BREF, LA LONGUE HISTOIRE DES EP (Juin 2022)
Marie-Thérèse Coenen et le CARHOP, Contrastes juin 2022, p 8 à 12
Il s’en est passé des choses en 75 ans. La force des Equipes Populaires se dessine à travers sa longue histoire. Un mouvement qui a su continuer à s’adapter, à évoluer. Mais un mouvement qui est resté constant dans son soutien aux milieux populaires et qui a toujours placé l’esprit critique au-dessus du dogme. Ce qui l’a régulièrement poussé à adopter une position indépendante au sein du Mouvement ouvrier chrétien.
1947–1948
Les débuts des Equipes Populaires
C’est au printemps 1947 que Jean Bouhy, alors secrétaire régional du MOC de Liège, réunit quelques militants et responsables engagés dans les organisations ouvrières chrétiennes.
Des groupes se constituent à Liège, Huy et dans la région de l’Ourthe-Amblève. Ce mouvement est une réponse aux besoins éprouvés par certains militants ouvriers chrétiens de « combler une lacune » dans leur vie : « S’occupant soit de syndicat, soit de la mutualité, ou de tout autre mouvement, ils étaient tout entier happés par l’action. Ils se sont trouvés devant des problèmes posés soit par leur vie familiale, soit par leur vie professionnelle, soit par leur action militante, et de prime abord ils ont été déconcertés ne sachant quelle solution leur donner. D’autres ont regretté une insuffisance de formation religieuse. […] Ils en ont parlé entre eux… ont trouvé cette conversation intéressante et ont décidé de la renouveler. Et c’est ainsi que, depuis quelques semaines, dans divers coins de notre arrondissement, des groupes d’amitié, des équipes de militants chrétiens du milieu populaire ont vu le jour ».1
1949–1952
Organisation et développement du caractère apostolique2 des Equipes Populaires
En novembre 1950, la première rencontre nationale s’organise à Namur. C’est le baptême et la confirmation des Equipes Populaires, avec l’objectif de la « rechristianisation du peuple ». Le mouvement devient essentiellement apostolique. Son organisation ne va pas sans peine : cette période est jalonnée de nombreuses tensions internes entre « organisateurs » et « spirituels ».
Pour soutenir la réflexion de ses membres, le mouvement adopte chaque année un sujet, décliné en différents volets. Ces campagnes d’année rythment les années sociales, que chaque équipe décline à son rythme et en fonction de ses réalités. Le MOC est intéressé par l’initiative, qui répond à un manque au sein des organisations chrétiennes francophones. Personne en effet ne se préoccupe de manière centrale de la formation et de l’action apostolique auprès des travailleurs adultes. Les jeunes ont la JOC et la JOCF (Jeunesse Ouvrière Chrétienne – Féminine), les femmes se regroupent dans les LOFC (Ligues Ouvrières Féminines Chrétiennes). Les « Equipes » deviennent la réponse pour les hommes.
Le mouvement « Les Equipes Populaires » est reconnu comme branche constitutive du MOC en son Congrès de 1952. « Les Equipes Populaires ont toujours voulu collaborer avec le MOC et ont agi en conséquence. Les Equipes Populaires veulent aider les militants du Mouvement Ouvrier Chrétien à réaliser plus pleinement leur mission de chrétiens ouvriers »3.
En 1952, 1500 équipiers réunis dans 180 équipes composent les Equipes Populaires.
UN ENGAGEMENT POUR LA FAMILLE ÉGALEMENT. DU MPF À L’AFP
En parallèle à la création des Equipes Populaires, le MOC poursuit les discussions avec le Mouvement populaire des familles (MPF), un mouvement familial qui, dès 1944, couvre toute la Wallonie et Bruxelles. Le MPF développe une série de services aux familles populaires et suscite un réel enthousiasme auprès des jeunes foyers.
Son hebdomadaire, La Vie populaire, est publié à plus de 11.000 exemplaires. Ayant abandonné l’étiquette d’organisation chrétienne, le MPF tient à son pluralisme et à son autonomie et refuse de s’affilier au MOC1. Parce que la problématique du bien-être familial les concerne aussi, les dirigeants du MOC ne peuvent admettre qu’un mouvement familial de cette ampleur se développe à côté d’eux tandis que les Ligues ouvrières féminines chrétiennes (LOFC) ne veulent en aucun cas devenir une branche du MPF, comme c’est parfois évoqué.
