DÉPASSER CE PASSÉ QUI GÈLE NOS RAPPORTS AUX AUTRES (Octobre 2021)
Laurence Delperdange, Contrastes octobre 2021, p 16 à 18
Suis-je raciste ? A cette question, nous répondrons sans doute : non.
Et pourtant, si l’on s’engage à y regarder d’un peu plus près, bien des exemples nous prouvent que la couleur de peau n’est pas sans conséquence. A ce moment de l’histoire où bien des menaces pèsent sur les habitants des continents voisins, il est urgent d’entamer une déconstruction de ces échafaudages mis en place par ceux qui, à une époque, s’étaient érigés en maîtres du monde.
Dans l’entretien qu’il nous avait accordé pour Chroniques du no jobs land1, un ouvrage qui rassemblait des témoignages de personnes sans emploi, Mohamed, 22 ans nous disait : « Je suis perdu ». Porteur d’un diplôme de 7e année en électricité dans l’enseignement professionnel, il mettait toute son énergie à trouver un emploi. Peine perdue. Il n’était pas le seul… Beaucoup de jeunes de son quartier à Anderlecht étaient confrontés aux mêmes difficultés.
L’histoire numérique de Béatrice2, une collègue congolaise, racontait sa difficulté à trouver un logement au moment où elle souhaitait se rapprocher de son lieu de travail. Celle de Francesca commençait par ces mots : « Après la mort de mes parents en Angola, l’insécurité régnait dans ma famille et mon entourage, j’avais 13 ans et j’avais peur de l’avenir. Parfois, j’ai même pensé mourir. Arrivée en Europe, à 26 ans, j’ai été transférée au centre d’accueil du petit château. Enceinte, je me suis sentie très seule. Je n’avais pas de famille. Mon copain m’avait abandonnée. J’avais besoin de soutien pour partager mes émotions, la douleur et la souffrance… » En recueillant ces témoignages, nous étions à leur écoute et découvrions les visions stéréotypées qui leur étaient renvoyées. Aux Equipes Populaires, nous affichons de différentes manières que nous sommes du côté de ceux qui subissent des discriminations récurrentes, de tous ceux qui, en raison de leur pays d’origine sont stigmatisés, niés, insultés parfois. Comment ? En conviant nos militants à une journée d’étude sur le thème des préjugés avec Ginette Herman comme intervenante3 ; en invitant le philosophe Jean-Michel Longneaux lors d’un café citoyen sur le thème de la diversité après le massacre à la rédaction de Charlie Hebdo ; en réalisant le cahier d’animation « En découdre avec les préjugés »4 ; en travaillant dans nos groupes, les molécules de l’identité5 ; en nous engageant activement dans la dynamique Commune hospitalière6 ; en participant à l’organisation de l’hébergement d’un petit groupe d’hommes réfugiés lors des deux confinements ; en faisant campagne sur les dangers des discours populistes simplistes.
Nous pourrions donc avoir le sentiment d’en faire assez. Pourtant cela ne suffit pas. Nous devons nous interroger sur ce qui fonde et perpétue les pratiques discriminantes qui, sans que nous en ayons conscience, nous mettent dans une position privilégiée qui nous protège de bien des humiliations, des généralisations, des stigmatisations qui blessent.
Sortir de l’entre nous
Comme le souligne Jean-Michel Longneaux, « donner une place à la différence qui dérange implique des deuils ». Cela implique d’interroger en profondeur les mécaniques qui depuis des siècles se sont inscrites dans notre histoire collective. Et aussi d’ouvrir nos colonnes, nos bureaux, nos panels, nos lieux d’échanges, nos groupes aux représentants de la diversité. Sans cela, nous continuerons à cultiver un « entre nous » et nous ne nous laisserons pas réellement interpeller, secouer, bouleverser par d’autres discours que le nôtre, dominant. Nous et eux. C’est le titre de l’histoire numérique de Providence, une jeune femme rwandaise qui raconte comment s’est tissée au fil des années, cette stratégie qui, en dressant au fil du temps la majorité hutue contre la minorité tutsie, a mené à la monstruosité du génocide.
