ACCÈS AUX DROITS SOCIAUX : UN COMBAT À ARMES INÉGALES (Avril 2022)
Claudia Benedetto, Laurence Delperdange, Contrastes avril 2022, p 3 à 6
La difficulté de faire valoir ses droits sociaux est un phénomène qui cause angoisse, perte de confiance en soi, perte de confiance dans les institutions. Les embûches et les freins sont nombreux entre les personnes et les droits auxquels elles ont… droit. Et ce sont souvent les plus fragiles qui se voient confrontés aux murs dressés par les administrations.
Dans nos ateliers de création d’histoires digitales1 , il n’est pas rare que les participants fassent état de leur récit. Manque criant d’informations, appels téléphoniques incessants, récolte de multiples documents pour constituer un dossier pour enfin pouvoir bénéficier de la moindre aide matérielle. Alors que le temps est compté. Obtenir simplement ce qui est prévu dans la loi est parfois insurmontable et amène de nombreuses personnes à renoncer à un soutien auquel elles auraient pourtant droit.
Ces droits sociaux recouvrent tous les domaines de la vie comme l’éducation, la santé, l’emploi, le chômage, le logement, la culture, et toutes les allocations et aides sociales. (Voir l’analyse « De quels droits parle-t-on ? »). Les quelques témoignages qui jalonnent ce numéro de « Contrastes » sont clairs : faire valoir ses droits ne va pas de soi… Les raisons qui expliquent que des personnes n’ont pas accès à leurs droits, pourtant inscrits dans la Constitution, sont multiples. Au premier rang de celles-ci, le fait que les aides existantes sont trop souvent peu connues et/ou que les services sociaux qui pourraient en informer les citoyens ne le font pas forcément. On peut citer également la difficulté à répondre très concrètement aux démarches à effectuer, l’exclusion numérique, la non-transversalité des services susceptibles d’apporter une part des réponses… Le Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale a réalisé, en 2016, une vidéo sur ce thème2 . Des personnes y témoignent des difficultés qu’elles ont rencontrées pour accéder à leurs droits.
Une chaîne sans fin
« J’ai été mal informé sur certains droits que j’aurais pu avoir. Au début, on m’a dit que je n’avais droit à rien du tout. Je suis allé au CPAS. On m’a fait signer un contrat qui indiquait que je devais passer mon permis et avoir la preuve d’un certain nombre de recherches d’emploi. Je n’ai eu que des réponses négatives. Ça devenait long. Je suis allé trouver mon assistant social et j’ai eu droit à un article 60 valable un an. J’ai eu une rupture de contrat à cause d’une connerie. Je me suis rendu à l’ONEM pour voir quels étaient mes droits. Là-bas, on me dit : ‘Vous avez fait 6 mois, vous devez encore faire 6 mois pour pouvoir prétendre à quelque chose’. Je demande s’il faut que je me réinsère comme demandeur d’emploi. On me répond que oui. Le jour même, j’y vais et là, la dame me dit : ‘Monsieur, par rapport à votre parcours scolaire, savez-vous qu’avant de commencer l’article 60 vous aviez droit au chômage ?’ Au moins qu’on nous donne les bonnes informations pour qu’on arrive à s’en sortir… Quand on va dans un endroit, on nous dit quelque chose. Puis ailleurs on nous dit autre chose, ou alors on nous dit : ‘C’est pas nous qui nous occupons de ça, allez à un autre endroit’. C’est ce qu’on fait… Et les suivants nous disent : ‘Ah non Monsieur ! Vous devez aller à une autre place’… C’est une chaîne sans fin1… »
- Droits et non take-up, Pourquoi ? », Vidéo réalisée par le Service de lutte contre la pauvreté et la coopérative Cera, 2016
Il suffit d’aller sur internet…
Le baromètre de l’inclusion numérique 2020 de la Fondation Roi Baudouin est éloquent sur l’inégalité d’accès au numérique, dans une société où avoir accès à une connexion internet devient une nécessité vitale si l’on veut avoir accès à ses droits. Ainsi, par exemple :
- En 2019, les ménages ayant de faibles revenus et les isolés sont les foyers les moins connectés à internet : près de 3 ménages sur 10 vivant
avec de faibles revenus ne disposent pas de connexion internet à domicile. En comparaison avec la moyenne européenne, la Belgique est le pays le plus inégalitaire en matière d’accès à internet selon les revenus. - 22% des ménages isolés et 9% des couples sans enfant n’ont pas de connexion internet à domicile. Les femmes isolées en Wallonie sont le public le plus vulnérable sur le plan de l’accès à internet : 30% d’entre elles ne disposent pas de connexion au sein du foyer.
