COMPRENDRE LES PRIX DE L’ÉNERGIE : MISSION IMPOSSIBLE ? (Février 2022)
Guillaume Lohest, Contrastes février 2022, p3 à 5
Au moment de commencer cet article, je me suis senti « comme les trois frères chez le notaire » : perdu dans un jargon incompréhensible. En terminant sa rédaction, je ne suis pas certain d’avoir bien traduit le charabia du marché de l’énergie. Mais une chose est sûre : une facture d’énergie peut nous emmener loin, car ces chiffres sont terriblement politiques. Accrochons-nous, l’enjeu est trop important. Et vous me corrigerez si j’ai confondu le latin, le russe et les kilowattheures.
Pourquoi le prix de ma facture d’électricité augmente-t-il ? Le consommateur qui se pose cette question légitime se trouve face à deux options. La première ? Se satisfaire des quelques éléments donnés ici et là dans les médias, dormir dessus et ne pas trop chercher à creuser.
La seconde : derrière chaque explication donnée, poser d’autres questions, essayer de comprendre. C’est ce que je vais tenter de faire dans cet article. Je ne vous donne aucune garantie d’y parvenir. Car en partant d’une facture, on se retrouve vite dans les méandres techniques de la fixation des prix et des multiples facteurs qui peuvent l’influencer, en passant par le pétrole, le gaz et les énergies renouvelables.
À défaut de trouver des explications, je vous partagerai au moins mes questionnements.
Un tiers de la facture… bientôt la moitié ?
L’information a été abondamment partagée dans les médias, pour ceux qui l’ignoraient encore L’augmentation des prix touche la part de la facture qui concerne la fourniture d’énergie elle-même, qu’on appelle la commodité. Les deux autres parts sont des coûts de distribution et de transport, ainsi que des taxes diverses. Avant la flambée des prix, on avait coutume d’entendre que ces trois parties représentaient chacune un tiers de la facture totale. Mais quand l’un des tiers augmente… c’est toute la proportion qui change. Test-Achats estimait, lors d’un webinaire le 24 janvier, que le coût de la fourniture représentait d’ores et déjà entre 42 et 48% de la facture. Cela fait aussi automatiquement augmenter la TVA en proportion. Les coûts de distribution et de transport, par contre, ne bougent pas.
La part de taxation est évidemment un levier possible pour compenser la hausse actuelle. Si l’on débat aujourd’hui d’une T.V.A. à 6%, c’est parce qu’il s’agit d’un élément sur lequel les pouvoirs publics ont une prise directe. Contrairement au coût de la commodité, c’est-à- dire le produit lui-même, l’énergie fournie.
Là, tout dépend du marché.
La loi de l’offre et de la demande
« Si les prix augmentent, c’est surtout à cause de la reprise économique post-Covid. » C’est l’explication la plus souvent entendue. Vu l’importance de la demande en énergie, l’offre peine à suivre, et les prix s’envolent. Je vous avoue que je m’arrêterais bien ici parce que cela semble limpide. Sauf que. L’électricité est une énergie secondaire : elle est issue d’une transformation d’énergie primaire (nucléaire, charbon, gaz, éolien, solaire, hydraulique…) et peut donc être produite de différentes façons ! Pourquoi alors une augmentation générale pour tous les Belges ? Pourquoi ceux qui ont choisi un fournisseur d’électricité verte, une coopérative citoyenne, sont-ils impactés par cette hausse ? Leur électricité n’est-elle pas produite plus localement ?
Pour mieux m’y retrouver, j’appelle à l’aide. Je cherche les explications de quelqu’un qui travaille au plus proche des mécanismes de marché. J’obtiens les coordonnées d’un employé d’une société qui fournit un logiciel de calcul utilisé dans plusieurs marchés énergétiques. Il s’agit d’un algorithme d’optimisation facilitant la rencontre entre les offres et les demandes, tout en tenant compte des données météo, des contraintes techniques (de transport) et légales. Bref, un truc extrêmement compliqué.
Mon interlocuteur, avec pédagogie, m’informe de l’existence de plusieurs marchés, à plus ou moins long terme (plusieurs mois ou années) ou à très court terme (quart d’heure par quart d’heure). « Les acteurs du marché, producteurs, fournisseurs d’énergie ou gros industriels, adaptent leurs offres et leurs demandes en continu.
