Profits illégitimes, mode d’emploi (Août 2023)
Charlotte Renouprez, Contrastes août 2023, p. 12 à 13
Lors d’une action militante du mouvement On ne paiera pas1 sur le marché de Schaerbeek, une personne témoigne : J’ai pris un crédit de 2500€ pour aider ma sœur à payer ses factures. Elle a reçu une nouvelle régularisation de 1600€. Mais je ne peux plus l’aider, j’ai mes propres factures à payer. Comment en est-on arrivés là ? Cet argent sert-il uniquement à couvrir les frais de production et de distribution de notre énergie ou s’envole-t-il ailleurs ? Je vous propose, dans les deux pages qui suivent, de répondre à cette question en pointant quelques mécanismes qui rendent possibles les “superprofits” des entreprises privées, avec un exemple belge pour en visualiser les ordres de grandeur.
Trois éléments clés d’une entreprise privée
La recherche de profit est inhérente au fonctionnement des entreprises privées. C’est sans doute même le cœur, la raison d’être, d’une grande entreprise : accumuler des profits* pour payer des dividendes* à ses actionnaires*. Les entreprises du secteur de l’énergie n’échappent pas à cette règle. Depuis 2008, et bien que la libéralisation du secteur pariait sur l’inverse, les prix pour les consommateurs n’ont jamais diminué2 . Les profits pour les actionnaires non plus. C’est l’opportunité économique qui guide les choix des groupes privés, sans embarras pour les préoccupations morales, sociales ou écologiques… Patrick Pouyanné, le PDG de TotalEnergies, le dit très simplement : « Ce dont les actionnaires veulent avant tout s’assurer, c’est de la durabilité de nos dividendes3 ».
En ce qui concerne l’énergie, cette dynamique de recherche de profit est rendue possible grâce à une combinaison de plusieurs facteurs. L’existence même d’un marché dérégulé, tout d’abord, avec la création de plusieurs acteurs privés (voir l’article « Marché de l’énergie : qui fait quoi ? »). Ensuite, le système de fixation des prix de la molécule permet aux entreprises d’augmenter leurs recettes* sans que les coûts de production aient augmenté : les prix sont alignés sur les modes de production les plus coûteux (dans ce cas-ci, les centrales au gaz), et pas sur le coût réel de la molécule d’énergie4. À titre d’exemple, en 2022 le mix énergétique belge – c’est-à-dire, la place qu’occupe chaque source d’énergie dans la production d’électricité nécessaire pour subvenir aux besoins de notre pays – était d’environ 47% d’énergie nucléaire et 25% d’énergie renouvelable. Ces deux types d’énergie sont relativement bon marché puisqu’ils sont produits grâce à des investissements amortis depuis longtemps. Le reste de la demande est comblée par du gaz. C’est donc le prix du gaz qui est répercuté sur l’ensemble de la chaîne énergétique, peu importe le coût de production des autres technologies. C’est vraiment ce mécanisme qui permet aux entreprises de réaliser des profits faramineux. Et enfin, puisqu’il y a très peu de volonté de récupération des profits de la part des États (via la fiscalité par exemple), les entreprises ont toute la latitude pour les encaisser et reverser ensuite les dividendes à leurs actionnaires.
Concrètement, en Belgique ?
Appliquons cette équation profit/dividende/actionnaires à une entreprise au hasard… disons Engie, un des principaux fournisseurs d’énergie en Belgique. Sur la période 2018–2020, elle a accumulé des profits (colonne de gauche, en rouge sur le graphique ci-contre), et surtout, a régulièrement puisé dans ses réserves* pour payer des dividendes à ses actionnaires (colonne de droite, hachurée). Ces deux
dernières années, nos factures délirantes ont fait exploser ces profits
et dividendes reversés. Le contexte de la reprise post-covid combiné
à la guerre en Ukraine a rendu la Bourse et les spéculateurs complètement dingues, les prix de la molécule de gaz ont explosé, et l’effet domino du mécanisme de fixation des prix expliqué ci-dessus a fait le reste du job…
* Profits = bénéfices qu’il reste des recettes, après soustraction des différents coûts.
* Dividendes = part de profit reversé aux actionnaires, plutôt que de les réinvestir dans d’autres choses comme le salaire des travailleurs, l’amélioration des conditions de travail, la transformation du secteur… C’est la récompense exigée par les actionnaires pour avoir investi du capital dans l’entreprise.
* Actionnaires = personnes ou institutions ayant investi du capital dans une entreprise en échange d’une part de propriété et d’un retour sur investissement.
