LE TOURISME PRÊT À REDÉCOLLER ? (Juin 2021)
Un dauphin aperçu dans les eaux de Venise redevenues limpides. Le témoignage d’une certaine Malika sur Facebook, annonçant qu’elle perd son emploi dans une agence de voyage. La saga du passeport sanitaire européen. Voyez-vous un point commun entre ces trois « événements » ? Non, il y en a deux ! Le Covid, évidemment… mais aussi le tourisme international : un immense moteur économique qui pesait 10 % du PIB mondial et représentait près de 15 % des emplois en 2019.
Que la pandémie soit une opportunité pour une minorité d’entreprises, nul ne le contestera. Néanmoins, pour la grande majorité d’entre elles, le Covid est une catastrophe. Le secteur touristique fait partie des plus grandes victimes. Rien qu’en 2020, on parle de 1.300 milliards de dollars perdus pour le secteur, le nombre de voyages internationaux ayant chuté de… 74 % ! Ce chiffre colossal se décline évidemment en mille et une réalités dans le monde entier : pertes d’emplois et chute de revenus pour des millions de travailleurs dont l’activité dépend directement ou indirectement du tourisme. L’OMT (Organisation mondiale du tourisme) estime à 120 millions le nombres d’emplois menacés. Nul doute que « 2020 aura été la pire année de l’histoire du tourisme avec 1 milliard d’arrivées internationales en moins » par rapport à 2019. S’il y a bien une chose qui est certaine, c’est que le Covid-19 n’est pas un complot organisé par le lobby du tourisme…
Et pourtant. Remontons à peine deux ans en arrière, au moment de la publication du baromètre OMT pour l’année 2019. « Dans le contexte actuel, incertain et changeant, le tourisme reste un secteur économique sur lequel on peut s’appuyer » affirmait alors le secrétaire général de l’organisation, Zurab Pololikashvili. Les chiffres parlaient d’eux-mêmes : 2019 était alors la dixième année consécutive d’augmentation du tourisme mondial, avec 1,5 milliard d’arrivées internationales et 4 % de croissance sur l’année, après des années record en 2017 (+7%) et 2018 (+6%). Ces chiffres laissaient présager que l’économie du voyage tournait bien, et représentait une valeur sûre !
Les pays les plus visités…
Depuis de nombreuses années, le top 3 des pays les plus visités au monde est inchangé. La France, l’Espagne et les USA se partagent le podium, avec parfois certaines inversions de places.
Top 10 en 2019 :
1. France – 82,6 millions de touristes
2. Espagne – 82 millions de touristes
3. États-Unis – 75,6 millions de touristes
4. Chine – 59,3 millions de touristes
5. Italie – 52,4 millions de touristes
6. Royaume-Uni – 35,8 millions de touristes
7. Allemagne – 35,6 millions de touristes
8. Thaïlande – 32,6 millions de touristes
9. Turquie – 30 millions de touristes
10. Russie – 28,4 millions de touristes
Cette soudaine mise à l’arrêt du tourisme international est une leçon d’humilité pour l’arrogance des discours des économistes, considérés depuis des décennies comme les prophètes de l’évolution du monde. Le Covid est un premier avertissement sévère : le réel ne se plie pas à des modèles de croissance. Il est particulièrement cocasse de relire les mots d’introduction au baromètre 2019 de l’OMT cité plus haut, qui affirmait : « Cette croissance confirme le rôle moteur du tourisme et sa résilience en tant que secteur économique, eu égard en particulier aux incertitudes actuelles. » Résilience, vraiment ? Ce mot ne peut que mentir quand il est utilisé pour vendre des tendances de marché.
Un autre tourisme est-il possible ? Un « tourisme d’après » ? Notons que la nécessité de changer ne date évidemment pas du Covid, lequel « n’a fait qu’amplifier une nécessité déjà patente depuis des années. Jusqu’en 2019, les excès de toutes sortes avaient, en partie au moins, été dissimulés par une croissance ininterrompue : saturation de territoires qui, à l’instar des Baléares, estimaient déjà qu’ils devenaient trop dépendants d’une activité touristique dont le rendement décroissait ; lassitude des habitants de nombreux lieux, qui voyaient les touristes bouleverser des parts de plus en plus importantes de leur univers quotidien ; saturation, enfin, de la planète, menacée par le réchauffement climatique et l’emprise croissante des hommes sur des écosystèmes fragiles . »
Le Covid, avec les prises de conscience qui l’ont accompagné, pourra-t-il enfin modifier l’approche des acteurs du tourisme ? Après un tel électrochoc, que peut-on espérer ? Envisage-t-on un revirement, un changement de paradigme ? Les consommateurs-touristes ont-ils changé leur fusil d’épaule ? Sont-ils prêts à voyager autrement ?
