LA DETTE, UN DANGER POUR NOS ÉCONOMIES ? (Août 2021)
Claudia Benedetto, Contrastes Août 2021, p10 à 13
On entend souvent les personnalités politiques avancer qu’une dette publique trop élevée constituerait un danger sur nos économies. Elles partent du postulat qu’on doit toujours payer ses dettes. Mais ce postulat est-il bien raisonnable ? Selon les économistes atterrés, la dette publique ne met pas en péril l’équilibre de nos économies, elle est au contraire un pari sur l’avenir.
D’après les économistes atterrés, il faut distinguer la dette privée de la dette publique : l’Etat dispose d’un temps infini pour gérer ses dettes. Alors qu’un individu doit rembourser ses dettes avant la fin de sa vie ou de faire faillite. De plus « l’Etat ne peut faire faillite, il peut adapter ses recettes en levant l’impôt par exemple ou recourir au financement monétaire de la banque centrale ».
Pas de danger pour les générations futures
Dans leur Précis d’économie citoyenne sur la dette publique1, les auteurs soulignent qu’aucune étude n’a pu montrer qu’une dette publique trop importante était néfaste pour la croissance. Pour eux, il faut « réhabiliter la dette utile, celle qui est socialement justifiée et supprimer la dette inutile, celle qui résulte par exemple de cadeaux fiscaux injustifiés ». Ils se sont attelés à déconstruire plusieurs mythes autour de la dette publique. Pour eux, celle-ci ne serait pas un fardeau pour les générations futures : « L’endettement public finance des investissements qui bénéficient à tous. Il est nécessaire pour les investissements utiles à la société : routes, chemin de fer, écoles, hôpitaux… » De plus, « aucune entreprise privée ne se risquerait à un investissement aussi coûteux et à la rentabilité monétaire plus qu’hypothétique ». Les auteurs nous rappellent également que la dette n’est jamais réellement remboursée. « L’Etat emprunte pour payer les crédits arrivés à échéance et ainsi de suite. La dette étant sans cesse renouvelée, il n’y aura dans les faits aucune génération qui aura à la rembourser. »
Enfin, ils nous invitent à identifier ce que l’Etat possède. Il faut prendre en compte ses ressources mais aussi son patrimoine. Ce qu’ils trouvent inquiétant, c’est la privatisation du patrimoine français et c’est une tendance que l’on peut observer au niveau international.
« Le déficit public est majoritairement dû au financement d’investissements utiles et non pas comme nous l’entendons trop souvent, à un Etat trop dispendieux ! »
Autre argument que les auteurs défendent : Il ne faut pas se serrer la ceinture en temps de crise. En effet, une augmentation des dépenses publiques entraînerait une augmentation plus importante de l’activité économique car les dépenses d’un acteur économique sont les revenus d’autres acteurs. Les investissements apportent également des recettes : « Si une entreprise par exemple accroit ou modernise ses capacités de production, cette dépense suscitera des revenus pour d’autres acteurs économiques. » Les politiques d’austérité sont un échec. Pour les auteurs, au mieux elles entrainent une stagnation durable, au pire elles aggravent la récession. On a coupé dans les services publics et la crise du Covid-19 nous a mis face aux conséquences concrètes que cela peut avoir sur nos vies : manque de masques, d’appareils respiratoires, de lits… de place. Les transports publics sont aussi touchés par l’austérité : on limite des investissements et l’entretien des réseaux et on assiste à la privatisation des compagnies.
En réalité, la dette publique enrichit les plus riches, selon les économistes atterrés. Quand on pense dette, on pense débiteur la plupart du temps mais les auteurs proposent de penser aux créanciers, à ceux à qui on doit de l’argent.
Ce sont les banques évidemment mais aussi des assurances, des fonds d’investissement. « Ce ne sont pas uniquement les ultra riches qui possèdent des titres de dette mais comme le taux d’épargne s’accroît à mesure que le revenu augmente, les plus aisés sont davantage en position de détenir de la dette publique. »
L’Etat se finance par les prélèvements obligatoires (cotisations sociales, impôts) et par l’emprunt. Selon les auteurs, « les classes sociales aisées souhaitent que l’on réduise les prélèvements obligatoires. Ils préfèrent qu’on finance l’Etat sur des titres de dette sur lesquels ils peuvent percevoir une rémunération. Emprunter aux riches plutôt que les taxer, c’est le choix politique qui est fait ». Ils ajoutent une précision importante : « La dette publique française est majoritairement détenue par des non-résidents ». Selon les auteurs, si un Etat n’est endetté que vis-à-vis de ses résidents alors il ne laisse pas de dettes nettes aux générations futures. « De manière générale, la dette publique est un produit financier recherché. Les titres de dette publique française sont des placements réputés sûrs : nul n’imagine l’Etat français se déclarer en cessation de paiement. »
Qui sont les économistes atterrés ?