Comme l’électricité ne se stocke pas, il faut que l’offre et la demande coïncident exactement, ce qui explique cette grande complexité et l’existence de plusieurs marchés. Les acteurs achètent par exemple une quantité d’énergie à long terme, mais doivent aussi compléter au jour le jour, cela sur des marchés différents. » La bourse où se passent les transactions journalières pour la Belgique et une dizaine de ses voisins s’appelle EPEX-SPOT.
Je comprends donc ceci à ce stade : une multiplicité d’acteurs et de facteurs composent les marchés de l’électricité. Comme il s’agit d’un marché global, ouvert et interconnecté, aucun producteur d’électricité ne fonctionne en système clos. Aucun ne vend seulement ce qu’il produit. Sur le réseau, on fait appel aux unités de production selon la logique de « merit order » (cf. encadré). Voilà, en gros, pourquoi mon fournisseur d’énergie verte ne peut pas me proposer un tarif fondamentalement différent des autres : il joue sur le même marché.
La logique de « Merit Order » ou de préséance économique
« Le « merit order » est le mécanisme permettant d’établir un ordre de priorité dans la mise en oeuvre des unités de production électriques : elles sont appelées, pour chaque demi-heure, dans l’ordre croissant de leur coût marginal variable » (le coût supplémentaire induit par la dernière unité produite). Ce mécanisme est primordial pour comprendre la grande volatilité des prix de l’électricité ! En effet, « le prix du kWh pour chaque demi-heure est celui de la dernière unité de production sollicitée pour répondre à cette demande. »
« Selon cette logique, les premières unités appelées sont celles produisant de l’énergie renouvelable (solaire, éolien, hydraulique au fil de l’eau). Leur coût marginal est faible, et de plus, cette énergie étant intermittente et non stockable, elle doit être injectée dans le réseau en priorité, pour ne pas être perdue.
Les centrales nucléaires sont sollicitées en deuxième position. Les centrales thermiques à gaz, puis à charbon et au fioul suivent (elles sont classées selon le coût du combustible). Les barrages hydrauliques « de retenue », capables de stocker de l’eau – et de ce fait, de l’énergie – constituent une capacité de production de réserve. »
Source : www.connaissancedesenergies.org
Une hausse provisoire… mais une baisse impensable
Prenons un peu de recul critique. À l’heure d’écrire ces lignes, le gouvernement Vivaldi vient de communiquer ses mesures d’urgence : diminution provisoire de la TVA sur l’électricité pour quelques mois, chèque énergie identique pour tout le monde et maintien du tarif social élargi aux bénéficiaires du statut BIM jusqu’au 30 juin. Il est frappant de constater que ces mesures, loin d’être suffisantes, sont présentées comme temporaires. Comme si nous vivions une crise passagère ! Je ne peux m’empêcher de faire le lien entre cette flambée des prix et ce que de nombreux observateurs signalent depuis longtemps : non seulement les ressources fossiles ne sont pas infinies, mais en plus elles émettent des gaz à effet de serre, ceux dont on doit absolument se passer pour limiter les catastrophes climatiques !
Même s’il reste peut-être, dans le meilleur des cas, une ou deux décennies de réserves de gaz, nous ne pouvons pas espérer un retour à la normale. Car cela voudrait dire que la production de gaz peut repartir à la hausse pour augmenter l’offre, refaire les stocks stratégiques et soulager les prix. Nous ne pouvons pas, non plus, souhaiter que les prix restent si élevés, car cela signifie une augmentation de la précarité énergétique, une diminution de la qualité de vie de millions de citoyens. Quand on entend certains environnementalistes dire qu’il est indispensable que l’énergie soit chère pour inciter à en consommer moins, on peut comprendre le principe théorique, mais en aucun cas accepter la réalité concrète de ce raisonnement économique simpliste, qui ne prend pas en compte les inégalités d’accès et de conditions de vie des personnes, ni les différences d’usage de l’énergie.