En 1949, les conversations entre le MOC, le clergé et le MPF aboutissent à un accord : les hommes du MPF sont invités à s’inscrire aux EP, leurs épouses à la LOFC. Pour garantir une action familiale et de foyer au sein du MOC, les EP et les LOFC se coordonnent au sein de l’Action familiale
populaire (AFP) et forment avec le MPF, l’action AFP-MPF, alliance que La Vie populaire présente comme une opportunité : « l’accord conclu par notre comité national nous donne des atouts nouveaux considérables pour réaliser notre idéal : la libération sociale, morale et spirituelle des familles populaires »2.
1. Congrès du MOC, Le mouvement ouvrier chrétien devant les
problèmes de l’heure, Bruxelles, 1947, p. 37–38.
2. La Vie populaire, 27 octobre-6 novembre 1949, p. 1
1953–1956
Le mouvement s’implante progressivement
En s’intégrant dans le MOC, les Equipes Populaires reçoivent comme mission la formation religieuse, sociale, familiale et apostolique des militants hommes adultes.
Pour atteindre ces objectifs, les Equipes Populaires se donnent une structure de base : l’équipe. Le travail s’effectue par petites cellules de 5 à 15 membres, où se développent la confiance, l’amitié, la prise de parole, la conscience et l’engagement. L’action apostolique s’épanouit tant en milieu d’habitation (les « équipes de quartier » ou « de paroisse ») qu’en milieu
de travail (les « équipes d’entreprise »). Dans ces deux types d’équipe de base, la méthode mobilisée est celle de la « révision de vie ouvrière » (RVO).
C’est un exercice en équipe qui part du réel, du quotidien des membres. Le groupe dégage, face à ce vécu, l’enseignement des Evangiles et cherche les moyens d’action pour s’engager contre les « péchés du monde » : l’injustice, l’oppression, le capitalisme, etc. Cette méthode, simple et efficace, est régulièrement revisitée, mais le principe reste le même : elle doit permettre aux travailleurs de découvrir le sens de ce qu’ils vivent et à se situer dans le monde et mener la lutte ouvrière. Elle mobilise le « Voir Juger-Agir » expérimenté à la JOC.
Durant cette période, le Président des Equipes Populaires reste élu parmi les militants. On constate pourtant qu’il s’avère très difficile pour un militant d’exercer convenablement ce mandat. La semaine de travail est alors encore de 45h en six jours. Il est décidé en 1956 que la présidence serait désormais assurée par un permanent. Jean Bouhy sera le premier de ceux-ci, de 1956 à 1964.
1956–1960
Le mouvement se structure
Les Equipes Populaires s’efforcent de renforcer le mouvement. Cette période se caractérise en effet par des réflexions doctrinales à partir des « problèmes de vie », des efforts méthodologiques (multiplication des révisions de vie, amélioration du journal et des publications, etc.). Durant ces années, les Equipes Populaires précisent notamment leurs relations :
– Avec l’Eglise, par leur participation à la Commission d’Etude
et de Pastorale Ouvrière (CEPO) et au Conseil Général de
l’Apostolat des Laïcs (CGAL) ;
– Avec le monde ouvrier : une synthèse des évolutions du mouvement propose en 1960 d’« Unir l’Eglise et le monde du travail ». Cette brochure, publiée la même année, présente la manière dont les Equipes perçoivent leur mission apostolique. Elle marquera le mouvement jusqu’au début des années 1970.
La question royale (en 1950) et la question scolaire (en 1958) vont consolider le bloc catholique et exacerber les divisions entre catholiques et les autres. « Les organisations du MOC et les Equipes en particulier ont marché comme un seul homme derrière la bannière catholique, plus particulièrement dans l’affaire scolaire »4. Cette défense du bloc catholique va se relâcher progressivement (voir encadré « les Equipes Populaires et la politique » et l’article D’un mouvement apostolique à un mouvement pluraliste).
1960–1978
Vers un mouvement d’éducation
permanente des travailleurs
Les années 1960–1970 ont secoué le monde chrétien : grèves de 60–61, mai 1968, encyclique Humanae Vitae, sur « le mariage et la régulation des naissances » (1968 – voir article D’un mouvement apostolique à un mouvement pluraliste), etc. Plutôt que de s’attacher de manière principale à leur mission apostolique, les Equipes Populaires vont accentuer la recherche de l’identité ouvrière (par exemple, l’« action immigrée » à partir de 1965 ou le « Manifeste sur les pauvretés et les inégalités sociales », publié avec Vie Féminine en 1972).
