à la découverte du patrimoine d’histoire et de beauté du monde enfin accessible, accueillant et fraternel.
Bien sûr les choses ont changé depuis 60 ans (texte écrit en 1977, ndlr), pas toujours pour le mieux. Pendant longtemps, le secteur touristique a négligé ce nouveau marché composé d’unités pauvres, disposant de peu de moyens à consacrer aux vacances. Ce fut l’époque où les syndicats et les organisations sociales se sont évertués à mettre sur pied un puissant réseau de centres de vacances, terrains de camping, auberges de jeunesse. Ce fut l’époque de la création du pécule de vacances, indispensable à toute ouverture. Mais un beau jour, le « commercial » s’est avisé que si chaque travailleur en vacances n’avait qu’un très faible pouvoir d’achat, cette faiblesse était largement compensée par le nombre… Le grand virage (du tourisme de masse) fut amorcé. »
Tourisme et politique : un vieux débat
Dans son livre Loisirs et travail du Moyen Age à nos jours, Benigno Caceres soulève déjà l’ambiguïté dans les années ’60 du « tourisme de bienfaisance » dans des pays qui vivaient sous des régimes dictatoriaux.
« L’idéologie politique ne résiste pas au loisir. Tous les ans, des milliers de Français vont en Espagne. La beauté de la Grèce ou de la Costa Brava l’emporte sur la dictature ou le régime des colonels. Pour se justifier, on déclare que le tourisme dans ces pays est une forme d’action ; apporter des francs à des peuples pauvres, parler de liberté à des hôteliers et restaurateurs « opprimés », c’est contribuer à leur évolution. Peu à peu, les vacances dans ces pays prendront la forme d’une croisade idéologique. En récompense bien sûr, du soleil garanti et une possibilité de vivre au bord de mer à bon marché. Il faut bien que les bonnes actions soient récompensées… »
Cette ambiguïté persiste parfois au travers de voyages humanitaires dans les pays du Sud qui, derrière des objectifs louables, cachent parfois des intérêts purement personnels, du voyeurisme, voire du post-colonialisme…
Naissance du tourisme de masse
Après la libération du temps et l’allongement progressif de la durée des congés, il fallait dorénavant libérer de l’espace pour les loisirs et le tourisme. Des espaces verts sont créés ou préservés autour des villes, les quartiers de résidences secondaires se multiplient, l’habitat des zones côtières se densifie, les parcs de loisirs ou zoologiques font le plein de visiteurs, puis de grands complexes touristiques voient le jour. En 1950, le Club Méditerranée est créé, transformant progressivement le tourisme en industrie. C’était initialement un tourisme de masse… mais pour l’élite !
Depuis l’après-guerre, « l’apparition d’un vaste marché des loisirs et du tourisme était inévitable compte tenu d’une part des progrès techniques autorisant la production sur une vaste échelle de biens de loisirs, et d’autre part de l’élévation du niveau de vie qui permettait à un nombre croissant de consommateurs de jouir de ces biens. »
Les vacances conditionnent désormais la manière de vivre de nombreuses familles. Pendant onze mois, on restreint ses dépenses, on fait des heures supplémentaires, on consulte les cartes routières, les guides de camping ou les catalogues touristiques. Au moment des vacances, les usines et les bureaux ferment, les villes se vident. C’est le rush vers le soleil, la mer, le pays d’origine. L’étalement des vacances n’existait pas : les Belges étaient en congé tout le mois de juillet, les Français tout le mois d’août… L’allongement de l’espérance de vie et la retraite à 60 ans permettent à de nombreux « jeunes retraités » de passer les mois d’été au soleil, à la côte belge ou à la Costa Brava.
On le voit, l’histoire du tourisme depuis le début du 20e siècle est intimement liée à l’émancipation de la classe ouvrière et aux progrès techniques qui l’ont accompagnée ces cent dernières années. Il y a 25 ans, Arthur Haulot terminait la préface du catalogue de l’exposition Vive les vacances par ces mots : « Les vacances sont aujourd’hui partie intégrante de la vie des masses, et nul ne songerait à les remettre en cause. Il importe pourtant de rester vigilants, si l’on ne veut pas que cette voie royale d’accès à la culture, à la connaissance au sens large de la vie ne se résume qu’à une caricature d’où toute noblesse sera exclue, au profit du seul souci de l’argent et du sens des affaires ». L’opium du peuple, en quelque sorte…
En train, en voiture ou en avion…
La mobilité a joué un grand rôle dans le boom du secteur touristique. Après le développement du chemin de fer au 19e siècle, c’est la démocratisation de la voiture dans les années ’50 qui a donné au tourisme un grand coup d’accélérateur. Certains d’entre nous se souviennent des départs en vacances à la mer ou en Ardennes avec toute la famille, entassés dans des petites voitures, emportant avec soi le matériel de camping, les jeux de plage, les vélos… Et depuis une trentaine d’années, c’est l’avion qui a joué ce rôle d’accélérateur.
- Catalogue de l’exposition « Vive les vacances, des premiers voyages d’agrément au tourisme pour tous » organisée par la Province de Liège au Musée de la Vie wallonne en 1997, Coll. Carhop.
- Loisirs et travail du Moyen Age à nos jours, Benigno Cacarès, Ed. du Seuil, 1973
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