Les économistes atterrés se sont fait connaître à l’automne 2010 en publiant un Manifeste d’économistes atterrés, dans lequel ils font une présentation critique de dix postulats qui continuent à inspirer chaque jour les décisions des pouvoirs publics partout en Europe. Leur association, créée en 2011, regroupe des chercheurs, universitaires, experts, citoyens, qui souhaitent vivement voir l’économie se libérer du néolibéralisme. Elle vise à développer la réflexion collective et l’expression publique des économistes qui ne se résignent pas à la domination de l’orthodoxie néolibérale.
Leur action se traduit par des publications (notes, articles, communiqués, livres) et des interventions lors de réunions publiques ou dans les médias qui les sollicitent, afin de proposer des alternatives aux politiques d’austérité préconisées par les gouvernements actuels. Atterrés par la soumission des politiques économiques actuelles aux exigences des marchés financiers, les membres de l’association veulent oeuvrer pour la refondation de l’économie politique. Ils veulent éclairer le débat public sur la nécessité d’une autre politique économique brisant la domination des marchés financiers, favorisant la création d’emplois de qualité, favorisant la cohésion sociale et le plein emploi, répondant aux nécessités issues de la crise écologique.
La dette, un outil de domination ?
La dette est un rapport de pouvoir entre créancier et débiteur. La dette est un moyen d’imposer des politiques néolibérales dans les pays en développement. Les exemples sont légion. Les auteurs donnent l’exemple du FMI qui conditionne toute restructuration de dettes publiques à la mise en place de politiques économiques néolibérales. « L’objectif de ces politiques est d’assainir les économies des pays endettés afin d’assurer leur insertion sur le marché mondial et leur permettre de développer des activités exportatrices générant les devises nécessaires au remboursement de leur dette extérieure. » Dans les faits, ces politiques ont augmenté les inégalités de revenus entre pays et ne les ont pas sortis de la dette. Nombre de pays en développement doivent rembourser des dettes qui n’ont pas bénéficié aux populations locales mais qui ont surtout permis aux autorités de s’enrichir.
« Les pays du monde en développement ne cessent de demander pourquoi les Etats-Unis, lorsqu’ils sont confrontés à une crise économique, se prononcent pour des politiques budgétaires et monétaires expansionnistes alors que quand ils se trouvent, eux, dans la même situation, on exige qu’ils fassent exactement le contraire. »
Les auteurs mettent en exergue un élément important dans leur analyse. Pour eux, les éléments sur lesquels on se base pour déterminer si la dette publique est importante mériteraient d’être affinés. C’est le cas pour le ratio dette publique/ PIB. La dette publique inclut toutes les dettes des différentes administrations (ministères, communes, régions, sécurité sociale…)
Et on la mesure en la rapportant au PIB2 du pays concerné.
Les auteurs pensent que ce ratio pose question. « Il se rapporte à deux variables économiques de nature différente : la dette publique étant un stock que l’on mesure à un moment précis et le PIB est un flux qui couvre une période donnée. »
Ce n’est pas l’indicateur le plus pertinent pour mesurer le poids de la dette publique parce que l’Etat peut « faire rouler » sa dette (même s’il doit quelques fois payer les intérêts) étant donné qu’il a une longévité indéfinie. Cela signifie qu’il peut indéfiniment réemprunter et rembourser, contrairement aux particuliers qui sont tenus par des délais de remboursement.
Le vrai coût de la dette pour l’Etat est donc constitué par les seuls intérêts qu’il doit payer tout au long de la durée de l’emprunt. C’est ce qu’on appelle la charge de la dette. Les auteurs proposent trois indicateurs complémentaires pour mesurer le poids de la dette publique : Charge de la dette publique/PIB Charge de la dette publique/recettes publiques – Passifs des administrations publiques/actifs des administrations publiques.
Ils mettent également en exergue la dépendance des Etats aux marchés financiers et le lien avec le coût de l’endettement des Etats qui augmente « à mesure que le risque perçu par les investisseurs institutionnels et les agences de notation augmente ». Mais pour les auteurs, cette dépendance n’est pas une fatalité : « La crise du Covid-19 a poussé les Etats à soutenir leurs économies confinées et la Banque centrale européenne (BCE) a réagi en poursuivant ses rachats de dette publique sur les marchés financiers ».