Les années se succèdent, avec à chaque fois des campagnes annuelles. Les thèmes répondent aux problèmes du temps : la sécurité sociale, les travailleurs et la famille, les travailleurs face à la culture, face aux problèmes de la paix dans le monde, ou encore l’Eglise et le monde ouvrier.
En 1976, avec la reconnaissance des Equipes Populaires comme mouvement d’éducation permanente en milieu populaire (Voir article p. 6), le mouvement prend un nouvel élan, reçoit de nouveaux moyens financiers et engage plusieurs permanents.
1978–1984
Redéfinition des objectifs et du travail des Equipes Populaires
Entre 1978 et 1980, une grande enquête sur la vitalité du mouvement est lancée. Elle interpelle sur la composition des équipes qui élargissent leur base. Celles-ci s’ouvrent petit à petit aux femmes (comme militantes et avec une première permanente, Monique Van Dieren, en 1978). Des équipes spécifiquement de « jeunes adultes » se constituent aussi et organisent des rencontres parallèles. Le mouvement veut éviter ces évolutions à plusieurs vitesses et va incorporer ces aspirations propres dans les équipes de base.
Dès 1978 également, les campagnes d’année à thème unique cèdent le pas à la « pédagogie des projets ». Désormais, chaque équipe qui le souhaite, partant des réalités vécues, s’engage dans une action concrète. Des moyens sont mis à la disposition des volontaires et trouvent un prolongement dans une collection, la série Réalités. Près de 50 équipes relèvent ce défi. L’expérience est pour ces dernières, enrichissante. Rapidement, le mouvement observe pourtant que de nombreuses équipes n’ont pas accroché à la pédagogie des projets.
Les résultats de l’enquête « vitalité » souligneront à cet effet qu’ « un mouvement n’est pas seulement une somme d’efforts fusant dans tous les sens. Il faut encore un minimum de coordination et la poursuite d’objectifs communs ».
Au Congrès de 1982, le mouvement définit également ses « options fondamentales ». Il redit ses priorités face à une société marquée par la crise économique et par le chômage, face à un sentiment généralisé d’impuissance devant l’approfondissement de la société libérale. Cela devient le terrain prioritaire de réflexion et d’actions des équipes de base.
1984–1992
Recréer la solidarité
Au niveau de l’animation des équipes de base, la pédagogie des projets s’est révélée très riche, mais a également occasionné une dispersion
des sujets de préoccupation du mouvement. En 1984, le Conseil national des Equipes Populaires décide d’identifier à nouveau des thèmes annuels, sans pour autant exclure toute initiative locale ou fédérale. C’est dans cette nouvelle organisation, par exemple, que la campagne sur la réduction du temps de travail est lancée en 1990.
Le Congrès national des 3 et 4 octobre 1992 rassemble les militants et militantes qui, après un long processus de consultation, revisitent les « Options » des Equipes Populaires à l’aube de l’an 2000. Elles se révèlent être en continuité par rapport à l’intuition fondamentale de 1947 mais aussi ancrées dans la société plurielle contemporaine : « Les Equipes Populaires développent des lieux d’amitié, de convivialité, de solidarité. Dans un fonctionnement démocratique, elles invitent leurs membres à
une réflexion et une action qui, partant de leur vécu, visent à leur émancipation, à leur libération individuelle et collective. Ces objectifs, les Equipes Populaires les développent en relation avec d’autres mouvements, d’autres pays et continents. Ceci afin d’agir pour le bien-être de chacun et le mieux vivre pour tous »5.
De 1992 à aujourd’hui, les EP poursuivent ces objectifs tout en mettant davantage l’accent sur la mise en action des groupes et la mobilisation pour la défense des droits : droit au logement, à l’énergie, à la sécurité sociale, à une vie digne. C’est ce que nous développons dans les pages qui suivent.
LES EQUIPES POPULAIRES ET LA POLITIQUE
Les Equipes Populaires se veulent distinctes de tout parti politique, mais également des positions politiques prises par le MOC et ses organisations constitutives1. Ce n’est pas de l’antipolitisme. Chacun est libre de s’engager à titre individuel sans y impliquer le mouvement.
En 1955, dans le contexte de la guerre scolaire et la défense de l’école libre, les EP invitent à participer à la Journée nationale de protestation à Bruxelles le 26 mars 1955 pour la Défense de l’école libre, « non pour faire triompher un parti, mais pour que triomphent le droit, la liberté et le respect des consciences »2. Mais dans les sections locales, des voix s’élèvent : « Cela intéresse les instituteurs et les professeurs […] Quand je fais grève, ils ne viennent pas à ma rescousse »3. Les Equipes doivent
garder une certaine réserve. En 1995, Maurice De Backer revient sur cette mobilisation : « le seul moment où je me demande si on ne s’est pas trompé, c’est dans la question scolaire »4.