- Près d’un quart (24%) des individus ayant de faibles revenus est non-utilisateur d’internet en Belgique. L’écart selon les revenus a diminué depuis quatre ans, mais il reste plus important en Belgique que dans la moyenne européenne.
- Plus d’un Belge sur cinq (21%) respectivement peu diplômé et âgé de 55 à 74 ans n’utilise pas internet. Cette proportion augmente à 28% parmi les 65 à 74 ans.
En savoir plus :
Ilse Mariën et Périne Brotcorne, « Baromètre de l’inclusion numérique », Fondation Roi Baudouin, août 2020.
Faire valoir ses droits ne va pas de soi…
Dans l’ouvrage « Chroniques du no jobs land »3 réalisé dans le cadre de la campagne « Tous des glandeurs », des témoins s’exprimaient sur ces obstacles qui se dressent sur leurs parcours marqués par le manque de moyens financiers, le licenciement, le sentiment d’isolement. Ils ont l’impression d’être perdus, et ressentent bien souvent de la honte de ne pas être « conformes », d’être obligés de quémander.
C’est ainsi que de nombreuses personnes se trouvant déjà dans un parcours de vie difficile voient leur situation se dégrader. La situation fragile de ces personnes peut se retrouver particulièrement affectée par la confrontation aux méandres administratifs (nombreux rendez-vous à honorer, multiples documents à fournir, périodes d’éligibilité courtes ou variables…) et à leurs absurdités.
Les personnes précarisées sont particulièrement confrontées à un véritable parcours du combattant pour obtenir des droits vitaux dans un système qui ne tient pas suffisamment compte de leur réalité. Les conséquences de cette difficulté à recourir aux droits laissent certaines d’entre elles sur le bord du chemin, les maintiennent dans la marge. « Les parcours des personnes sanctionnées temporairement, ainsi que des personnes exclues des droits montrent comment la sous-protection sociale touche davantage et plus fréquemment des personnes déjà précaires ou pauvres », peut-on lire dans le rapport4 réalisé par l’Observatoire de la santé et du social de Bruxelles.
Derrière ce mode de fonctionnement récurrent réside donc aussi un réel enjeu démocratique. La résignation et le fatalisme sont trop souvent les réponses à cette incapacité à faire valoir ses droits.
L’absurde labyrinthe administratif
La conditionnalité5 toujours plus poussée des droits sociaux illustre cette complexité administrative. « Il est en effet nécessaire d’apporter de plus en plus de preuves, non seulement matérielles (justificatifs et autres) mais aussi comportementales (prouver sa motivation, sa bonne volonté à s’en sortir, de son éligibilité).
Les politiques d’activation […] supposent une augmentation de la sélectivité qui entraîne une multiplication des épreuves de la vérification, pour les demandeurs mais aussi pour les services – aboutissant à ce qu’Elisa Chelles nomme une ‘bureaucratisation de l’éligibilité’ »6. Difficulté d’apporter toutes les preuves demandées et redemandées, complexité des démarches à effectuer, inadaptation des mesures mises en place contribuent à ce dysfonctionnement. Les chiffres montrent ainsi qu’une moitié seulement des citoyens aurait recours à ses droits7.
Il est consternant de constater que ce sont les publics les plus vulnérables qui passent à côté des aides auxquelles ils auraient droit… et besoin.
Or, ne pas accéder à ses droits signifie ne pas accéder à un revenu. Ce qui signifie aussi de devoir dépendre d’autres personnes, d’être relégué dans la posture du mendiant. Désolant miroir des discours politiques déformants qui parlent des usagers comme de potentiels profiteurs.