Pour les économistes atterrés, il existe des pistes à mettre en application pour que la dette publique bénéficie à tou.te.s. Et le point de départ de toute nouvelle politique économique à mettre en place est selon eux la transition écologique. Tout d’abord, ils proposent que les pays débiteurs négocient avec les créanciers une restructuration de la dette qui peut permettre de l’alléger, de rééchelonner les versements attendus ou de l’annuler. Mais ils vont plus loin ; les créanciers ont aussi une responsabilité envers les endettés. « Un audit de la dette publique est nécessaire pour déterminer si la dette ne doit pas être qualifiée d’illégitime ou d’illégale. Lorsque la dette devient insoutenable pour une économie, il est normal que les créanciers aient à subir une partie des coûts en cas de crise. Il n’y a aucune raison qui justifierait la baisse du niveau de vie de la population dans son ensemble tout en exonérant les créanciers de leurs propres responsabilités. » Ce n’est pas pour autant que les gouvernements ne doivent pas respecter leurs engagements auprès des créanciers expliquent-ils, mais ils doivent le faire aussi auprès de leur population.
Ils proposent également de sortir de la dépendance aux marchés financiers. D’autres circuits de financement des Etats sont envisageables pour les auteurs, comme la mutualisation des emprunts : créer une structure juridique commune qui emprunterait des sommes auprès des marchés financiers. Dans certains cas, la Banque centrale assurerait le financement monétaire. Et on pourrait contraindre « les banques commerciales à détenir un certain plancher de dette publique comme ce fut le cas par le passé. Cela participerait à la renationalisation de la dette publique. » Pour les auteurs,c’est un gage de stabilité. Ils proposent même de développer un secteur bancaire public.
Cependant, ces pistes entrent en conflit avec les traités européens. Les auteurs posent alors deux questions essentielles : « Un gouvernement progressiste qui arriverait au pouvoir peut-il y parvenir ? Ou bien la sortie de l’Union européenne est-elle inévitable ? »
ETALER LA DETTE PUBLIQUE BELGE
Comment expliquer que l’on accepte un tel endettement ? Doit-on s’attendre à des lendemains qui déchanteront ?
L’avis de Patrick Feltesse, conseiller socioéconomique du MOC1.
Les débats sur l’endettement sont relancés parmi les économistes et certains reproches classiques reviennent. Le recours à l’endettement serait un désincitant à une gestion efficiente. Les charges d’intérêt grèvent les ressources disponibles pour les autres dépenses. Certes aujourd’hui, les emprunts d’État à long terme à taux fixes ne coûtent pas d’argent, et cela jusqu’à leur échéance. Mais qu’en sera-t-il pour les nouveaux emprunts dans quelques années ? Selon le Bureau fédéral du Plan, vu les taux d’intérêt extrêmement bas, tout risque d’emballement du taux d’endettement (effet boule de neige) est exclu pour le moment. Toutefois, une dette élevée rend les finances publiques plus sensibles à une éventuelle remontée des taux d’intérêt à plus long terme. Somme toute, il y a une forte probabilité vu la crise que les taux restent bas pendant encore un certain temps. Une fenêtre d’opportunité à ne pas rater.
Cependant, l’endettement est un report sur les générations futures, s’ajoutant à la dette environnementale et aux engagements de pensions à une population retraitée qui sera plus importante. En réalité, le souci n’est pas l’endettement en lui-même, mais celui de ses charges annuelles et du risque de remontée des taux. Et dans ce cas, celui de la capacité de l’État générée par la croissance du PIB à réduire le taux d’endettement, mais pas nécessairement le montant de la dette dont une partie est de facto perpétuelle. Cette perpétuation de la dette pourrait être autorisée pour les dépenses de soutien octroyées durant l’épidémie, mais aussi pour une partie des dépenses de relance et des investissements pour ralentir le réchauffement climatique.
Quant à annuler la dette belge, cela entraînerait un tarissement de la source de financement que constituent les créanciers étrangers et des taux d’intérêt exorbitants. Le faire vis-à-vis des banques et assureurs belges nuirait à leur solvabilité. Par contre, la BCE pourrait en théorie annuler une partie des dettes publiques qu’elle détient à condition que la confiance dans la monnaie ne s’en trouve pas amoindrie, ce qui poserait d’autres problèmes.
1. Patrick Feltesse, extrait de Note d’éducation permanente de la FTU N°2021– 5, février 2021, Soutiens et relance économique, L’endettement public et la création monétaire à la rescousse.
