LIBÉRALISATION – SORTIR DE L’IMPASSE DU MARCHÉ (Février 2022)
Aurélie Ciuti, Contrastes février 2022, p 10 à 12
L’ énergie est un droit fondamental. Pourtant, le secteur de l’énergie est privatisé et libéralisé. La gestion de ce bien particulier est confiée à des acteurs privés, des entreprises commerciales, qui ont pour objectif premier (et unique ?) de faire du profit. Pourquoi ce choix a-t-il été opéré ? Était-il pertinent ? Quelles sont les alternatives au marché pour enfin répondre aux enjeux sociaux et environnementaux gigantesques qui gravitent autour de l’énergie ?
Présentée comme une panacée, la libéralisation de l’énergie s’inscrit dans un mouvement plus large de privatisations, notamment porté par la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher. C’est l’avènement du dogme libéral qui considère que le marché libre est par nature vertueux et constitue le meilleur outil pour organiser les échanges et atteindre la prospérité.
Les différentes régions de Belgique appliquent ces directives et libéralisent le secteur de l’énergie : en 2004 en Flandre, en 2007 à Bruxelles et en Wallonie. Avant la libéralisation, la responsabilité de la distribution et de la fourniture de gaz et d’électricité était une compétence publique.
Dans les faits, l’Etat belge avait délégué cette compétence à un seul acteur privé, Electrabel (et Luminus pour une petite partie du territoire wallon). A partir de 2007, la distribution des deux énergies (gaz et électricité), la gestion des réseaux et des compteurs, restent dans le giron public. Elles sont assurées par les gestionnaires de réseau (GRD) (principalement RESA et ORES en Wallonie, Sibelga à Bruxelles). Les actionnaires des GRD sont les communes. La fourniture est quant à elle confiée à des acteurs privés. Leur rôle ? Vous faire signer un contrat, faire office d’intermédiaire entre vous et les producteurs et vous facturer vos consommations. Ils achètent donc sur les marchés de gros1 de l’énergie qu’ils revendent à leurs clients.
Un échec cuisant de plus en plus remis en cause
La libéralisation n’a pas eu les effets escomptés : les tarifs payés par les consommateurs ont considérablement augmenté depuis 2007. C’est particulièrement vrai à l’heure où nous écrivons cet article puisque nous connaissons une flambée historique des prix du gaz et de l’électricité.
L’efficacité présumée des acteurs privés est largement contredite par l’observation de phénomènes de bureaucratisation et de gaspillage de ressources dans la littérature scientifique consacrée aux firmes capitalistes2. La théorie économique n’hésite d’ailleurs plus à évoquer les failles du marché.
La libéralisation a également bouleversé le rapport de force entre consommateurs et acteurs privés. De nombreuses politiques antisociales – ne citons que le compteur à budget en Wallonie – ont été mises en place et sont maintenues bec et ongles par les défenseurs du marché pour permettre aux acteurs privés de maximiser leurs profits. A titre d’exemple, Total Énergies, qui détient Lampiris, vient d’annoncer un résultat net pour 2021 de 15 milliards d’euros. Le bénéfice net le plus élevé jamais réalisé par une entreprise française.
Sur le terrain, nous observons aussi l’impact du libre marché sur l’accès effectif à l’énergie. Non seulement, la libéralisation des marchés du gaz et de l’électricité n’a pas conduit à une diminution des prix, mais en plus certaines stratégies commerciales des fournisseurs font des ravages au sein des ménages les plus fragilisés : complexité croissante et extrême des factures et du marché ; déséquilibre de la relation consommateur-fournisseur ; techniques de vente intrusives, agressives ou mensongères, tel le démarchage abusif à domicile ou le marketing ciblé ; non recours aux protections sociales existantes ; fin anticipée des contrats de fourniture ; coupures arbitraires, etc.
De plus, l’énergie est un bien particulier qui répond encore moins que d’autres à la logique d’un équilibre naturel entre l’offre et la demande, notamment pour les raisons suivantes :
- L’énergie se stocke peu. On peut difficilement différer le moment de la consommation de celui de la production ;
- Une partie de la production ne peut pas être interrompue ou limitée momentanément selon les besoins (pensons au nucléaire) ;
- Une partie importante de la demande en énergie, particulièrement celle des ménages, ne peut être modifiée ou déplacée dans le temps.
