NUMÉRISATION, LE CHEVAL DE TROIE DE NOTRE SOCIÉTÉ (Décembre 2021)
Claudia Benedetto, Contrastes décembre 2021, p 3 à 5
Quand IBM a mis au point dans les années 50 des machines qui occupaient des pièces entières, personne n’imaginait alors que, tel un virus caché dans les tréfonds du disque dur de notre société, le numérique allait grappiller petit à petit du terrain jusqu’à envahir la totalité de nos vies…
Et devenir source de profondes inégalités. Avec la crise sanitaire, la numérisation s’est encore un peu plus imbriquée dans notre quotidien : accès aux comptes en banque, achats divers (vacances, livres), télétravail mais aussi demandes de formulaires officiels. « Quand on sait », comme toujours, cela ne pose pas de problème mais quand on a peu ou pas de connaissances de ce monde-là ou qu’on n’y a pas accès, que fait-on ?
La fermeture des guichets pendant la pandémie a accéléré ce qu’on appelle la fracture numérique, c’est-à-dire la difficulté d’accès aux services numériques par une partie de la population soit parce que celle-ci n’est pas ou peu familiarisée avec le monde du numérique, soit parce qu’elle n’y a pas accès. En effet, bien qu’aujourd’hui neuf personnes sur dix ont internet, 32% d’entre elles n’ont que de faibles compétences et 8% ne l’utilisent pas1. Il existe bel et bien un illettrisme électronique.
Et il ne concerne pas que les personnes âgées contrairement à ce qu’on pourrait penser. Les jeunes naissent peut-être avec un smartphone à la main mais cela ne veut pas dire qu’ils maîtrisent les outils de la bureautique par exemple.
La plupart du temps, ils connaissent les réseaux sociaux mais quand il s’agit de réaliser un travail pour l’école, ils sont perdus. Certains n’ont même jamais vu de pc.
Le contact humain en voie d’extinction ?
Dans la fracture numérique, il y a donc le non-accès (6% des 16 à 75 ans) et le manque de compétences numériques (40%). Mais la réelle fracture découle de l’importance qu’a pris internet dans l’ensemble de la société aujourd’hui.
Là où ne pas avoir accès ou ne pas avoir de compétences ne posait pas de réel problème il y a à peine 10 ans, aujourd’hui, internet est ancré à tel point dans le quotidien que ceux qui en sont exclus ou n’en connaissent pas suffisamment les rouages ne peuvent plus participer pleinement à la société. Ce ne sont plus des citoyens à part entière… Chercher un emploi ou réaliser des démarches administratives, par exemple, est beaucoup plus compliqué pour ceux qui subissent la fracture numérique
que pour les autres2.
Si je veux accéder à mes comptes, soit je me rends dans une agence bancaire, soit je dois y accéder en ligne. La raréfaction des guichets bancaires et des automates, voulue par les banques (voir ci-dessous), rend la première option de plus en plus compliquée et incite, voire oblige à utiliser la seconde. Pour cela, il faut déjà que j’aie le matériel nécessaire, à savoir un pc et un lecteur de carte ou un smartphone avec l’application de ma banque et, bien sûr, une connexion internet. Ensuite, il faut que je parvienne à me connecter à la plateforme bancaire, que j’arrive à identifier où se trouve le solde de mon compte en banque, où et comment je peux faire un virement… et si j’identifie tout ça, il faut aussi que je sois à l’aise avec l’encodage de mes informations et que je ne me trompe pas dans mes opérations.
Selon le Réseau Financité, « le nombre d’agences bancaires poursuit sa baisse de manière accélérée sur tout le territoire. La Belgique aura perdu 63,2% de ses agences en moins de 20 ans. Et il y en aura encore moins l’an prochain.
La digitalisation bancaire (internet et mobile) continue sa percée. La crise sanitaire a accéléré le mouvement en raison de la fermeture des agences pendant les périodes de confinement. Ces dévelop pements qui satisfont une grande partie de la clientèle laissent néanmoins de côté une partie de la population qui avait l’habitude de faire toutes ses opérations bancaires en agence, créant ainsi de nouvelles formes d’exclusion bancaire. Les tarifs des opérations manuelles (virements papier, vire ments effectués en agence, envoi d’extraits papier) ne cessent d’augmenter, pénalisant encore davantage les exclu·e·s de la digitalisation bancaire.
