UN ETAT SOCIAL TRÈS ACTIF… DANS LA CHASSE À LA FRAUDE SOCIALE (Avril 2022)
Samuel Legros, Contrastes avril 2022, p 19 à 20
La violence institutionnelle envers les personnes précarisées se généralise depuis l’instauration du mal nommé « Etat social actif » dans les années 90 (voir interview de Céline Nieuwenhuys). Depuis lors en effet, l’aide sociale n’est plus une obligation, mais un droit sous conditions. La lutte contre la fraude sociale est une autre expression de cette violence. Surtout quand on la compare avec la lutte contre la fraude fiscale.
En septembre 2021, le Procureur général de Bruxelles avertissait : vu l’état des effectifs de la police judiciaire, le choix a été fait de limiter le traitement des enquêtes « Ecofin » (les enquêtes touchant à la criminalité financière, comme le blanchiment d’argent ou la fraude fiscale). Le juge d’instruction Michel Claise, spécialisé dans les matières financières, le martèle1 : cet état de fait est une catastrophe, surtout vu les sommes que ces dossiers représentent. On estime en effet que le manque à gagner de l’Etat lié à la fraude fiscale s’élève à 20 milliards d’euros. Ceux-ci viennent s’ajouter à la perte pour le budget belge d’entre 22 et 31 milliards d’euros liés à l’évasion fiscale. Près de 6% du PIB belge. L’équivalent du déficit budgétaire national. Etonnamment, la volonté politique ne semble pas orientée vers la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale.
4% de fraudeurs au RIS… contre 60% qui n’y ont pas accès
Le manque de volontarisme pour suivre les affaires de criminalité finan cière contraste avec les moyens qui sont mis en œuvre dans la lutte contre la fraude sociale2 , et notamment dans la lutte contre la fraude aux prestations sociales. Pensons par exemple à l’extension constante des compétences d’enquête des travailleurs sociaux des CPAS et des institutions de la sécurité sociale (ONSS, INASTI, INAMI, ONEM, etc.).
Lors du dernier conclave budgétaire (octobre 2021), le gouvernement De Croo a d’ailleurs décidé d’engager 45 personnes supplémentaires pour venir renforcer les services d’inspection sociale.
La fraude aux allocations (ou prestations) sociales peut prendre différentes formes : travail au noir, fraude à la domiciliation (comme par exemple la non-déclaration d’un statut de cohabitant), fraude aux allocations familiales, etc.3
La lutte contre la fraude aux prestations sociales vise dans la très grande partie des cas, des personnes fortement fragilisées. Les rapports de l’ADAS4 ou le travail des Equipes Populaires et du MOC de Namur présentent notamment plusieurs témoignages qui mettent en évidence la souffrance due à la manière dont les personnes vivent les contrôles toujours plus intrusifs des CPAS.
A la fin 2013, la ministre des Affaires sociales Maggie De Block commanditait une enquête auprès de tous les CPAS de Belgique5 pour quantifier l’ampleur de ces fraudes aux allocations sociales. Si l’on compare le nombre de fraudes constatées au nombre moyen de bénéficiaires des CPAS qui ont répondu à cette question, le pourcentage de fraude s’élève à 4,14% pour le revenu d’intégration, 4,47% pour l’aide sociale équivalente et 1,69% pour l’aide médicale.
Un phénomène presque anecdotique qui contraste de manière violente avec le discours politique qui érige cette lutte en priorité. Une violence d’autant plus forte quand on envisage le problème par l’autre bout de la lorgnette : celui du non-recours aux droits sociaux. Ici, les chiffres sont autrement plus significatifs. D’après une étude6 réalisée plus ou moins au même moment que le rapport commandité par la ministre De Block, 57% à 76% des ayants droit au RIS n’y ont concrètement pas accès !
En attente de statut BIM
« Monsieur G. est en demande de renouvellement de sa carte d’identité, il est actuellement sous annexe 35, le temps de commander sa nouvelle carte. Pour sa demande de statut BIM (Bénéficiaire d’Intervention Majorée) à la mutuelle, il est nécessaire d’avoir des preuves de revenus. Pour avoir une attestation d’allocations de chômage, il doit se connecter en ligne avec sa carte d’identité. Vu que les bureaux de la commune sont fermés et que le télétravail ralentit les procédures, Monsieur n’aura pas sa carte d’identité tout de suite. Il n’aura pas le statut BIM… Perte de droit : 50% du prix des abonnements de la STIB + frais médicaux1. »
1. Témoignage extrait de « Le non-recours comme conséquence des politiques de sécurité et d’assistanat sociales et comment l’éviter ? » Travail de fin de Certificat en Travail, Développement et Innovations Sociales (TDIS) 2020–2021, Joachim-Emmanuel Baudhuin, assistant social, coordinateur du service social des solidarités (SESO), militant auprès du collectif Travail social en lutte.
