ÉDUCATION PERMANENTE ET DÉMOCRATIE : Quatre perturbations profondes … et pas seulement à cause de la crise sanitaire ! (Février 2022)
Guillaume Lohest, février 202
La démocratie est une utopie si mobilisatrice qu’on pouvait la penser éternelle.
Mais aujourd’hui, quatre fondations sur lesquelles elle repose sont perturbées en profondeur. Ce texte est une invitation à regarder cette réalité en face et à y réfléchir collectivement.
Quand on dit « démocratie », la plupart des gens imaginent spontanément un système politique dans lequel les citoyens élisent librement leurs représentants. Pour des bénévoles et des travailleurs en éducation permanente, la démocratie signifie bien plus que cela. C’est un type de société, une culture collective qui se construit au quotidien. C’est le fait de se considérer comme des égaux. Égaux en droit, bien sûr. Mais loin de nous limiter à ce principe, nous cherchons ensemble à faire progresser l’égalité en pratique, à nous donner mutuellement du pouvoir d’agir, à être coproducteurs d’une culture, d’une société commune avec tout ce qui la tient ensemble : des visions, des actions, des droits, des lois, des langages, des oeuvres, des façons de faire. C’est ce qu’on appelle, pour faire bref, la démocratie culturelle.
L’éducation permanente, qui se construit au départ des réalités des personnes, est au coeur de la démocratie culturelle.
1. L’espace physique, perturbé par le Covid… et oublié en chemin ?
Les visioconférences, c’est bien, mais tout le monde en connaît à présent les limites. Pour se parler, pour créer, apprendre et agir ensemble, il est nécessaire de se trouver dans un même lieu. Or aujourd’hui, cela ne va plus de soi. Épisodiquement, selon les reprises de la pandémie (et il y en aura d’autres), les règles sanitaires interdisent certains types de rassemblement. Même quand c’est autorisé, certaines personnes souhaitent rester prudentes. Et plus fondamentalement encore, le virus n’est pas le seul responsable : les espaces collectifs, publics, non marchands ont fondu comme neige au soleil depuis cinquante ans. À cause de la privatisation de l’espace public, mais pas seulement. L’éducation permanente elle-même a évolué, elle s’enracinait autrefois dans des lieux concrets : maisons de jeunes, cafés alternatifs, maisons de quartier… On se réunit maintenant dans des lieux moins vivants. On cherche des « salles », on les loue.
Avec le Décret de 2003, l’attention prioritaire pour nos organisations a été mise sur l’importance des trajectoires de groupe, de la distance critique, d’une mise en mouvement. On n’identifie plus des lieux d’éducation permanente, mais des projets, des dynamiques, des plateformes, des acteurs.
Et si le lieu avait pourtant davantage d’importance que ce qu’on pouvait imaginer ? Et si cette « diffusion » de l’éducation permanente s’était faite au prix d’une dématérialisation ? On a tant de mal à la définir, à la faire connaître et reconnaître. Ne gagnerait-on pas à réévaluer l’importance des lieux physiques (ainsi que du « faire ») en éducation permanente ? Pas pour revenir en arrière évidemment. Il ne s’agit pas d’abandonner les avancées du Décret de 2003, mais de les rééquilibrer à la lueur des enjeux et des besoins actuels. Pensons par exemple au concept de « Tiers-lieu », qui prolifère aujourd’hui. N’y a-t-il pas là une piste pour nos associations, une opportunité de s’ouvrir, d’atterrir concrètement ailleurs que dans nos « bureaux » et nos « salles » ?
2. Le temps, perturbé par l’urgence
Pour mener des projets, pour construire des visions collectives, pour créer du droit, pas à pas, il faut… du temps ! On se dit souvent que la démocratie et l’éducation permanente se déploient sur le temps long. Comment faire alors quand on n’a pas le temps ? L’urgence est partout. La pandémie par exemple oblige tout le monde à l’urgence : les politiques (qui bricolent des mesures), les scientifiques (qui cherchent des remèdes, des modèles, des solutions), les citoyens (qui n’ont pas le temps de comprendre et se réfugient dans le prêt-à-penser). Les inondations de l’été dernier ont également exigé des réponses immédiates. La flambée des prix de l’énergie aussi. Quel est le rôle du monde associatif dans de telles situations d’urgence, qui vont se multiplier ? Au-delà de la solidarité chaude, des coups de main, comment nous saisissons- nous de cette nouvelle donne ? Nous qui partons des réalités et des vécus : comment intégrer le vécu de l’urgence ?
Au niveau mondial, ensuite, l’aggravation du dérèglement climatique est telle qu’il y a une véritable urgence. Il est impensable de se dire : « peu importe la gravité des choses, l’essentiel est de prendre le temps de la délibération et d’élaborer des trajectoires communes ». Ce n’est pas comme si l’urgence nous était extérieure ! Nous la ressentons nous-mêmes. On peut dire ce qu’on veut, les pionniers de la démocratie culturelle n’avaient pas prévu les pandémies, le réchauffement climatique et l’épuisement des ressources !
Comment articuler ce nouveau temps de l’urgence au temps long sur lequel reposent nos manières de faire ?