ANNULER LES DETTES PUBLIQUES ILLÉGITIMES
Le Comité pour l’annulation des dettes illégitimes (CADTM)1 plaide depuis de longues années pour alléger, voire supprimer les dettes publiques qui asphyxient les pays les plus pauvres de la planète.
Aujourd’hui, le poids de la dette des pays des Suds représente près de 15% de leurs revenus en 2020 et a considérablement augmenté depuis 2010, au détriment, notamment, du secteur public de la santé. Selon un récent rapport d’Oxfam, plus d’un demi-milliard de personnes pourraient basculer dans la pauvreté suite à la crise actuelle. Les pays les plus endettés de l’UE ont également eu beaucoup de mal à faire face à la crise de Covid-19 en raison de leur système de santé extrêmement affaibli par des années d’austérité.
A court terme, les réponses internationales resteront insuffisantes pour les pays des Suds tant qu’elles n’incluront pas un moratoire suivi par une annulation de toutes les dettes multilatérales des pays des Suds pour 2021 au minimum. Parallèlement à cette mesure d’urgence, les pays devraient soutenir la mise en place de procédures d’audit citoyen afin d’identifier les parts illégales, odieuses ou illégitimes des dettes, qui devront alors être annulées.
Au Nord aussi, il faut annuler les dettes publiques et particulièrement celles détenues par la BCE, puisqu’elle a la capacité de fonctionner à taux négatifs et peut créer de la monnaie pour compenser ses pertes. Les Traités européens n’interdisent pas une annulation de dette même si la plupart des dirigeants ne veulent pas en entendre parler. Mais l’annulation des dettes doit s’accompagner d’autres mesures fiscales : taxe Covid sur les grands patrimoines et les entreprises, renforcement de la lutte contre l’évasion fiscale, levée des règles qui interdisent aux États d’emprunter directement à leurs banques centrales, notamment.
1. Résumé de l’article de Eva Betavatzi et Anaïs Carton, 17 juin 2021 http://cadtm.org/A-quiprofite-la-crise-Comprendre-la-dette-au-Nord-et-aux-Suds-en-temps-de
Pour une fiscalité réellement verte
La fiscalité est le nerf de la guerre. Ils plaident pour une réforme fiscale redistributive et écologique. Pour les auteurs, « la progressivité de l’impôt (des particuliers et des entreprises) est essentielle pour que les valeurs de solidarité et de justice soient au coeur de la société de demain : écologique, sociale, solidaire et démocratique ». Ils souhaitent donc la rétablir en assujettissant tous les revenus des ménages à l’impôt progressif sur le revenu et en rétablissant une tranche supérieure à 60% sur l’impôt sur le revenu. Et s’attaquer aux niches fiscales qui n’ont pas de vocation sociale.
Enfin, la lutte contre la fraude fiscale est aussi essentielle.
Ils invitent donc à une refonte du système fiscal qui doit inclure la préoccupation écologique. Taxe carbone, taxe sur les transactions financières… toute une série de dispositifs pour aider à financer le coût de la transition écologique. Mais pour eux, cela va de pair avec un impôt juste et donc une véritable progressivité de celui-ci. Et précisent qu’ « il faut envisager une compensation à la hausse des biens ou des produits les plus polluants pour que la fiscalité écologique soit acceptée ». Leur proposition pour la mise en place d’une TVA écologique va dans ce sens. Celle-ci aurait un taux réduit sur les marchandises les moins polluantes et un taux plus élevé sur les autres, ce qui permettrait aux ménages les plus modestes d’avoir accès aux produits les plus écologiques.
Ils proposent également une taxe écologique aux frontières pour éviter la consommation de produits étrangers moins écologiques et moins chers puisque provenant de pays n’ayant pas ou peu de normes environnementales.
Enfin, il faudra établir de nouveaux investissements : « dans la rénovation énergétique des bâtiments, dans le développement des énergies renouvelables et des transports collectifs peu polluants, dans la relocalisation de la production… Ces investissements devront se substituer aux investissements dirigés vers des activités polluantes ou fortement émettrices de gaz à effet de serre. Il faudra réorienter les investissements existants et assurer une reconversion des personnes dont les secteurs vont disparaitre ».
Les économistes atterrés souhaitent que l’économie soit remise « à la place qu’elle n’aurait jamais dû quitter, celle de l’outil au service de la satisfaction de besoins sociaux et favorisant un développement soutenable. Si croissance il y a, elle ne peut être qu’une conséquence de la transition écologique, non son préalable ».
1. La dette publique. Précis d’économie citoyenne, Les économistes atterrés, Seuil, janvier 2021.
2. Le Produit intérieur brut (PIB) mesure la richesse créée au cours d’une année dans un pays.
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