AUGMENTATION DES PRIX DE L’ÉNERGIE : QUELLES MESURES ADOPTER ? (Février 2022)
Aurélie Ciuti (Réseau wallon pour l’accès durable à l’énergie – Rwadé),
Céline Nieuwenhuys (Fédération des services sociaux – FdSS),
Nicolas Poncin (Collectif Solidarité contre l’exclusion – CSCE, Service Infor GazElec),
Juan Carlos Sanchez (Coordination Gaz-Electricité-Eau – CGEE)
Contrastes février 2022, p 17 à 19
La flambée des prix de l’énergie constitue une atteinte au droit fondamental qu’est l’accès à l’énergie. Les pouvoirs publics ont la responsabilité d’apporter des réponses. Dans la douleur, le Gouvernement fédéral s’est accordé ce mois de février sur trois mesures de soutien (chèque énergie de 100€ pour tous les ménages et, jusqu’au 30 juin 2022, baisse de la TVA sur l’électricité à 6% et maintien de l’extension du tarif social aux BIM). Ces mesures sont insuffisantes.
Sur la base des prix de novembre 2021, la CREG (Commission de Régulation de l’Electricité et du Gaz) estimait que la facture annuelle moyenne d’électricité pour un ménage wallon avoisinait déjà les 1.390€, tandis que celle pour le gaz approchait les 2.980€ ! Par rapport à décembre 2021, les prix de l’énergie ont augmenté en janvier de 49% en moyenne pour les contrats d’électricité variables et de 42% pour les contrats d’électricité fixes, et de 59% pour les contrats de gaz variables et de 55% pour les contrats de gaz fixes.
Cette augmentation exponentielle met en danger le droit fondamental de toute personne d’avoir accès à l’énergie en quantité et qualité suffisantes et à un coût abordable. La situation est devenue insupportable pour les ménages, et plus spécialement pour ceux qui se trouvent déjà ou qui sont en risque de tomber dans la « précarité énergétique » (voir plus loin).
Dans cette situation, toute mesure d’aide est la bienvenue. A l’heure d’écrire ces lignes et malgré l’urgence toujours plus pressante, les Régions n’ont encore annoncé aucune mesure de soutien. Celles-ci sont notamment attendues autour de la suspension des coupures dans l’approvisionnement d’énergie, la suspension du système de prépaiement des factures ou encore sur l’interdiction des frais de recouvrement. Il est vrai qu’en Région bruxelloise, des fonds régionaux ont été alloués aux CPAS dans l’objectif que ceux-ci puissent aider un public plus large. Néanmoins, en plus des problématiques de non-recours bien connues, certains ménages ne seront pas éligibles pour recevoir ces aides, au vu de leurs revenus mensuels, et ce malgré leurs difficultés conjoncturelles potentiellement évidentes.
En ce qui concerne les trois mesures décidées par le Gouvernement fédéral au 1er février, la prolongation de l’élargissement du tarif social aux titulaires du statut BIM est une mesure essentielle qui contribue effectivement à un meilleur accès à l’énergie, même si son caractère limité dans le temps pose question. Les autres mesures semblent inefficaces, voire contreproductives. D’autres encore devraient être prises en compte. Détaillons-les.
La prolongation de l’élargissement du tarif social aux BIM
Le nombre de personnes qui jouissent de manière structurelle du tarif social s’élève à environ 520.000 pour l’électricité et 320.000 pour le gaz. Ces chiffres sont aujourd’hui augmentés d’environ 440.000 personnes supplémentaires pour l’électricité et de 280.000 personnes supplémentaires pour le gaz suite à l’élargissement temporaire décidé par le Gouvernement du tarif social aux bénéficiaires de l’intervention majorée (BIM) jusqu’au 30 juin 2022. Malheureusement, cette mesure ne sera peut-être pas reconduite à l’été et fait croître l’inquiétude pour de nombreux ménages.