Ce n’est qu’en décodant ce qui nous place, nous les blancs, dans une position privilégiée, que nous pourrons aller de l’avant ; en réalisant à quel point cette domination se traduit aujourd’hui encore par des préjugés et des discriminations, malgré des lois censées gommer ces inégalités érigées il y a quelques décennies ; mais aussi en interrogeant nos propres comportements.
En France, dans les années quatre-vingt fleurissait le slogan : « Touche pas à mon pote » lancé par l’association SOS Racisme. Sur l’image : une main noire et une main blanche. Des années plus tard, force est de constater que le racisme est de plus en plus décomplexé. Christiane Taubira, qui fut ministre de la Justice sous le gouvernement de François Hollande en France constate que « Des institutions participent à l’exclusion et la marginalisation, écrêtent des trajectoires de jeunes relégués dans des banlieues délaissées, des centres-villes négligés, des villages abandonnés. » C’est aussi l’histoire de Mohamed dans son quartier de Bruxelles. C’est l’histoire d’accueils manqués aux conséquences graves.
Le poids des mots
Dans son discours lors de la remise de son prix Nobel de littérature en 93, Toni Morrison, auteure noire américaine, constatait que « le langage officiel forgé pour sanctionner l’ignorance et préserver les privilèges est une armure polie à outrance, une coquille délaissée depuis longtemps par le chevalier… Il inspire le respect des écoliers, il offre un refuge aux despotes, il remémore au public de faux souvenirs de stabilité et d’harmonie ». Toni Morrison parle du pillage de la langue conçue pour aliéner les minorités… « Des langages propres au maintien de l’ordre et à la domination qui ne permettent pas, interdisent même, l’acquisition de connaissances et l’échange d’idées. Le langage embellit pour électriser les insatisfaits et les démunis afin qu’ils attaquent leurs voisins… »
On raconte que dans un pays d’Afrique, des habitants amenés à travailler avec des responsables d’ONG européens avaient traduit le mot « planification » – lequel revenait régulièrement dans les échanges – par « rêve de l’homme blanc ». Traduction géniale qui en dit long sur notre tendance à vouloir faire rentrer le foisonnement des réalités et des possibles, des visions du monde, dans des cases, des chiffres, des statistiques, des tableaux. C’est à partir de ces planifications que l’esclavage a vu le jour, que les génocides ont été perpétrés. Monter les hommes les uns contre les autres, pour tirer à soi la couverture est depuis longtemps, une manière d’ériger nos sociétés.
Décoder cela, être conscient que cela a forgé la société dans laquelle nous baignons est urgent à ce moment de l’histoire où bien des menaces pèsent sur les habitants des continents voisins. Pour James Baldwin, cet écrivain noir américain né à Harlem, la race serait une invention qui ne sert qu’à leurrer et désorienter. Dans la réédition récente de son livre La prochaine fois, le feu7 dont elle signe la préface, Christiane Taubira dit de lui : « Il sait la domination fondée sur un mensonge auquel la majorité des citoyens adhère de bonne foi. Pour Baldwin, il faut d’abord découdre ce mensonge afin de créer la possibilité d’une société ancrée sur ces principes et valeurs d’égalité bruyamment pro- clamés, si peu appliqués, mais fiévreusement convoqués chaque fois qu’une parole, un acte, une intention assumés s’érigent délibérément en défi à cet ordre établi sur le désordre d’une inégalité institutionnellement organisée. » Où et comment pouvons-nous faire société commune ? Dans une lettre à son neveu, James Baldwin dit : « Nous ne serons libres que le jour où les autres le seront ».
