Pays du sud : LE TOURISME AU SERVICE DU DÉVELOPPEMENT ? (Juin 2021)
Paul Blanjean, Contrastes juin 2021, p7 à 9
A la vitrine des agences de voyage ou sur internet, nous pouvons découvrir des images idylliques de cryptes, de plages, de montagnes… qui nous invitent à embarquer vers des destinations qualifiées d’exotiques ou de paradisiaques par les tour-opérateurs et autres professionnels du tourisme. Mais est-ce vraiment le paradis ?
Un impact économique important
Au moment où nous écrivons ces lignes, nous ne disposons pas encore d’informations solides sur les conséquences économiques et sociales du Covid sur le tourisme dans les « pays du Sud ». Le présent article se base, en conséquence, essentiellement sur la situation de « l’avant-covid ». Nous l’évoquerons malgré tout avec une situation précise et nous pensons qu’il est vraisemblable que les questions que nous pouvions déjà avoir avant la pandémie restent pertinentes pour les prochaines années.
Sébastien Condès[1], consultant au Bureau d’Etudes du Tourisme indique que la part du tourisme dans le PIB n’a cessé d’augmenter au point qu’il soit devenu, pour 46 des 49 pays dits « les moins avancés » la source principale de revenus. Mais, comme évoqué dans un autre article de cette revue[2], se pose la question des retombées en faveur des populations comme se pose également celle de la protection des ressources naturelles et de l’environnement.
A la première question, il faut sans doute répondre que le tourisme de masse qui est développé dans ces pays bénéficie avant tout aux sociétés multinationales américaines ou européennes qui installent à travers la planète des hôtels ou autres infrastructures de loisirs.
Si une partie de la population locale a l’occasion d’y travailler, c’est trop souvent avec des conditions de travail et de rémunérations beaucoup trop faibles.
Pour lutter contre cela, des travailleurs s’organisent. Mais cela se fait difficilement. Outre les difficultés générales du pays et éventuellement de son régime politique, on notera que les syndicats sont souvent « malvenus ». Mais, nous pouvons aussi noter ici ou là des avancées. A Cusco, l’ancienne capitale de l’empire Inca, au Pérou, la « Confederacion de Trabajadores de Peru »[3] a obtenu à l’automne 2019, une augmentation de 40 soles[4], à l’hôtel Palacio, un des plus luxueux de la ville, où une chambre vous coûtera l’équivalent de 250 à 400€ pour une nuit[5].
Pour un autre pays du continent américain vivant largement du tourisme, Cuba, la crise du coronavirus a dégradé fortement la situation. Déjà victime du blocus économique des Etats-Unis mis en place en 1962, suite à la révolution, Cuba a souffert de la pandémie mondiale. Comme le souligne Victor Manuel Lemagne Sanchez[6], la propagation du Covid et les restrictions de voyages prises par de nombreux pays ont provoqué la fermeture de 350 hôtels et 70% de la main-d’œuvre a dû trouver un emploi dans d’autres secteurs[7]. Heureusement, le système de protection sociale cubain leur a permis de conserver leur salaire durant la période de transition. Mais, dans de nombreux autres pays du Sud, l’absence de touristes n’a vu aucune compensation pour les travailleuses et travailleurs du secteur, d’autant qu’une part non négligeable d’entre eux sont occupés dans le « secteur informel »[8]. Le tourisme constitue un secteur essentiel de l’économie dans de nombreux pays (parfois la première source de devises). Mais les travailleuses et travailleurs du secteur touristique sont très souvent en situation d’exploitation totale en étant sous-payé.e.s et disposant de peu de protection sociale et juridique.
Quelle richesse et pour qui ?
Même les pays qui ne sont pas dans le « top 10 » peuvent recueillir, grâce au tourisme, des devises qui contribuent au développement du pays. Mais, dans les pays en développement, une bonne partie de l’offre touristique provient de grands groupes multinationaux qui s’accaparent une partie importante des bénéfices. Très souvent, les salaires des personnes employées dans le secteur sont très bas. On pourra objecter que les touristes vont aussi dépenser de l’argent auprès de petits artisans, de producteurs… et qu’il y a, en conséquence, des retombées positives pour la population. Même quand ce type de situation se présente, cela reste bien trop faible pour constituer un véritable levier de développement pour l’ensemble du pays concerné qui souvent croule sous le remboursement injuste de la dette et se voit contraint de pratiquer des restrictions dans les domaines sociaux.