Retirer le bénéfice du tarif social aux BIM impliquerait de plonger potentiellement près d’un demi-million de ménages dans la précarité énergétique. Le régulateur de l’énergie parle de « précarité énergétique » lorsqu’un ménage consacre plus de 10% de son budget au paiement de sa facture énergétique. Les revenus des ménages bénéficiant du statut BIM étant bien inférieurs au revenu médian, cette flambée des prix de l’énergie impacte lourdement leur budget.
Concrètement, en janvier 2022, un consommateur moyen à Bruxelles qui perçoit un revenu mensuel net jusqu’à 1.600€ et qui bénéficie de l’intervention majorée paiera autour de 130€ par mois pour l’électricité et le gaz comme ayant droit au tarif social en Région bruxelloise, soit environ 7,42% de son revenu mensuel. Si ce statut ne donne plus droit au tarif social, ce consommateur paiera, s’il prend le contrat le moins cher, environ 437€ par mois, soit trois fois plus qu’auparavant, en grevant désormais 24,97% de son revenu mensuel ! En fonction du contrat choisi par le ménage, cet écart pourrait être encore beaucoup plus prononcé.
En matière de protection des consommateurs, le tarif social joue un rôle indéniable dans la lutte contre la précarité énergétique et contre l’endettement. En agissant directement sur le montant des factures d’énergie, le tarif social s’attaque à l’une des causes de cette précarité, à savoir le prix non régulé de ces ressources essentielles. Les personnes les plus précarisées ont encore moins la possibilité que les autres de faire jouer la concurrence, par manque de temps ou de connaissance. Le tarif social leur garantit un prix régulé et offre une protection contre des prix très onéreux sur le marché.
Le chèque énergie de 100€
Contrairement à l’élargissement du tarif social, le chèque énergie octroyé par le Gouvernement fédéral s’adresse à l’ensemble des citoyens belges, peu importe leur niveau de revenu. Ce chèque énergie prendra concrètement la forme d’une réduction directe sur la facture d’électricité. En effet, seule l’électricité est visée par cette mesure pour, d’après le Gouvernement, ne pas créer de déséquilibre entre les ménages qui utilisent le gaz et ceux qui ne consomment que de l’électricité. Ce choix est pourtant questionnable, tant c’est avant tout le prix du gaz qui a flambé.
Vu l’augmentation des prix de l’énergie, toute mesure de soutien est évidemment la bienvenue. Pourtant, le montant de ce chèque s’avère concrètement très faible pour compenser la hausse des factures. Surtout, il ne tient pas compte de la consommation ni des besoins énergétiques du ménage. Ainsi, ce chèque énergie peut être absorbé par une consommation importante liée à la faible performance énergétique du logement et pénaliser, de ce fait, les ménages vivant dans des logements peu ou mal isolés.
En outre, cette mesure ponctuelle du chèque énergie n’agit en rien sur les mécanismes du marché. A la différence du tarif social, le chèque énergie ne garantit aucunement que le ménage bénéficie du tarif le plus bas du marché. Il présuppose, au contraire, que les bénéficiaires restent actifs sur le marché, dans la situation qui est la leur au moment où ils paient leur facture.
La réduction de la TVA sur l’électricité à 6%
Le Gouvernement a décidé de baisser la TVA sur l’électricité à 6% (au lieu de 21% actuellement), du 1er mars au 1er juillet. Le gaz reste, lui, taxé à 21%. Comme pour le chèque énergie, le fait que la baisse de la TVA ne concerne que l’électricité s’explique, officiellement, par la volonté de ne pas léser les personnes qui ne consomment pas de gaz.
Outre qu’il aurait été plus pertinent, encore une fois, de concentrer les moyens d’action vers ceux qui en ont le plus besoin, cette mesure pourrait s’avérer concrètement contreproductive et alourdirait le pouvoir d’achat des ménages. En effet, cette baisse de la TVA pourrait impliquer un retardement – potentiellement de 6 mois – du dépassement de l’indice-pivot et de l’indexation de 2% des salaires et des prestations sociales, initialement prévue cette année pour les mois de mai et de juin1. Le maintien de l’indexation est pourtant essentiel pour préserver le pouvoir d’achat de tous les citoyens belges.