Le nombre d’appareils permettant d’effectuer des virements et de consulter son compte dans les espaces de selfbanking est aussi en baisse. Les imprimantes permettant d’imprimer les extraits de compte ont totalement disparu dans plusieurs banques »1. Que faire dès lors quand on n’a pas d’ordi nateur, pas d’internet et qu’on ne sait pas facilement se déplacer ?
1. Rapport sur l’inclusion financière 2020, Réseau Financité
www.financite.be/sites/default/files/references/files/rif_2020.pdf
Pas tous égaux face à la visio
Lors des confinements successifs, le télétravail a explosé. Nombre d’entre nous avons dû nous familiariser avec les « visios », que ce soit pour continuer à travailler ou pour étudier. Il a fallu un temps d’ajustement : s’assurer que tout le monde avait une connexion internet mais disposait aussi du matériel adéquat. Très vite, on a vu poindre les inégalités, déjà par rapport au lieu du télétravail : tout le monde ne dispose pas de suffisamment de pièces dans son habitation.
Ensuite, chaque membre de la famille ne dispose pas nécessairement d’un ordinateur ! Les professeurs pouvaient eux-mêmes être dépassés ; en plus d’adapter leur façon de donner cours, ils devaient se préoccuper de la technique, de s’assurer qu’ils avaient une bonne connexion. Et nous nous sommes tous rendu compte qu’assister à une réunion à distance demandait plus de concentration qu’une réunion en présentiel. Par ailleurs, cet isolement a compliqué la vie scolaire des élèves et
étudiants.
Des droits empêchés
De plus en plus de personnes dénoncent cette fracture numérique autrefois abordée dans des cercles associatifs plus confidentiels. Récemment, des travailleur·euse·s sociaux·ales ont lancé un signal d’alarme via une carte blanche3 sur La Libre. Il·elle·s se disent débordé·e·s par des demandes de personnes qui n’arrivent pas à accéder à leurs droits. « Qu’il s’agisse de remplir sa déclaration fiscale, obtenir un certificat de vaccination, bénéficier d’une aide Covid, d’une bourse d’études, ouvrir son droit au chômage ou changer de domicile, un nombre croissant de démarches de la vie quotidienne passe par le numérique, laissant de côté une partie importante de la population. » Pour ces 200 signataires, « il n’est pas acceptable que l’exercice de droits fondamentaux soit conditionné à l’utilisation d’un ordinateur et que l’exclusion numérique exacerbe l’exclusion sociale. La dématérialisation ne peut se poursuivre en invisibilisant une grande partie de la population et des réalités sociales.
Nous ne serons pas les sous-traitants permettant à ces services de fonctionner à moindres frais en se déchargeant de leurs missions sur nos secteurs ! L’accès aux services essentiels doit rester direct et personnalisé. »
Il·elle·s demandent un refinancement du secteur social au sens large, pour revenir à ses propres missions ; l’obligation pour tous les services, publics ou privés, impactant de près ou de loin les droits des citoyennes et citoyens, de maintenir un accès physique et humain, avec des personnes compétentes et correctement payées et le traitement rapide et équitable de toute demande faite par ce biais.
En effet, la dématérialisation des services d’intérêt général conduit à des situations dramatiques pour une partie de la population. On demande au citoyen de réaliser des tâches administratives qui au départ étaient réalisées par un professionnel. On suppose qu’il est suffisamment autonome pour pouvoir le faire. Alors que, dans les faits, cela est plus complexe. Des personnes découragées par les démarches n’ont pas recours à leurs droits (droits sociaux, prestations sociales, faire valoir son droit aux allocations de chômage, services publics divers, remboursement de frais médicaux, participation citoyenne…). Et ce risque d’exclusion touche plus les publics déjà fragilisés. « En effet, la répartition de l’obligation à se connecter est inégale en fonction du statut social de la personne. On remarque à ce sujet que les allocataires de prestations sociales sont ceux qui sont le plus enjoints à se connecter, et le plus souvent, alors qu’ils sont également ceux qui disposent le moins de facilités technologiques, que ce soit en termes d’accès et d’équipements et/ ou d’aisance dans l’utilisation des interfaces4. »
Les personnes n’ont pas recours à leurs droits pour toute une série de raisons et en particulier, en lien avec le numérique, on peut identifier trois éléments5 :
• Je ne demande pas le droit/service par non-connaissance de ce droit. Et on peut ici s’interroger sur les canaux d’information au sujet de ce droit mais aussi sur la clarté du message.