Les touristes peuvent rechercher le soleil et le repos, vouloir s’allonger sur une plage face au bleu de la mer ou de l’océan mais aussi avoir d’autres motivations. Cela peut être lié à un intérêt culturel ou historique ou encore au souhait de pratiquer un sport (plongée, alpinisme…). La religion et le désir d’un pèlerinage peuvent aussi amener à voyager. Mais il y a aussi, malheureusement, des motifs bien moins nobles qui apportent des devises au pays… C’est notamment le cas du tourisme sexuel, tout spécialement en Thaïlande. On estime que 20% des touristes qui débarquent dans ce pays le font afin d’avoir des relations tarifées avec des femmes ou des hommes mais aussi des enfants[9]. Les observateurs et acteurs sociaux indiquent qu’au moins 50.000 à 80.000 enfants de moins de 15 ans sont exploités de cette façon. Bon nombre d’entre eux entrent dans ces circuits car ils proviennent de la campagne pauvre ou sont des enfants de la rue.
Risques de dégâts sociaux et environnementaux
Si l’ouverture touristique des pays « du Sud » offre des opportunités économiques, elle présente aussi d’autres risques que ceux que nous avons déjà évoqués. Si la nature (mer, forêts…) attire les touristes aujourd’hui, les risques de dégradation, voire de destruction de ressources naturelles conduirait à un désintérêt pour ces directions et priverait en conséquence les pays concernés de ressources indispensables. Les chocs culturels sont parfois importants et si dans les formes de tourisme alternatif les cultures et traditions sont respectées, c’est beaucoup moins vrai dans le tourisme de masse où les traditions occidentales restent centrales avec une demande, au minimum implicite aux travailleurs locaux, d’entrer dans le moule d’une culture qui se prétend universelle et qui pourtant fonctionne avec des codes occidentaux. Les pseudo-visites culturelles en direction d’îles ou de villages où les touristes vont encore parfois à la rencontre de « survivants d’une culture » dans la lignée des infâmes « zoos humains » de l’époque coloniale.
L’afflux (trop) important de touristes met en danger la survie de certains sites. Tout le monde a déjà entendu parler de ce phénomène pour Venise. La cité des Doges a réagi au danger en mettant en place un système de tickets et une limitation de la fréquentation de la ville. Mais, la plupart des sites qui sont en danger aujourd’hui sont des sites que l’on trouve dans les pays du Sud. La journaliste québécoise Caroline Rodgers rappelait cela dans un article[10] en citant l’Ile de Pâques, les Galápagos ou encore le Kilimandjaro en Tasmanie, l’Everest croulant sous les déchets, le site inca du Machu Picchu, les tombeaux de la vallée des rois en Egypte, le site archéologique de Pétra en Jordanie ou encore les temples anciens d’Angkor au Cambodge.
Pour prévenir les dégâts ou les dérives, les pouvoirs politiques locaux et nationaux doivent pouvoir jouer leur rôle et protéger leur population et leurs richesses naturelles en ne lorgnant pas exclusivement vers les opportunités financières ponctuelles mais en ayant un regard qui permet de construire sur le plus long terme, en émettant des règles et en contrôlant, en assurant des régulations.
Sortir de la logique marchande
Que le tourisme procure de l’emploi chez nous comme dans le Sud est sans doute une bonne chose. Qu’il génère un impact économique pour les populations et les Etats l’est certainement aussi. Mais, les risques d’acculturation ou de pillage sont bien réels également. Le tourisme ne peut être au service du développement que s’il est pensé dans la durée, non seulement parce qu’il propose des services de qualité aux touristes, mais aussi parce qu’il préserve la population et les richesses naturelles ou archéologiques. La logique commerciale qui voit le profit rapide et qui le répartit mal ne doit plus être centrale si l’on veut à la fois plus d’équité et une meilleure protection de la nature. Les pouvoirs publics, mais aussi les acteurs sociaux et les opérateurs alternatifs doivent être capables de tracer les lignes d’un tourisme durable qui profite aux populations locales et soit soucieux des enjeux écologiques.
L’HISTOIRE DE WALEED
Waleed vit à Aqaba, la seule ville jordanienne qui a un accès à la Mer Rouge, très importante pour approvisionner le pays par bateau, et pour développer des activités touristiques.
