Planche à billets, austérité, dette publique, etc. QUEL EST LE BRUIT DE FOND DU DÉBAT ÉCONOMIQUE ? (Août 2021)
Guillaume Lohest, Contrastes Août 2021, p3 à 5
Que disent les économistes « classiques », ceux qu’on entend partout, au sujet de la situation économique dans laquelle nous plonge la pandémie de Covid-19 ? Avant de tendre l’oreille aux propositions originales, audacieuses, solidaires de personnalités proches de nos valeurs, parcourons les grandes lignes du débat public ambiant sur le sujet, en allant puiser à des sources que nous ne fréquentons pas : la presse et les sites axés sur la finance, l’économie, les affaires.
Même en économie, la pandémie semble avoir un peu rebattu les cartes. Alors qu’en 2008, le sauvetage des banques à coups de centaines de milliards d’euros avait immédiatement débouché sur des politiques d’austérité budgétaire, on entend moins ce refrain-là aujourd’hui. Les sommes injectées dans l’économie sont pourtant encore plus importantes qu’alors. Faut-il y voir un tournant dans les dogmes économiques en cours ? Avant de nous prononcer, voici un petit tour d’horizon des discours les plus répandus sur la façon dont nos sociétés paieront le prix – financier – de la pandémie. De quels montants parle-t-on, avant tout ? Pas évident d’y voir clair. Selon les moments et selon les sources, les chiffrent varient. En février, Le Vif estimait déjà à 33,5 milliards d’euros le coût du Covid pour la seule année 2020, fédéral, régions et communes additionnés. Ce montant couvre à la fois les dépenses exceptionnelles des pouvoirs publics (chômage temporaire, soutiens aux indépendants, etc.) et les pertes de recettes.
La planche à billets
Ce soutien massif indéniable des pouvoirs publics à l’économie et aux ménages fait se poser de nombreuses questions, tant aux citoyens qu’aux économistes. Si on peut trouver aujourd’hui des milliards d’euros, pourquoi ne le pouvait-on pas avant ? D’où vient cet argent ? Quel sera le revers de la médaille ? Les États s’endettent-ils ? Devra-t-on rembourser ?
Les centaines de milliards d’euros injectés sous forme d’aides diverses dans les différents pays de l’Union européenne ne viennent en effet pas d’une quelconque réserve d’argent ou d’épargne : cet argent a été « créé », il est emprunté par les États à la banque centrale européenne ou aux banques centrales nationales. C’est ce qu’on appelle, en langage courant, « faire tourner la planche à billets », expression qui remonte au temps où imprimer des billets de banque nécessitait en effet de faire pivoter une planche. Ce n’est plus le cas aujourd’hui mais le mécanisme de fond reste le même. « En période de crise, un État demande de l’aide à la banque centrale pour relancer son économie. Si elle accepte, la banque centrale rachète alors les dettes publiques de l’État demandeur. Elle crée ensuite de la monnaie fiduciaire qu’elle va donner aux banques. Celles-ci pourront par la suite prêter davantage aux ménages et aux entreprises, afin que la consommation reparte plus vite à la hausse. L’objectif ? Une augmentation et/ou maintien des investissements, des salaires, de la consommation et de la croissance1. »
Résultat, la dette publique augmente. En 2020, en Belgique, elle s’élève à près de 115% du PIB alors qu’elle était redescendue à environ 100% en 2019. Pour l’ensemble de l’Union européenne, la dette publique a augmenté d’environ 15% (de 83% à 98% du PIB). La question qui se pose, dans le cadre classique de l’économie de marché, est la suivante : com- ment feront nos économies pour à nouveau inverser la tendance ? Comment les pouvoirs publics résorberont-ils cette dette ?
Une austérité qui se fait discrète
Donc, partout dans le monde, on a fait tourner la planche à billets pour pouvoir maintenir les économies à flot. Comment réagissent les économistes « stars », ceux qu’on invite le plus souvent sur les plateaux TV et qui défendent souvent la discipline budgétaire ? Eh bien, on a l’impression que le ton a un peu changé depuis la décennie précédente. Voyons du côté d’Étienne De Callatay : « Il faudrait d’ores et déjà arrêter le gaspillage des mesures mal ciblées, comme la baisse de la TVA dans l’horeca, qui bénéfice davantage à ceux dont le chiffre d’affaires est plus élevé. Regardez aussi le droit passerelle : Philippe Defeyt a montré qu’il permettait à nombre d’indépendants de gagner nettement plus que ce qu’ils déclaraient par le passé. Ce n’est pas normal. Il faut un soutien très large à l’économie, mais avec des garde-fous. L’austérité doit commencer dès aujourd’hui2 ». On sent que le discours austéritaire est toujours bien là. Il est cependant beaucoup moins marqué et, surtout, on note des insistances sur la solidarité envers les plus petits portefeuilles.
L’inflation et l’impôt
Si ce n’est pas l’austérité, quelle autre piste est envisagée par les experts en économie ? « La première solution consisterait en une forte augmentation de l’inflation, peut-on lire sur le site du Capital.fr. L’Histoire a effectivement montré que, très souvent, une forte inflation permettait de payer la dette de façon quasiment indolore3. » Mais l’inflation, autrement dit le fait que la monnaie perde petit à petit de sa valeur, ne se décrète pas et, par ailleurs, elle peut aussi avoir des conséquences dramatiques sur le pouvoir d’achat des ménages. Une deuxième solution est, évidemment, le levier de l’impôt. Mais, on le devine, pour les tenants du libéralisme économique, cette solution n’a pas la cote. On note néanmoins que certains semblent prêts à s’y résoudre, signe que les dogmes néolibéraux sont probablement fragilisés. Etienne De Callatay pointe plusieurs niches où il est possible d’aller rechercher de l’impôt en Belgique : « Prenez l’exemple emblématique des voitures de société, dont l’impact se chiffre en milliards. Ou les soutiens fiscaux à la recherche, dont l’impact n’a pas encore été prouvé. Ou encore les dispositions fiscales qui favorisent les personnes qui travaillent en société, la non-taxation des plus-values ou le fait que l’immobilier, hors droits d’enregistrement, est moins taxé en Belgique qu’à l’étranger4 ».