La lutte contre la fraude sociale, une priorité gouvernementale
En mars 2022, on apprend que le gouvernement a dépassé ses ambitions : la lutte contre la fraude sociale a rapporté 342 millions d’euros au budget belge. Le gouvernement avait budgétisé 200 millions d’euros pour 2021 et 2022. L’inflation des moyens mis dans la lutte contre la fraude sociale est payante. Pourtant, sans hiérarchiser les différents types de fraude, notons quand même que la différence avec ce que pourrait rapporter une réelle
lutte contre la fraude fiscale et l’évasion fiscale questionne. Pour de nombreux auteurs, les barrières administratives posées entre le demandeur d’aide et son droit visent à complexifier (et donc décourager) les procédures d’accès aux droits sociaux (le discours politique parle trompeusement de « mécanismes de régulation de la demande » !).
A mesure de cette complexification des procédures d’obtention des droits sociaux, les ayants droit sont plongés toujours plus profondément dans un rôle de quémandeur. Ceci explique qu’une des causes de non-recours aux droits sociaux est la non-demande du droit par les personnes qui y seraient pourtant éligibles. En effet, le développement, ces dernières années, de discours politiques représentant le bénéficiaire d’aide comme potentiellement fraudeur et se complaisant dans une posture d’assisté décourage très probablement les ayants droit d’effectivement revendiquer leurs droits.
Un site gouvernemental de délation
En 2015, le gouvernement Michel met en ligne un site internet pour permettre à tout un chacun de dénoncer quiconque en matière de fraude sociale. Poliment intitulé « Point de contact pour une concurrence loyale », ce site se présente comme « un point unique pour le signalement de faits présumés de fraude sociale ». La page d’accueil du site nous apprend que cinq types de fraudes peuvent être « signalés » :
• Concurrence déloyale/dumping social ;
• Problèmes avec votre rémunération, votre durée de travail et vos vacances annuelles ;
• Travail au noir ;
• Fraude aux allocations en raison d’une cohabitation/d’un déménagement non
déclaré(e) ;
• Fraude aux allocations familiales.
Le site exclut explicitement la possibilité de « signaler » des faits présumés de fraude fiscale.
Le site internet n’a pas été fermé depuis. Bien au contraire, il propose de manière « temporaire [la possibilité] d’introduire des signalements d’infractions relatives aux mesures prises pour lutter contre le virus Corona »
Notes de bas de page
1. Voir par exemple, l’article de La Libre Belgique du 24 septembre 2021 : « Michel Claise, juge d’instruction à Bruxelles : « Nous sommes dans un pays corrompu, c’est quelque chose d’épouvantable » ».
2. La notion de « fraude sociale » regroupe un certain nombre de domaines liés aux législations sociales. Dans son « Plan stratégique
de lutte contre la fraude sociale et le dumping social 2022–2025 », le gouvernement De Croo rappelle ce que cette lutte englobe :
• lutte contre le dumping social
• lutte contre le travail non déclaré
• lutte contre la fraude aux cotisations
• lutte contre la fraude aux allocations
• lutte contre la traite des êtres humains et l’exploitation économique
3. Pour continuer dans les exemples chiffrés, signalons que la fraude à la domiciliation représente 24 millions d’euros en Belgique. La fraude aux allocations familiales, un peu plus de 2 millions.
4. L’association de défense des allocataires sociaux. https://www.adasasbl.be/
5. PWC, « SPP Intégration Sociale. Etude sur la fraude sociale au sein des CPAS. Rapport final ». https://www.mi-is.be/fr/etudes-publications-statistiques/etude-fraude-sociale-dans-lescpas. Notons que la même année, et malgré la faiblesse des résultats de l’enquête, la ministre De Block proposa tout de même d’instaurer un système d’incitant financier pour encourager les CPAS dans leur lutte contre la fraude sociale. Heureusement, ceux-ci ont refusé.
6. Bouckaert & Schokkaert, « L’accès au revenu d’intégration sociale », 2011.