Comment nous réinventer, sans nous renier mais sans faire preuve de déni face à notre époque ?
3. La confiance, perturbée par les divisions et par le ressentiment
Notre recherche participative sur les peurs est venue confirmer ce que disaient les sondages d’opinion : il y a une rupture de confiance entre les gens et le monde politique, entre les gens et les médias, entre les gens eux mêmes. On se divise, on s’oppose, on s’invective. Rien de nouveau ?
Bien sûr que si. Le niveau de défiance et de ressentiment envers les responsables politiques n’a jamais été aussi élevé. L’imaginaire du complot envahit la société. Qu’on pense au débat sur les vaccins : on y retrouve tous les ingrédients de la défiance actuelle. Et cette configuration des émotions se retrouve sur la plupart des sujets.
Ce qui doit nous inquiéter, c’est que ce ressentiment ambiant complique le travail d’animation de terrain dans nos organisations d’éducation permanente. Dans une certaine mesure, cela risque même de les paralyser. C’est confortable de « détester » les politiques… tellement confortable qu’il est tentant de ne faire que ça : cultiver son dégoût. Il est plus facile de haïr que d’agir, dit la philosophe Cynthia Fleury. En outre, en tant que corps intermédiaires, nous travaillons en lien avec les institutions politiques, nous sommes un rouage de la démocratie. Nous sommes donc parfois considérés comme des « complices » du système, des « moutons ». Mais si les gens n’y croient plus, s’ils ne pensent pas qu’il soit possible de transformer démocratiquement la société, comment faire ? Comment redonner foi dans les dynamiques démocratiques profondes, dans la possibilité de changer les choses au départ du travail local, collectif, associatif, syndical, culturel ? C’est aux responsables politiques qu’il revient de faire le premier pas décisif.
Le niveau de confiance dans une société est très probablement lié au niveau d’inégalités. Il est donc urgent (encore une fois) de faire la guerre aux inégalités et de contraindre les plus riches, de les « activer » pour qu’ils participent aux défis démocratiques communs. Quant à nous, comment contribuer à reconstruire de la confiance collective, sans laquelle rien n’est possible ?
4. Le sens du progrès, perturbé par la désillusion et l’absence d’utopie
Le quatrième ingrédient nécessaire à la démocratie culturelle est tout simplement le sens. Pour s’impliquer, dans son travail, dans un projet, dans la société, dans la vie, il faut pouvoir se dire que cela a du sens, que cela fait évoluer les choses.
Or, il est inquiétant d’observer aujourd’hui de nombreux indices d’une perte de sens : les gens « n’y croient plus », sont découragés. Aux États-Unis, en 2021, des millions de travailleurs ont démissionné, dans toutes les catégories d’emploi. Ce phénomène d’une ampleur inédite est appelé « The Big Quit », la grande démission. Chez nous, le nombre de maladies de longue durée et de burn-out explosent littéralement. Une récente enquête française a identifié les trois impressions principales ressenties dans la population : ce sont l’inquiétude, l’incertitude et la fatigue.
On peut avoir l’impression qu’il n’y a là rien de nouveau, mais ce serait se voiler la face. Pour la première fois depuis des décennies, les parents ne rêvent pas pour leurs enfants d’un progrès des conditions matérielles d’existence, mais espèrent juste qu’elles ne se dégraderont pas trop. Comme si le sens de l’Histoire (le fameux Progrès) avait disparu. Il faut donc faire l’hypothèse que cette perte de sens globale, inédite, est le symptôme d’une prise de conscience collective : la croissance est devenue impossible. À cause de l’épuisement des ressources, du changement climatique, de l’extinction de la biodiversité, elle est même devenue indésirable.
Or si la croissance est impossible, c’est tout le modèle de société qui est en panne. Les gens ne sont pas idiots : ils le savent, ils le sentent, ils le voient. Nous sommes confrontés, pour la première fois, à un défi qui pourrait s’énoncer comme suit : nous devons inventer une démocratie sans croissance, et surtout sans promesse de croissance. Bien sûr, la croissance n’est pas une valeur fondamentale pour les mouvements progressistes, mais elle est le socle sur lequel le pacte social a été conclu. Sans possibilité de croissance, tous les équilibres de la société vacillent. Les conséquences de cette prise de conscience diffuse, mais néanmoins massive et populaire, sont inédites pour les organisations d’éducation permanente et les institutions politiques qui se retrouvent désemparées.
Comment digérer cette perte de sens, ce terminus de la société de croissance et d’abondance ? Comment favoriser des projets et des réflexions qui rencontrent ce désarroi sans le nier ou le contourner ? Comment ne pas s’y arrêter et déployer des nouvelles raisons d’agir ?
Le manque de lieux, l’urgence, la défiance et la perte de sens : cette quadruple perturbation place les institutions de la démocratie et les associations d’éducation permanente dans une situation nouvelle très souvent inconfortable. Je crois qu’il est essentiel de le reconnaître, d’affiner ce diagnostic ensemble, d’en débattre, de chercher des pistes de persévérance et de renouvellement, pour ne pas sombrer dans l’impuissance et continuer à favoriser des pouvoirs d’agir. Au sein de notre mouvement, et bien au-delà.
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