L’organisation de la vie quotidienne n’est pas aisément réglable selon la production d’énergie De nombreuses contraintes pèsent sur les ménages (on choisit peu l’heure à laquelle on prépare son repas ou à laquelle on donne le bain aux enfants, on peut par contre éventuellement déplacer le moment où on va faire tourner la machine à laver) ; - L’énergie n’a pas de caractéristique particulière qui permet à un ménage de choisir telle électricité ou tel gaz plutôt qu’un·e autre. Il existe des contrats verts en électricité mais ce libellé est en fait assez trompeur, puisque l’électricité qui sort de la prise est exactement la même, peu importe le type de contrat dont on dispose. Les contrats énergie 100% verte sont certifiés par des Labels de Garanties d’Origine (abrégé LGO), un instrument de traçabilité mis en place au niveau européen. Ces labels garantissent que quelque part en Europe, un producteur en énergie renouvelable a produit l’équivalent de leur consommation électrique. Mais ils ne signifient pas qu’un fournisseur d’électricité a bien acheté de l’énergie renouvelable. Théoriquement, un fournisseur en électricité a le droit de vendre un contrat énergie 100% verte, tout en achetant uniquement de l’électricité issue du gaz et du nucléaire. Heureusement, des acteurs de la société civile comme Greenpeace aident les consommateurs à y voir plus clair en publiant chaque année un classement des fournisseurs en la matière.
Un marché totalement libre est donc exclu : c’est pour cela qu’il existe en matière d’énergie, à tous les échelons de pouvoir, une tonne de lois qui encadrent le marché. Mais cet encadrement est d’autant plus complexe à organiser qu’il est censé en même temps respecter la liberté, réelle ou supposée, des acteurs en présence. Un vrai casse-tête complexe et, osons le dire, inefficace !
Le choix de la libéralisation et de la privatisation n’est ni un phénomène naturel ni une forme d’avènement de l’histoire. Il y a une exigence démocratique à questionner les modes de gestion et de gouvernance de l’énergie dont nous souhaitons nous doter. Il est évident que les alternatives doivent à tout prix redonner du pouvoir aux citoyens et aux pouvoirs publics.
D’autres modèles
Parce que les enjeux sociaux et environnementaux sont colossaux et parce que la libéralisation a clairement montré son incapacité à répondre à ces enjeux, il est indispensable de reprendre la main sur notre avenir énergétique commun.
Cela implique donc de sortir de la libéralisation et de construire une – ou plutôt des – démocratie(s) énergétique(s). D’autres modèles sont possibles et souhaitables. Des alternatives existent déjà et rivalisent d’imagination pour reprendre du pouvoir sur le marché dans le cadre existant.
Ces différentes initiatives ne s’excluent pas entre elles. Mais elles doivent et devront impérativement être pensées en vue de favoriser la solidarité entre les territoires, sur des échelles plus larges, afin d’éviter une dualisation de la société entre ceux qui auraient les moyens de s’investir individuellement ou financièrement dans ces modèles alternatifs. Une fois de plus, le rôle de l’autorité publique sera déterminant en la matière ! Nous devons les y pousser tous ensemble !
Quelques expériences inspirantes
Un peu partout en Europe et dans le monde s’élèvent des voix contre la logique de libéralisation de secteurs vitaux, que ce soit l’eau, l’énergie ou encore les transports en commun. Des syndicats, des associations, des citoyens, mais aussi des pouvoirs publics locaux expérimentent des alternatives porteuses visant à cette reprise en main du secteur.
Les coopératives et les communautés d’énergie
Depuis de nombreuses années déjà, des coopératives citoyennes voient le jour en vue de mettre en commun des moyens financiers permettant de produire de l’énergie renouvelable. Certaines coopé ratives ont même créé leur propre fournisseur. C’est le cas notam ment d’Ecopower en Flandre, ou de Cociter en Wallonie. Ces four nisseurs ne visent pas d’abord à dégager des profits
pour leurs actionnaires. Elles réinvestissent leurs bénéfices dans des projets porteurs pour la collectivité.
