FASCINATION ET COURSE NUMÉRIQUE : Et si on appuyait sur Pause ? (Décembre 2021)
Guillaume Lohest, Contrastes décembre 2021, p 18 à 19
Notre société semble tombée sous le dogme d’une nouvelle religion. Sommes-nous ensorcelés par les charmes des technologies numériques, prisonniers de discours tout faits ? En un mot : oui.
Et puis surtout, faut-il poursuivre cette course folle, sans avoir le temps de penser, de décider, d’inclure ? En un mot : non.
On s’en souvient : en plein débat de société sur la 5G, le président français Emmanuel Macron avait déclaré, ciblant les critiques à cette technologie : « Je ne crois pas au modèle Amish ». La 5G, par contre, à ses yeux comme à beaucoup d’autres, représente le défi de « l’innovation ». Ce type d’attitude est tout à fait révélateur du rapport qu’entretient le monde politique, et en grande partie aussi le monde économique et médiatique, à la technologie en général et au numérique en particulier. La digitalisation, c’est l’avenir, c’est le mouvement de l’Histoire, il faut prendre le « tournant du numérique », etc. On connaît cela par coeur ! On l’entend tout le temps.
Une fascination quasi religieuse
Le numérique a ses festivals – par exemple le Printemps du Numérique à Bruxelles ou le Kikk à Namur –, ses prophètes – on pense à Steve Jobs ou, plus proches de nous, au Français Laurent Alexandre –, et il se répand dans tous les domaines de la société comme une religion nouvelle. Dans l’enseignement, la digitalisation serait un enjeu majeur, la numérisation de la Justice aussi est semble-t-il une urgence vitale, sans parler de la médecine et des soins de santé… Peu importe ici le pour et le contre, il est frappant de constater cette fascination générale. À tel point que les États, ainsi que l’Union européenne, se dotent de stratégies numériques.
La Belgique a son secrétaire d’État à la digitalisation en la personne de Mathieu Michel.
Dans le Sud du pays, c’est Digital Wallonia (en Anglais pour faire plus « smart ») qui fait office de livre saint et de temple numérique.
On force un peu le trait, manière de dire que la digitalisation exerce une véritable fascination. Fascinatus, autrement dit charmé, ensorcelé.
Or le propre de l’ensorcellement n’est-il pas, au moins en partie, d’altérer les capacités critiques des sujets « fascinés » ? On fait les choses comme des automates, sous emprise, par évidence.
Un dogme : il n’est pas envisageable de ne rien faire
Dans le monde de l’entreprise, on est bien souvent sur le mode du prêt-à-penser. La digitalisation, ce serait un fait acquis pour tout
le monde, aussi évident et naturel qu’on a besoin de manger et boire chaque jour. « Depuis longtemps déjà, le consommateur ne remet plus en cause la digitalisation des entreprises et de leurs activités. Il commande sa pizza en ligne et achète ses vêtements via une application mobile » estime Wim Decraene (Managing Director Accenture Digital BeLux)1.
On est face à un véritable enseignement dogmatique. « La digitalisation n’est pas une option, mais une nécessité » peut-on lire en titre d’un document de la FEB, qui agite le spectre de la concurrence pour affermir davantage la fatalité numérique. « Certains chefs d’entreprise pensent encore pouvoir échapper au digital. Là aussi, ils se trompent. Il n’est pas envisageable de ne rien faire (…). Si vous n’avez pas d’e-shop, il y aura bien quelqu’un d’autre qui vendra vos marques via une « marketplace » sur Amazon2. »
Le paradoxe de la Reine Rouge
Sans remettre en cause ici les apports évidents de nombreuses technologies numériques, prenons le temps de se demander : pourrait-on dire stop ? La critique de cette marche en avant est-elle autorisée ? Est-il possible de se dire : la technologie, d’accord c’est formidable, le numérique c’est incroyable, mais faut-il sans cesse aller plus loin ? Ne peut-on pas appuyer sur « pause » ? Le discours politique et économique mainstream, relayé massivement dans les médias, ressemble à celui de la Reine Rouge dans Alice au pays des merveilles : il ne s’agit pas seulement de courir, mais de courir de plus en plus vite.
C’est donc bien la question du mouvement et de l’accélération permanente de la digitalisation, dans le contexte actuel, qui est à penser. Il ne s’agit pas d’interroger la pertinence du numérique en soi, théoriquement, mais de poser un regard critique lié au contexte actuel.
Car il y a au moins trois enjeux majeurs qui nous semblent pouvoir justifier de dire stop à cette fuite en avant : la fracture numérique (dont il est question dans les autres articles de ce Contrastes) qui s’accroît, mais aussi l’épuisement des ressources nécessaires à ces technologies et leurs conséquences sur le dérèglement climatique et l’effondrement de la biodiversité.