Seuls, face à un écran
La perte de contact humain dans les services publics a encore accentué ce phénomène de non-recours aux droits. Elle s’explique tant par la fermeture physique des guichets, la saturation des lignes téléphoniques, que par la part de plus en plus grande pour le numérique, qui devient incontournable dans les démarches administratives. Une problématique d’autant plus inquiétante que l’on sait que les publics en situation de précarité subissent de plein fouet la fracture numérique8.
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La crise sanitaire n’a fait ainsi qu’empirer une situation qui était amorcée avant la crise sanitaire. La dépendance numérique de notre société n’est en effet pas apparue avec la pandémie de Covid-19. La numérisation des services publics a commencé il y a 20 ans et s’est accélérée depuis 2010 avec le « tout au numérique » comme logique dominante.
D’après le Baromètre de l’inclusion numérique : « On peut parler de l’avènement d’un contexte social de dépendance au numérique, c’est-à-dire une société soumise à l’usage des outils numériques, dans laquelle les services sont conçus pour des individus supposés utilisateurs. Chacun est invité à s’équiper et à maîtriser les technologies s’il ne veut pas être mis en difficulté pour accéder à un éventail croissant de démarches quotidiennes, dont celles relatives aux services essentiels9. »
Et en plus, des discriminations !
Dans l’analyse du non-recours aux droits sociaux, il faut bien évidemment tenir compte de la situation financière des personnes. Mais il faut aussi considérer leurs origines, leur degré d’autonomie et leur genre. En effet, être une femme, être sans-papiers, avoir un handicap, être d’origine étrangère accentue la précarité à cause de la discrimination vécue par ces personnes. Joachim-Emmanuel Baudhuin, assistant social, coordinateur du service social des solidarités (SESO) suit un public d’origine étrangère qui ne maîtrise pas bien l’une des trois langues nationales.
Il observe une pénalité supplémentaire pour ces personnes-là. « Ceux qui obtiennent un titre de séjour en Belgique ne peuvent pas du tout tomber à charge du pouvoir public. Donc aucune aide du CPAS, parfois à peine le chômage. C’est un public qui doit travailler tout le temps, ils ont des salaires très bas parce qu’ils sont dans un rapport de force qui les oblige à accepter n’importe quoi. Par rapport aux démarches administratives et à leur complexité, on leur demande des documents qui viennent de chez eux.
Parfois, ce sont des documents qui n’existent simplement pas dans d’autres pays ! Les documents ne sont pas acceptés dans d’autres langues. On leur demande des frais de traduction qui sont assez monumentaux. Inutile de vous dire que la plupart abandonnent les démarches. Et puis, je constate une discrimination, des préjugés qui sont nourris à leur égard.
Bien souvent, je prépare les dossiers avec les personnes, on les envoie vers les communes en disant : ‘Allez-y tout est bon, c’est OK, vous leur donnez le paquet. Il n’y aura pas de problème’. Et surprise, on leur invente de nouveaux documents à fournir, on fait semblant de pas les comprendre.
Et quand je retourne avec eux sur place (quand c’est possible), là, bizarrement, le dossier est accepté. On considère que s’ils n’ont pas les codes, s’ils n’arrivent pas à s’exprimer correctement, qu’il y aura un problème dans les documents présentés. Oui, il y a vraiment énormément de présupposés, de préjugés. »
Des droits qu’on préfère parfois ne pas demander
On observe par ailleurs que les gens ont une démarche logique quand ils se retrouvent dans une impasse. Ils évaluent les coûts de leur démarche et les avantages qu’ils pourraient en retirer.
Par coût10, on entend le montant à débourser pour réaliser une démarche administrative (coût de traduction de certains documents officiels par exemple) mais aussi toutes les épreuves par lesquelles passer pour espérer obtenir quelque chose (constituer un dossier, lire une lettre, se rendre à tel endroit, apporter un justificatif…) mais aussi un coût physique (devoir se déplacer loin de chez soi, inaccessibilité des transports en commun) et le coût psychologique d’avoir à affronter toutes ces démarches, celui porté à l’estime de soi parce qu’on se retrouve en position de demander. Et enfin, le temps… de l’administration qui est souvent en inadéquation avec le temps de la personne qui doit trouver une solution dans l’urgence. On comprend qu’au regard de ce calcul coûts/bénéfices, beaucoup ne demandent pas leurs droits.