Déficit public et dette publique, de quoi parle-t-on ?
Le déficit public et la dette publique sont deux choses bien différentes. Le déficit public mesure un « flux », c’est-à-dire qu’il calcule la différence, sur une année, entre les recettes et les dépenses. Pour avoir un ordre de grandeur, en Belgique par exemple, le déficit public pour 2020 était d’environ 53 milliards d’euros.
La dette publique, par contre, est le résultat de l’accumulation d’emprunts par les pouvoirs publics, il s’agit donc d’un « stock », qui augmente ou diminue d’année en année. La dette publique belge s’élevait à plus de 515 milliards d’eu- ros (environ 115% du PIB).
——————————————
Source : « Dette publique et pandémie de Covid-19 : définitions et statistiques », sur le site « La finance pour tous », www.lafinancepourtous.com, le 5 juillet 2021.
Annuler la dette Covid ?
Troisième solution, plutôt d’inspiration progressiste mais dont les milieux d’affaires se mettent à parler eux aussi : l’annulation de la dette, cheval de bataille de plusieurs associations depuis des décennies. Il s’agit d’un dé- bat technique, beaucoup trop technique pour être approfondi ici en quelques lignes. Notons simplement que le regain d’intérêt pour cette solution ne porte pas sur l’entièreté de la dette publique mais seulement une partie. « La majorité (75 % environ) de la dette des Etats européens est détenue par d’autres Etats, des banques, des compagnies d’assurance ou encore des épargnants. La plupart des économistes s’accordent à dire que refuser de rembourser cette dette-là serait particulièrement risqué. Une telle opération aurait vraisemblablement pour effet de dissuader les prêteurs de se fier aux Etats européens pour longtemps, ce qui ferait grimper en flèche les taux d’intérêt. » Le débat actuel porte donc sur « la fraction restante de la dette, environ un quart, qui est détenue par la Banque centrale européenne (BCE)5. » Pour De Callatay, il est trop tôt pour l’envisager, mais cela pourrait se faire. « Parler d’annulation de la dette aujourd’hui est contreproductif, parce que cela risque de susciter la peur des marchés. Mais en 2037 ou en 2042, il y a de bonnes chances qu’on se dise : le Covid représente 15% de la dette publique de la Belgique et 23% de celle de l’Italie, et on annule cela6. »
La solution magique, source de tous nos tourments
Résumons : l’austérité se fait discrète, l’inflation est risquée, l’annulation d’une partie de la dette n’est pas pour tout de suite… Sur quoi pourraient alors tabler les économistes lambda pour rembourser la dette qui a explosé avec le Covid ? Eh bien, rien de nouveau sous le soleil. Après avoir égrené toutes les solutions peu souhaitables, le site du Capital.fr conclut avec soulagement : « Fort heureusement, il en reste une dernière, à savoir le retour rapide de la croissance forte, notamment au travers de l’in- novation technologique. En effet, n’oublions pas qu’une dette publique élevée n’est pas forcément catastrophique, si et seulement si elle est soutenable, c’est-à-dire qu’elle génère une croissance suffisamment vigoureuse pour payer au moins les échéances de la dette7. »
Il y a certes un peu d’ironie dans cet article, mais aussi un peu d’espoir et une bonne dose de désarroi. Il est facile de se moquer des propositions des économistes mainstream en montrant à quel point ils tournent toujours autour des mêmes refrains. Assez satisfaisant aussi de pouvoir montrer que les solutions jadis présentées comme dangereuses et tabou (annulation de la dette, fiscalité sur les grands patrimoines, voitures de société, etc.) commencent à se frayer un chemin dans le débat public. Mais il demeure très inquiétant de constater à quel point notre organisation socio-économique repose sur un impératif de croissance. Nos systèmes de redistribution et de solidarité eux-mêmes nécessitent encore de la croissance. Une croissance dont nous savons par ailleurs qu’elle est le cœur du problème écologique. Heureusement, il y a d’autres articles, d’autres voix dans ce numéro pour tenter d’apaiser ce tourment.
- « Covid-19 et planche à billets : et si la solution était là ? », BFG Capital, Boursorama.com, 13 mai 2020.
- Christine Scharff, « Qui va payer la facture de la crise sanitaire ? » dans L’Écho, le 30 avril
- Marc Touati, « Qui va payer la dette de la crise du Covid-19 ? », sur Le fr, 21 novembre 2020.
- Christine Scharff, « Qui va payer la facture de la crise sanitaire ? » dans L’Écho, le 30 avril
- Adrien Sénécat et Agathe Dahyot, « Des milliards d’euros, un traité et de la magie : comprendre le débat sur l’annulation de la dette Covid » dans Le Monde, le 4 mars
- Christine Scharff, « Qui va payer la facture de la crise sanitaire ? » dans L’Écho, le 30 avril
- Marc Touati, « Qui va payer la dette de la crise du Covid-19 ? », sur Le fr, 21 novembre 2020
_
_