* Recettes = somme d’argent encaissée à la suite d’une opération commerciale.
* Réserves = accumulation de bénéfices passés non utilisés pour investissements et non redistribués aux actionnaires.
C’est écrit noir sur blanc dans les communications d’Engie à ses actionnaires : pour la période 2021–2023, l’objectif est de leur reverser entre 65 et 75% des profits réalisés et de payer un dividende de minimum 65 cents par action, quelles que soient les circonstances. Ce qui signifie pour des actionnaires qui possèdent 10 000 ou 5 000 000 d’actions qu’ils empocheront respectivement minimum 6500€ ou 3 250 000€ sans rien faire5.
La suite on la connaît : « En 2022, alors que des millions de Belges voyaient leur facture exploser, le groupe a versé à ses actionnaires 3,4 milliards de dividendes6 ! ». Même la Commission de Régulation de l’Électricité et du Gaz (CREG) a confirmé à plusieurs reprises que le secteur réalisait des surprofits alors que les ménages souffraient, et les entreprises fermaient7.
La question de la charge financière
Quand on parle des profits des entreprises, il faut aller un pas plus loin et se poser la question de la charge financière, c’est-à-dire de bien comprendre de quoi sont composés ces profits. De l’argent des ménages qui ont payé leurs factures, bien sûr… mais aussi des aides de l’État ! Réduction de la TVA, prime gaz et électricité, réduction des accises sur le carburant… (voir encadré ci-dessous). Au total, les mesures de soutien à destination des consommateurs finaux se chiffraient à 6,174 milliards d’euros pour l’année 2022 et 4,047 milliards d’euros en 2023. Tellement élevé qu’il est difficile de se représenter ce que signifie ce montant… vous allez me dire, une série de nouvelles taxes ont été mises en place, supposées récupérer ces montants : contribution du secteur nucléaire, contribution de crise, taxe sur les surprofits… Mais celles-ci ne devraient rapporter que 1,434 milliard d’euros en 2023. Un peu plus du tiers de l’argent investi dans l’aide directe aux ménages et aux entreprises. Et les entreprises préparent la riposte : une volée de recours contre la taxe sur les surprofits est en préparation… Socialisation des pertes, privatisation des bénéfices, encore et toujours.
Le coût pour l’État de quelques-unes des aides pour traverser la crise :
– La réduction de la TVA : 1,603 milliard d’euros en 2022 et 612 millions en 2023.
– La prime gaz et électricité : 844,6 millions d’euros en 2022 et 1,533 milliard en 2023.
– La réduction des accises sur les carburants : 793,8 millions d’euros en 2022 et 248,1 millions d’euros en 2023.
Or, ces entreprises ne vendent pas n’importe quel type de bien. Elles vendent de l’énergie. Un bien nécessaire à toutes et tous pour pouvoir vivre dignement. Une ressource collective, qu’il est anormal de traiter comme un bien marchand – au même titre que le logement, la santé, l’éducation. Au vu des enjeux sociaux et environnementaux, il est légitime de se poser la question de… la légitimité de ces profits, justement. Sachant que les récupérer en aval est toujours extrêmement compliqué, ne serait-ce pas plus simple, désirable socialement et écologiquement de réguler le secteur en amont en interdisant ces profits illégitimes ? Créer un fournisseur public de l’énergie, favoriser les communautés d’énergie, réguler les prix pour garantir leur accessibilité à toutes et tous… Autant de pistes qu’il est urgent d’explorer !
1. www.dont-pay.be
2. Selon une étude de la CREG, pour un client résidentiel le prix total
moyen a augmenté de 83,71% pour l’électricité, et de 58,38% pour le gaz entre 2007 et 2021 : https://www.creg.be/sites/default/files/assets/Publications/Studies/F2407FR.pdf
3. https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/petrole-et-gaz/climat-le-pdg-de-total-juge-le-debat-trop-manicheen_140456
4. A ce sujet, voir « Comprendre les prix de l’énergie : mission impossible », Contrastes, janvier-février 2022, p. 3.
5. Voir le rapport d’activité d’Engie 2022 et l’Observatoire belge des multinationales (Mirador)
6. https://www.levif.be/belgique/social/mouvements-sociaux/lentreprise-laplus-polluante-de-belgique-pourquoi-un-s ite-dengie-sera-paralyse-des-mercredi/
7. SCHARFF C. et STEEL T., « Volée de recours contre la taxe sur les
surprofits des électriciens », dans l’Echo, 23 juin 2023.