« Le Nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc. Tous deux ont à s’écarter des voix inhumaines qui furent celles de leurs ancêtres respectifs afin que naisse une authentique communication. Avant de s’engager dans la voix positive, il y a pour la liberté un effort de désaliénation… » « Pourquoi tout simplement ne pas essayer de toucher l’autre, de sentir l’autre, de me révéler l’autre ? »
Frantz Fanon
Notre commune humanité
Lire James Baldwin, Frantz Fanon, Patrick Chamoiseau, Edouard Glissant, Toni Morrison, Alain Mabanckou, c’est laisser entrer dans nos esprits et nos cœurs une parole authentique et juste. C’est faire reculer notre enlisement dans trop de fausses certitudes et d’ignorance. « L’innocence de ceux qui se sont inventé une histoire pour se prétendre supérieurs. Innocence, ignorance, indifférence, inconscience… », dit Christiane Taubira.
La méthode de l’arpentage – se partager la lecture des chapitres d’un même ouvrage pour en débattre ensemble ensuite – pourrait être une manière de s’imprégner de ce que ces auteurs nous renvoient de leur position dans le monde. C’est aussi être touchés par leur récit, la force de leur réflexion, de leur regard sur ce qu’ils éprouvent au quotidien, sur la créativité de leur vie face aux claques régulières qui leur sont envoyées.
Le Kasàlà8, cette pratique ancestrale de littérature orale africaine, remise à l’honneur par Ngo Semsara Kabuta, professeur émérite en langues et littérature africaines de l’université de Gand, poursuit l’objectif de remettre l’homme debout : « Nous vous invitons à partager un rêve : amener l’humain, par-delà la famille, l’ethnie, la couleur de la peau, la classe sociale à développer une solidarité citoyenne, à retrouver sa noblesse… » peut-on lire sur le site dédié au Kasàlà. Et aussi : « Je suis moi par et pour les autres. » Retour à notre commune humanité. A ce qui nous lie plutôt que ce qui nous dé-lie.
Comprendre et agir
Le secteur de l’éducation permanente permet d’envisager différentes manières de s’inscrire dans la lutte contre le racisme structurel : le champ du « décodage » pour comprendre, connaître, ressentir, déconstruire ; le champ politique à partir d’une parole et de revendications clairement énoncées ; le champ relationnel à travers la rencontre aussi bien dans nos lieux de travail que dans les projets que nous menons avec nos militants.
« Comment désamorcer les préjugés et réconcilier, comment créer des ponts et des liens entre ceux auxquels le hasard a donné la nationalité belge à la naissance et ceux qui, par nécessité vitale ou par choix rejoignent notre pays ? » Ce sont les questions auxquelles notre mouvement a décidé de répondre concrètement. Par les temps qui courent, il est urgent que l’éducation permanente s’empare de ces questions.
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Chroniques du No job land. Douze témoins en quête d’emploi, Laurence Delperdange, Photos Christophe Smets, Equipes Populaires, PAC, 2013
- Voir histoires-digitales.be Site dédié aux ateliers de création d’histoires digitales menés par Les Equipes Populaires. Les histoires digitales sont de courtes vidéos associant commentaire personnel et illustrations et mis en musique. Voir aussi Facebook : Comm’une histoire
- Les stéréotypes : une réalité omniprésente et pourtant maléfique, Ginette Herman, intervention lors de la Journée d’études des Equipes Populaires, 28–2–2015
- En découdre avec les préjugés, cahier d’animation n°16 : 8 animations sur les stéréotypes, les préjugés et les discriminations, Les Equipes Populaires, 2016
- Les molécules de l’identité, un modèle d’animations qui permet d’aborder les concepts d’identité, de discriminations, préjugés, stéréotypes à partir de la manière dont nous construisons chacun notre identité. R.A.I.C. asbl (Centre Régional d’Intégration). www.ceraic.be
- Rendons notre commune hospitalière une action de mobilisation qui invite les citoyens à se mobiliser pour interpeller leur commune en vue d’améliorer l’accueil des personnes migrantes. communehospitaliere.be
- James Baldwin, La prochaine fois, le feu, réédition Folio, 2018, avec une préface de Christiane Taubira (1e édition Gallimard, 1963)
- Le kasàlà pour faire l’éloge de nous, une interview de Jean Kabuta par Laurence Delperdange, in Contrastes n°203, mars-avril 2021
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