La « non-demande » d’un droit n’est pas le motif de non-recours statistiquement le plus important. Mais c’est celui qui questionne le plus profondément nos politiques sociales. Ce parcours jalonné d’embûches, qui vient alourdir la peur de certains bénéficiaires de voir s’envenimer leur situation déjà critique. Ou la peur de causer des problèmes à un proche quand, par exemple, on habite temporairement chez son frère et que l’on n’indique pas son changement d’adresse pour ne pas le pénaliser au regard du statut de cohabitant. Ou la peur, encore, de se voir retirer la garde de son enfant : « Je ne tenterai plus jamais de dénoncer/m’opposer à ces systèmes (ONEM, FOREM…). Les conséquences sont trop lourdes à tous les niveaux », nous confiait récemment une personne dans le cadre de la collecte de témoignages pour notre campagne de sensibilisation11.
Les personnes précarisées prennent des risques pour faire valoir leurs droits. Demander l’application d’un droit peut se retourner contre vous quand vous êtes dans une position d’infériorité. « L’exemple le plus évident est celui de la maman seule avec des enfants, qui demande de l’aide et un logement social, et à qui on offre un accueil – toujours provisoire – des enfants, pour leur sécurité, dans une structure d’hébergement12. »
Notes de bas de page
- histoires-digitales.be
- www.vimeo.com/170947620
- Laurence Delperdange, Christophe Smets, Chroniques du no jobs land, PAC et Equipes Populaires, 2013.
- Observatoire de la santé et du social de Bruxelles (2017), Aperçus du non-recours aux droits sociaux et de la sous-protection sociale en Région bruxelloise, Cahier thématique du Rapport bruxellois sur l’état de la pauvreté 2016, Commission communautaire commune : Bruxelles. Observatoire de la santé et du social de Bruxelles (2017), Regards croisés, Rapport bruxellois sur l’état de la pauvreté 2016, Commission communautaire commune : Bruxelles.
- La conditionnalité veut dire que l’accès à un droit n’est effectif que si le demandeur remplit un certain nombre de conditions (obtention d’un statut, nécessité de remplir des formalités, de s’inscrire dans une formation, de prouver une recherche d’emploi, etc.).
- Extrait « Non-réception et barrières administratives », p. 43 par Pierre Mazet dans l’ouvrage « Pauvreté et ineffectivité des droits : non-recours aux droits », Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, éditions La Charte, 2017. L’ouvrage est disponible en ligne : https://luttepauvrete.be/wp-content/uploads/sites/2/2019/05/Luttepauvrete_LR.pdf
- On estimait en 2016 qu’en Belgique, une personne sur deux n’avait pas recours ou pas accès à ses droits sociaux. Extrait de la vidéo « Droits et non take-up. Pourquoi ? », réalisée par le Service de lutte contre la pauvreté et la coopérative Cera, 2016.
- Voir à ce sujet le numéro 207 de Contrastes (novembre-décembre 2021) : « Digitalisation : la nouvelle fracture sociale. »
- Ilse Mariën et Périne Brotcorne, « Baromètre de l’inclusion numérique », Fondation Roi Baudouin, août 2020.
- « Non-demande et pertinence de l’offre », p. 44 par Pierre Mazet dans l’ouvrage « Pauvreté et ineffectivité des droits : non-recours aux droits », Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, éditions La Charte, 2017. L’ouvrage est disponible en ligne : https://luttepauvrete.be/wp-content/uploads/sites/2/2019/05/Luttepauvrete_LR.pdf
- « Faut-il se battre pour faire valoir ses droits sociaux ? », campagne de sensibilisation des Equipes Populaires.
- Extrait « Les services et administrations face au non-accès et non-recours aux droits », p. 116 par Henk Van Hootegem dans l’ouvrage « Pauvreté et ineffectivité des droits : non-recours aux droits », Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, éditions La Charte, 2017. L’ouvrage est disponible en ligne : https://luttepauvrete.be/wp-content/uploads/sites/2/2019/05/Luttepauvrete_LR.pdf