Le tourisme est de loin la principale ressource du pays, un des seuls du Moyen-Orient à ne pas vivre grâce au pétrole. Avec Pétra, son site archéologique mondialement connu, la Mer Morte, le désert du Wadi Rum ou la plongée sous-marine, le tourisme n’est pas un tourisme de masse mais plutôt culturel ou d’aventure, hors des sentiers battus.
Depuis 2011, ce pays subit tous les aléas des secousses qui entourent les pays voisins. Et à cause de sa dépendance au tourisme, les habitants qui vivent du tourisme trinquent.
Premier choc : celui du déclenchement de la guerre en Syrie, pays voisin. Les touristes qui voyagent au Proche-Orient désertent la zone. Le site de Pétra, qui accueille habituellement plus d’un million de visiteurs, est complètement vide. Seuls déambulent les bédouins (hommes, femmes et enfants du village voisin) qui travaillent tous sur le site (guides touristiques, vente d’objets, transport à cheval ou à dos d’âne…).
Les activités reprennent timidement l’année suivante, mais le deuxième choc arrive en 2014. Daesh prend possession de ses deux voisins (la Syrie et l’Irak). Les touristes restent méfiants : les avions de la Coalition qui bombardent la Syrie sont basés en Jordanie, leur faisant penser -à tort- que le pays est lui aussi à feu et à sang. Le pays est à nouveau déserté par les touristes pour plusieurs années. L’arrivée de millions de réfugiés syriens n’arrange pas la situation économique ; les prix du logement s’envolent, les emplois non qualifiés sont très disputés, les Jordaniens trinquent.
De petit boulot en petit boulot
Waleed a toujours vécu de petits boulots liés à l’activité touristique de sa ville, Aqaba. Aimant les sports d’eau et les bateaux, il a commencé à travailler dans un hôtel en 2010 pour un salaire de misère. Mais quelques mois après, les touristes désertent le pays, l’activité « bateaux » n’est plus rentable. L’hôtel lui demande de passer son brevet de plongée sous-marine (qu’il doit payer lui-même !). Mais en 2014, l’hôtel, en faillite, ferme ses portes. Depuis lors, il survit en faisant taximan ou, quand il a de la chance, donne très occasionnellement un coup de main à des clubs de plongée. Il a aussi été engagé quelques mois pour travailler sur un bateau touristique, mais dès que la saison touristique est finie, il perd son boulot. Toutes ces activités sont saisonnières et ne lui permettent de vivre que 5 mois par an, quand tout va bien.
Pour couronner le tout, le Covid paralyse le pays et toute activité touristique est à l’arrêt. Il n’a pas les moyens de se soigner convenablement ni de prendre soin de sa maman avec qui il habite. Son ex-collègue et ami de toujours loge dans les sous-sols d’un hôtel voisin en construction, faute de revenus suffisants pour louer un appartement. C’est décidé, il n’en peut plus de dépendre du tourisme qui le fait galérer depuis 10 ans. Gardant son optimisme, il est décidé à chercher du boulot dans un autre secteur… mais lequel ?
Monique Van Dieren
[1] Voir Sébastien Condès : « Les incidences du tourisme sur le développement », CAIRN INFO
[2] Voir Paul Blanjean : « Vous avez dit tourisme alternatif » ? dans ce numéro
[3] La CSP est un syndicat péruvien particulièrement actif dans le secteur informel.
[4] 40 soles équivalaient à 24€ au taux de change de 2019 mais représentent moins de 20€ aujourd’hui.
[5] Voir WSM : Dans les coulisses de Cusco, ville patrimoine mondial de l’humanité, 16/11/2019
[6] Secrétaire général du Syndicat national des travailleurs de l’hôtellerie et du tourisme à Cuba
[7] Sources : WSM : Blocus et coronavirus : le secteur touristique cubain en difficultés, 23/10/2020
[8] Le secteur informel rassemble une série hétéroclite d’entités économiques non constituées en sociétés et où les législations sociales (salaires, protection sociale…) ne s’appliquent pas.
[9] Chiffres cités par Lola Favre in « Mineur.e.s en Thaïlande : conséquence d’un tourisme sexuel de masse »
[10] Voir Caroline Rodgers, la Presse, Québec, 23/11/2009
_
_
–
–