Peut-être sentez-vous poindre un peu d’ironie dans ces questions. C’est qu’en effet, l’été 2021 ne semble pas être celui de la remise en question de nos façons de voyager. La seule question qui a occupé le débat public – mais aussi les discussions entre amis et entre collègues à ce sujet – est : « quand va-t-on à nouveau pouvoir partir ? » (sous-entendu : comme avant). Il est question de « reprise » du tourisme, et les sondages économiques s’interrogent sur le moment où l’on retrouvera les « niveaux de 2019 » (sic). Cela ne laisse guère présager d’un « monde d’après » dans lequel le tourisme aurait profondément changé de nature…
Qui faut-il blâmer ? Un réflexe militant pourrait nous pousser à dénoncer les pratiques de l’industrie touristique, comme si le problème ne touchait pas aussi chacun.e de celles et ceux qui ont les moyens de voyager aujourd’hui, c’est-à-dire environ 60 % des citoyens de pays occidentaux . Selon Saskia Cousin, une sociologue et anthropologue du tourisme, il y a un décalage entre l’imaginaire du tourisme international (avion, plages, piscine) et les motivations profondes des gens : « L’important c’est de se poser la question des récits et des valeurs associées au voyage en sortant de l’imaginaire de l’avion. Car dans la réalité des pratiques, la plupart des gens voyagent autrement que ce que nous montrent ces images. La majorité des gens cherchent d’abord à se retrouver en famille, entre amis, pour se reposer. Le désir de vacances près de chez soi, doit être respecté en soi, d’autant plus que ce sont ces personnes qui font vivre les territoires ».
Comme dans d’autres domaines – pensons par exemple à l’alimentation –, le développement d’alternatives est primordial pour aider à quitter cet imaginaire touristique dominant. Mais il n’est pas suffisant et risque de n’être qu’une « tendance » minoritaire seulement connue de quelques touristes vertueux ou branchés. « Il faut bien sûr continuer à travailler sur l’offre, en produisant des offres durables, écologiquement responsables, des innovations pour gérer les flux de touristes… Mais quid de la demande ? Comment soutient-on les partants, mais aussi les non-partants ? » s’interroge Bertrand Réau, co-auteur avec Saskia Cousin d’une Sociologie du tourisme . Selon lui, il est nécessaire de travailler à une véritable « politique du temps libre ». Cela implique de considérer que le « temps libre prolongé, notamment des congés et des vacances, est un temps de production de liens sociaux, d’apprentissage, de socialisation et pas seulement un temps vacant laissé aux inégalités des uns et des autres et au libre cours, sans avoir le moindre enjeu politique. »
L’aspiration au voyage est irrésistible. Le besoin de sortir du quotidien est indispensable. Comment tenir compte et prendre soin de ces réalités fondamentales tout en diminuant drastiquement le tourisme international ? Comment diminuer drastiquement le tourisme international tout en prenant soin de la qualité de vie des personnes dont le revenu en dépend à l’heure actuelle ? Ce nœud entre imaginaire (du voyage), besoins (de temps libéré), contraintes (du réel et des limites environnementales) et marché (touristique) ne pourra pas être démêlé à l’emporte-pièce, ni par les refrains de la « reprise », ni par les publicités des agences de voyage, ni par quelques slogans militants. Il faudra, encore et toujours, après les vacances, faire de la politique – au sens noble du terme.
- « Le tourisme mondial consolide sa croissance en 2019 », OMT, https://www.unwto.org, janvier 2020
- Rémy Knafou, « Après le Covid, le tourisme repartira. Il importe que ce rebond ne se fasse pas sur des bases identiques », Tribune dans Le Monde, 7 mai 2021.
- Données pour la France : 40 % des gens ne partent jamais.
- Saskia Cousin (Sociologue) : « Ce n’est pas parce qu’il y a moins de tourisme international qu’il y aura moins de voyage », propos recueillis par Romain Pommier, TourMag, le 17 novembre 2020.
- Bertrand Réau : « Quels enjeux pour le tourisme et les loisirs en temps de crise ? », Entretien avec Bertrand Réau, professeur du CNAM, titulaire de la Chaire « Tourisme voyage et loisirs », propos recueillis par Anaïs Borios, TourMag, le Jeudi 17 décembre 2020.
- Saskia Cousin et Bertrand Réau, Sociologie du tourisme, La Découverte, 2016.
_
–
–