Il faut pérenniser l’octroi du tarif social sur base du revenu
Le tarif social s’avère donc un outil essentiel et efficace pour lutter contre la précarité énergétique. Il est bénéfique à la fois pour le ménage, qui peut dès lors payer sa facture d’énergie, pour les fournisseurs, qui voient le risque d’impayés et leur contentieux diminuer, et pour la collectivité, qui garantit ainsi l’accès à un droit fondamental.
Contrairement à la manière dont l’envisage le Gouvernement, ce tarif social élargi ne doit pas être conçu comme une mesure temporaire, en réaction à une crise (crise qui, par ailleurs, risque de s’étendre bien au-delà de juin 2022). Elle doit être pérennisée comme un outil structurel de lutte contre la précarité énergétique.
Selon cette logique, le droit au tarif social devrait, à l’avenir, être automatiquement octroyé sur la base d’un critère de revenus, en complément de l’octroi actuel sur la base de statuts sociaux.
Notamment, le seuil de revenus pour avoir droit au tarif social devrait être aligné sur celui utilisé pour l’accès au statut « BIM revenus », et cela pour éviter un traitement différencié de certains ménages à ressources financières équivalentes (par exemple, une personne qui reçoit 1.000€ de salaire ou d’allocations de chômage et qui n’a pas (encore) sollicité le statut BIM n’a actuellement pas droit au tarif social, tandis qu’une personne qui reçoit 1.000€ au titre du RIS a bien droit à ce tarif).
Des solutions techniques peuvent être trouvées à cet égard, comme au Portugal, où le tarif social pour l’électricité et le gaz est automatiquement octroyé à tout ménage en-dessous d’un certain plafond de revenus sur la base de son avertissement-extrait de rôle, avec un taux d’automaticité très élevé.
Il faut mettre les acteurs économiques du secteur à contribution
La crise relative aux prix de l’énergie a des conséquences néfastes sur les ménages, sans que l’on puisse constater une juste contribution de tous les acteurs économiques du marché, et notamment des producteurs d’énergie, aux mesures d’urgence et au maintien des prix à un niveau abordable. A ce sujet, dans les mesures annoncées par le Gouvernement, rien n’est dit sur la captation des plus-values faramineuses qui ont été faites par certains producteurs (TotalEnergies s’apprête par exemple à annoncer 15 milliards de bénéfice net pour 2021, le plus gros bénéfice jamais réalisé par une entreprise française). Le secteur doit être mis à contribution.
Suite à la hausse de prix, plusieurs pays européens comme la France ou l’Espagne sont en train d’envisager ou ont déjà mis en oeuvre des mesures opérant des changements dans le fonctionnement du marché de l’électricité, tout en respectant le cadre européen. Ces mesures incluent la limitation temporaire du profit extraordinaire tiré par les producteurs d’énergies non fossiles due à la hausse de prix pour réduire les coûts supportés par les consommateurs (Espagne) ou la création d’un mécanisme de stabilisateur automatique des prix qui prévoit des transferts compensatoires du producteur vers le fournisseur, de façon à ce que celui-ci répercute ces gains vers le consommateur final (France).
On le voit, la mise à contribution de tous les acteurs économiques du secteur est possible. Elle doit également être sérieusement et urgemment mise à l’ordre du jour.
1. Par exemple, l’Institut pour un Développement Durable a fait une simulation de cette baisse de la TVA sur les revenus des ménages, sur base de deux ménages aux situations financières différentes. D’après cette simulation, même si on tient compte du versement du chèque énergie de 100€, les deux ménages considérés auront perdu du pouvoir d’achat d’ici la fin de l’année. Voir http://www.iddweb.eu/
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