On arrête tout et on réfléchit
Au fond, ce qu’empêche cette fascination collective pour la digitalisation, c’est le temps du débat démocratique. Comme il faut aller vite, aussi vite que les autres, plus vite même, on se lance dans une aventure sans faire la balance des bénéfices et des risques. C’est ce qu’affirme
Aurélien Barrau au sujet de la 5G, sorte de tête de pont du « tout-au-numérique » : « Personne ne se pose la question. Il faut le faire, c’est un défi stratégique. La 5G, on se précipite dedans. (…) On ne sait pas très bien ce que ça va apporter mais on trouvera des utilisations, il n’y a aucun doute. Mais qu’est-ce que ça va nous coûter ? (…)
On va multiplier par trois la consommation des utilisateurs en quelques années. On est dans une période où les économies d’énergie devraient être notre obsession si nous étions sérieux et rationnels. (…) On va également extraire de nombreux matériaux pour multiplier les relais. On va devoir créer des milliards de nouveaux téléphones portables pour se connecter à cette nouvelle technologie, alors même que le seul salut du numérique aujourd’hui ce serait de le pérenniser. Donc on a exactement tout faux. Sans compter l’augmentation de la fracture numérique, les risques de cybersécurité, la désocialisation que ça induit sur les enfants et les brouillages sur les fréquences météorologiques. Et donc on a un coût gigantesque pour la 5G, dont on ne débat pas. Parce qu’il faut le faire. On est en fait des gamins qui sont dans la cour de récréation et qui veulent jouer avec leur nouveau joujou. (…) Mais le coût est littéralement exorbitant.3 »
Quand on parle de fracture numérique, on prend souvent le problème en se focalisant sur les gens délaissés, dépassés, mal informés, mal formés, mal équipés. Comme si la cause de la fracture était leur lenteur. Alors vite : les équiper, les former, les pousser, les digitaliser, pas le choix ! Il faut peut-être prendre le problème dans l’autre sens. N’est-ce pas la vitesse d’accélération elle-même qui provoque la fracture ?
Comme dans un peloton cycliste qui adopte un rythme effréné pour « faire la sélection », faire exploser les moins bons grimpeurs ? Mais les finalités d’une vie collective ne sont pas celles d’une course de vélo.
Alors on peut ralentir. On peut même s’arrêter et attendre tout le monde, en écho au sous-titre de la fameuse BD de Gébé (devenue un
film) L’an 01 : « on arrête tout, on réfléchit ».
Le peloton, cela s’est vu, est souverain, il lui arrive de neutraliser la course à cause d’un événement majeur qui le justifie. La démocratie qui se défait par exemple, les inégalités qui explosent, la société qui se coupe en groupes sociaux isolés, ou le climat qui s’emballe, la planète qui devient inhabitable. Ne s’agit-il pas de raisons légitimes pour relativiser les dogmes de l’e-commerce, des TBI (tableaux blancs interactifs), du click-and-collect, des chatbots et compagnie ?
Le paradoxe de la Reine Rouge
Dans le livre de Lewis Carroll, De l’autre côté du miroir (deuxième volet d’Alice au pays des merveilles), Alice et la Reine Rouge se lancent dans une course effrénée. Alice demande alors : « On arriverait généralement à un autre endroit si on courait très vite pendant longtemps, comme nous venons de le faire. » Et la reine répondit : « Ici, vois-tu, on est obligé de courir tant qu’on peut pour rester au même endroit. Si on veut aller ailleurs, il faut courir au moins deux fois plus vite que ça ! » Cette image de la Reine Rouge s’est appliquée en biologie pour illustrer la concurrence entre espèces, et par extension en économie au sujet de la course à l’innovation entre les entreprises.
Quand la fascination vire au délire et à l’absurde
Le 17 novembre, on pouvait lire, sur la page Facebook de notre secrétaire d’État à la digitalisation Mathieu Michel, ce propos surréaliste.
« Quand le digital permet de réduire la fracture digitale. Je veux utiliser l’intelligence artificielle pour simplifier la navigation des utilisateurs sur les sites Internet des institutions publiques. Les ‘chatbots’ sont des robots virtuels qui répondent en direct aux questions que vous vous posez lorsque vous naviguez sur un site internet public. Il s’agit d’une opportunité supplémentaire d’accéder aux services et aux explications des administrations 24h/24h et 7j/7j. »
Autrement dit : Si tu as faim, fais régime. Et si tu as la nausée, reprends une portion.
1. FEB Reflect, « La digitalisation n’est pas une option, mais une nécessité »
2. Idem
3. Aurélien Barrau, sur Canal+ dans l’émission CLIQUE le 12 février 2020