• Je connais le droit/service mais ne le demande pas parce que les démarches sont complexes ou parce que j’ai du mal à expri mer mes besoins.
• Je suis informé et le demande mais ne perçois rien ou une partie parce que le service ne fonctionne pas correctement ou parce que je n’ai pas rempli toutes les conditions de la procédure.
La confiance est aussi une condition de recours aux droits et services. Comme l’indique Philippe Warin, « le (non-)recours dépend en partie de la confiance en soi (à l’échelle individuelle), de la confiance dans les institutions, la confiance dans le contenu de l’offre et l’intervenant mais aussi la confiance dans « la tournure des évènements6 », c’est-à-dire l’échange en lui-même. Si l’échange comprend de fait la relation de face à face, elle comprend également la relation de communication/convocation papier à humain, la relation de contact téléphonique entre un émetteur et un récepteur, la relation par envoi de mails (en prenant en compte que le récepteur ne soit pas effectif, ne puisse pas répondre), ou encore, de plus en plus actuelle, la
relation de dispositif numérique à usager (usager pouvant également être dans l’impossibilité à s’en saisir correctement)7. »
Et il est évident que le coût des démarches en ligne constitue un frein pour avoir recours à ses droits : coût de la connexion internet, coût du téléphone, ordinateur et autres logiciels, lecteur de carte d’identité, imprimante…
Accès aux outils, capacité à les utiliser sont donc à l’origine d’inégalités sociales pour la moitié de la population… Mais même lorsque l’on résout ces problèmes, la dépendance technologique peut encore avoir d’autres conséquences : que faire si les services techniques sont en panne ? « J’accompagne un patient qui demande un plan de paiement à un service administratif financier. Pour pouvoir faire ce plan de paiement, ce patient a tout : il a la carte d’identité, il a le code PIN, il a l’ordinateur, il a tout. On se connecte sur ce programme, on instaure tout et quand on va dans l’onglet Demande pour facilités de paiement, cette application est indisponible », expliquait dernièrement une assistante sociale au micro de Matin Première8.
L’absurdie existe bel et bien… du moins à Uccle
Atifa habite au Merlo, un logement social ucclois, depuis 15 ans. « On a reçu un courrier pour nous informer qu’on allait réaliser des travaux sur la sonnette du bâtiment. Tous les parlophones ont été remplacés par une app sur smartphone sans avis préalable. On devait télécharger une application qui permettrait d’ouvrir la porte avec le smartphone. La sonnette n’est plus sur votre porte mais sur votre portable… »
Cette subite transformation a eu des conséquences incongrues sur la vie des habitants qui ne sont pas familiarisés avec le nouvel outil mis en place. Et quand l’outil n’est pas fiable ou que vous ne pouvez plus entrer chez vous parce que la technique bugge, on peut se demander si on n’a pas été propulsé dans la quatrième dimension ! « On aimait bien notre ancien parlophone. Qui leur a permis de changer ? Il y a des femmes ici qui sont illettrées, comment ils peuvent se permettre de nous obliger à avoir un smartphone et internet ? Pourquoi compliquer la vie ? »
Extrait du Podcast du Gsara « Les sirènes du Merlo », dans le cadre de sa campagne « Fracture numé rique : en rééducation permanente ».
A écouter sur https://gsara.tv/fracturenumerique/les-sirene-du-merlo
1. www.rtbf.be/info/societe/detail_ne-pas-savoirnaviguer-sur-internet-utiliser-une-cle-usb-l-illectronisme-est-aussi-un-facteur-qui-peut-mener-a-l-exclusion?id=10700312
2. Campagne de sensibilisation du GSARA : https://gsara.tv/fracturenumerique
3. www.lalibre.be/debats/opinions/2021/10/25/le-numerique-laisse-de-cote-une-partie-trop-importante-de-lapopulation-4N3N6R53EJHTNMHE4HKAPCKSKE
4. https://lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/dematerialisation_des_services_030321.pdf
5. Idem
6. Warin, P., « Le non-recours : définition et typologies », 2010, p.3.
7. https://lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/dematerialisation_des_services_030321.pdf
8. www.rtbf.be/info/societe/detail_la-numerisation-de-ladministration-exclut-les-plus-faibles-c-est-complique-dobtenir-des-choses-elementaires?id=10868200
=
=