Concept plus récent et largement soutenu par l’Europe, la communauté d’énergie permet à plusieurs acteurs (ménages, immeuble résidentiel, entreprises, écoles, etc.) de s’associer pour partager une production renouvelable locale et favoriser l’autoconsommation, c’est-à-dire que l’énergie renouvelable produite par les installations de ces acteurs soit au maximum consommée au moment où elle est produite. Plusieurs projets pilotes sont en cours à Bruxelles et en Wallonie. Ces communautés ouvrent la voie à de nouveaux modes de gestion et de partage collectifs de l’énergie.
Les remunicipalisations
Partout en Europe s’opèrent des remunicipalisations, c’est-à-dire des dynamiques locales de déprivatisation d’un secteur, qui repart dans la gestion publique. Ces initiatives tirent le bilan d’un échec des libéralisations et privatisations qui ont été mises en oeuvre depuis des décennies. La crise financière de 2008 et les politiques d’austérité qui ont suivi ont également favorisé une prise de conscience au niveau local de véritables opportunités pour relocali ser l’économie, créer de la valeur ajoutée locale mais aussi du lien avec les citoyens.
Le fournisseur public
Les autorités pourraient créer un fournisseur public, qui alimenterait les bâtiments et équipements publics ainsi que les ménages qui le souhaitent en électricité 100% renouvelable et en gaz, avec une approche sociale, participative et de service public. Il aurait comme objectif principal la garantie du droit à l’énergie de toute la population, à travers une politique de prix juste, transparente et alignée sur les prix les plus bas du marché. Tous les profits éventuels générés par son opération seraient réinvestis dans le maintien des prix abordables, l’éradication de la précarité énergétique et la transition énergétique, dans une optique de décarbonation de l’économie et de la société.
Ce fournisseur public proposerait par conséquent un service local, fiable, transparent et de qualité, qui s’éloignerait des pratiques agressives et déloyales de captation de clients auxquelles s’adonnent d’autres acteurs du marché. Le fournisseur public opterait pour une gouvernance participative et démocratique, où les citoyens pourraient faire entendre leur voix et avoir un poids réel dans la prise de décisions stratégiques1.
C’est possible !
À Hambourg, Hamburg Énergie existe depuis 2009, quand le Sénat local a décidé de reprendre en main l’approvisionnement en énergie de la ville. La société appartient à la ville, ce qui représente un avantage évident pour les clients : « en tant que véritable fournisseur d’énergie municipal, nous nous engageons exclusivement envers les citoyens de notre ville et non envers des investisseurs anonymes ». Hamburg Énergie fournit de l’électricité 100% verte et la rachète prioritairement auprès des fournisseurs et des communautés de la région.
À Barcelone, Barcelona Energia a été créée en 2018. Elle fournit en électricité 100% verte les bâtiments et équipements de la Commune de Barcelone et de son aire métropolitaine, ainsi que les ménages et les entreprises privées. Elle se désigne comme un élément clé dans la transition vers la souveraineté énergétique, l’amélioration du bienêtre des barcelonais·e·s, l’accompagnement vers un modèle énergétique plus vert et la promotion de l’autoconsommation et de la performance énergétique. Elle dispose d’un Conseil des usagers où ceux-ci sont représentés dans la prise de décisions.
1. Cette réflexion est largement inspirée des
travaux menés par le CASE (Centre d’Appui
SocialEnergie), au sein de la Fédération des
services sociaux.
1. Le marché de gros est un marché où se vendent des volumes importants qui sont achetés et vendus entre producteurs, grands consommateurs, négociants et fournisseurs d’énergie. Le marché de gros est européen en raison de l’interconnexion des réseaux d’électricité et de gaz. Source : CREG.
2. Gabriel Maissin, actes du colloque sur les 10 ans de la libéralisation organisé par le RWADE, la Fédération des services sociaux et le Collectif Solidarité contre l’exclusion, 2017.
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