En 1960–1961, lors de la grande grève de l’hiver 60, initiée par la FGTB et les organisations socialistes, la CSC et le MOC prennent position contre les débrayages qu’ils jugent anticipés et politiques. La CSC demande au gouvernement de revoir le projet de loi unique et négocie des amendements.
Dans les régions, certaines équipes rejettent cette position et décident de quitter le MOC et les Equipes Populaires. Quand le Centre national des EP dénonce à son tour, le 24 janvier 1961, la grève comme politique, un équipier d’Anderlues donne sa démission : « Pour ma part, j’ai fait la grève jusqu’au dernier jour parce qu’en conscience j’ai considéré que
mon devoir était de faire la grève tant sur le plan social que sur le plan apostolique et missionnaire.
C’est alors qu’avec la grève vient la position du Secrétariat national des EP […] qui condamnait la grève sans distinction de région ni de secteur (privé-public). Après une certaine hésitation, j’ai estimé que par loyauté, je ne pouvais pas ne pas montrer le journal EP dans mon milieu de travail. En voici le résultat : la confiance de mes collègues vis-à-vis des Equipes Populaires, confiance acquise au prix d’un travail apostolique journalier de six ans – est détruite »5.
Au sein du mouvement, la question politique reste ouverte et est régulièrement débattue. C’est ainsi qu’en 1966, les EP prennent leurs distances avec le MOC quand celui-ci, par la voix de son président André Oleffe, appelle à voter en faveur du PSC. Les Equipes se donnent alors cette règle encore d’application aujourd’hui : « Les Equipes Populaires doivent éveiller, soutenir et animer les militants engagés dans l’action politique et créer les moyens pour assurer cet éveil, ce soutien et cette animation et d’autre part, assurer au mieux la liberté d’action nécessaire au mouvement et à ses cadres, le Conseil national décide de l’incompatibilité entre certaines responsabilités dans le mouvement et des
engagements politiques »6.
Cette règle permettra de protéger le pluralisme politique à l’intérieur des Equipes Populaires tout en encourageant les militants à l’action. Désormais, quand elles se positionnent, les Equipes appellent à voter pour des formations progressistes, défendant les intérêts des travailleurs. A titre individuel, des militants sont candidats sur des listes de rassemblement des progressistes.
1. BOTTEMANNE J., « Les Équipiers populaires et l’engagement politique », L’équipe populaire, n°2 octobre 1952, p. 1. « Position : les Équipes populaires et la politique », L’équipe populaire, n°2, octobre 1952, p. 2.
2. « Ce mois-ci, la question scolaire », L’équipe populaire, mars 1955, p. 1. « Les libertés scolaires », Responsables EP, mars 1955, n° spécial, 78 pages.
3. CARHOP, papiers Maurice De Backer, premier versement, carnet n° 4, Conseil régional. « Question scolaire », échange de vues, Mons, 18 mars 1955.
4. CARHOP, Témoignage de Maurice De Backer, projet du 75e anniversaire du MOC, 1997.
5. CARHOP, fonds EP-CC, archives EP Charleroi, Lettre d’un équipier d’Anderlues au secrétaire régional, 9 février 1961, cité dans PIRSON É. (dir.), Histoire du mouvement ouvrier chrétien à Charleroi, op cit, p. 177.
6. CARHOP, fonds CC-EP, Claude Clippe, n°3525, Documents historiques, décision du Conseil national, 1966.
Notes de bas de page
1. La structuration de cet article est inspirée de l’EP Magazine n°6 de juin 1987, à l’occasion des 40 ans du mouvement. Dossier coordonné par Guy Zelis, alors historien au CARHOP. Editorial du premier numéro du bulletin « L’équipe populaire », juin 1947
2. Apostolique dans le sens de la mission de propagation de la foi chrétienne
3. Guy Zelis, Les Equipes Populaires, dans « Histoire du Mouvement Ouvrier Chrétien en Belgique », Kadoc, Leuven, 1994, pp. 545–549
4. Claude Clippe (Président des EP), Note pour la session des Aumôniers,
Nassogne, Avril 1983, p. 6
5 Options des Equipes Populaires, Congrès communautaire 3 et 4 octobre 1992, p. 16