Distinguer les usages, aller chercher les bénéfices
Ce qui rend la situation actuelle insupportable réside, encore et toujours, dans un problème de tarification. Actuellement, un kWh consommé en vaut un autre, quel que soit l’usage auquel il est destiné. Même prix pour préparer un repas ou pour recharger le 4e smartphone de la famille, même prix pour chauffer une salle de bain mal isolée ou pour alimenter un écran géant. C’est la raison pour laquelle le RWADE « soutient depuis plusieurs années le principe d’une tarification progressive et solidaire de l’électricité. Concrètement, cela signifie garantir aux ménages wallons une consommation de base à un prix peu élevé, financée par ceux qui consomment plus et paieront plus cher les kWh supplémentaires qu’ils consomment1 ». Il s’agit d’un principe très difficile à mettre en oeuvre : en matière d’électricité, les ménages les plus aisés sont justement parfois ceux qui consomment le moins2, car ils ont pu réaliser des investissements (par exemple installer des panneaux photovoltaïques). Mais cette difficulté ne doit pas nous arrêter. Car consommer moins d’énergie, à l’échelle globale, est une nécessité absolue : tôt ou tard, il faudra bien que les plus gros sacrifices soient réalisés sur les usages les moins vitaux et les plus nuisibles socialement.
Par ailleurs, une énergie chère signifie des bénéfices faramineux pour les producteurs d’énergie. Le géant russe Gazprom a enregistré des bénéfices record pendant les deux derniers trimestres de 2021, de même que TotalEnergies. Le 17 janvier, la CREG (Commission de régulation de l’électricité et du gaz) a annoncé la reprise d’une enquête destinée à vérifier si certains acteurs du marché ont réalisé des surprofits exceptionnels avec la flambée des prix, ce qui pourrait justifier qu’une partie des bénéfices puisse retourner aux consommateurs.
Les résultats sont encore attendus au moment de boucler cette publication. Mais on peut déjà le dire : les citoyens ne comprendraient pas qu’on laisse tranquillement des dizaines de millions d’euros s’échapper en dividendes pour les actionnaires de ces grosses sociétés, tandis que les factures de régularisation viendront progressivement saigner les consommateurs.
Vers une stratégie de déconsommation ?
À l’heure actuelle, le tabou est total : on continue de considérer l’énergie comme une donnée naturelle dont il est inconcevable de réguler collectivement (politiquement) la production et la consommation. On attend de l’offre qu’elle puisse retrouver des volumes normaux, qui puissent répondre à la demande… un peu comme on attend le retour du soleil.
C’est une aberration. Car, arrêtez-moi si je me trompe, si nous parvenions à diminuer la demande (globale) d’énergie, les prix baisseraient mécaniquement. Évidemment, cela demande de sortir d’une logique de marché et une reprise en main politique qui mette en oeuvre une véritable stratégie de déconsommation, distinguant des usages nécessaires et des consommations excessives, à financer par l’impôt et par une ponction sur les bénéfices indécents des géants industriels. On en est encore loin mais la libéralisation a quand même du plomb dans l’aile. Il est urgent de faire tomber cet oiseau de malheur qui a bien pigeonné son monde.
(Très) Chère Belgique,
Si le marché européen de l’énergie est si interconnecté, comment expliquer que l’électricité est deux fois plus chère en Belgique que chez notre voisin français ?
Prenons l’exemple de la France. Le prix de la fourniture d’énergie a augmenté comme partout ailleurs en Europe, et pourtant nos voisins ont payé leur électricité deux fois moins cher que nous en 2021. Deux raisons principales expliquent cette différence.
Tout d’abord, la France a fait le choix de continuer à investir massivement dans le nucléaire. « Elle produit 70% de son énergie à bas prix, contrairement à notre pays qui importe une grande partie de son énergie3 ». Deuxième raison, le montant de la TVA en France est globalement moins élevé que chez nous.
Soulignons également que sur le troisième poste de la facture (le coût du transport et de la distribution), il existe des disparités régionales au sein même de notre pays : 1.391€ en Wallonie, 1.319€ en Flandre et 1.254€ à Bruxelles.
1. www.rwade.be
2. En réalité, nous ne devrions pas dire qu’ils consomment moins, mais qu’ils consomment moins d’électricité produite par des centrales. Ils consomment en effet probablement autant, voire plus que les autres, mais le calcul de leur consommation est théoriquement plus faible car leur autoproduction d’électricité est déduite du total.
3. Didier Zacharie, Pourquoi notre facture d’électricité est-elle deux fois plus salée qu’en France, Moustique, 29/12/2021
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