Libéralisation de l’énergie… il y a mieux ! (Août 2023)
Claudia Benedetto, Contrastes août 2023, p. 19 à 23
Appuyer sur l’interrupteur de sa salle à manger, allumer sa cuisinière, voilà des gestes que l’on connait toutes et tous. Ce sont des automatismes, comme celui de payer sa facture énergétique… pour celles et ceux qui le peuvent encore. Depuis 2007, le marché libéralisé nous permet de choisir notre fournisseur d’énergie. Mais cela ne garantit pourtant pas des factures à moindre coût. Près de vingt ans après cette réforme, le bilan est loin d’être positif, on peut même parler d’échec de la libéralisation. Passé ce constat, que fait-on ? Y a-t-il des marges de manœuvre ? Des alternatives sont-elles possibles ? Existent-elles déjà chez nous et en Europe ?
Comme l’indique la Fédération syndicale européenne des Services publics dans un rapport1 qui dresse le bilan de vingt années de libéralisation de l’énergie dans l’Union européenne : « Les institutions publiques sont bien mieux placées [que le secteur privé] pour répondre à l’urgence du changement climatique tout en protégeant les travailleurs (…) L’expérience a montré que la participation du secteur privé au réseau donnait lieu à un sous investissement, qui, à son tour, ralentissait la progression des énergies renouvelables. Pour favoriser l’essor des énergies renouvelables, le réseau doit être adapté : il doit être modernisé et étendu (…) Le nombre de parcs éoliens construits importe bien peu si les turbines ne peuvent pas être reliées au réseau. La propriété et le contrôle publics sont dès lors essentiels à la révolution verte en matière d’énergie ».
Ce rapport, parmi d’autres, met en lumière deux constats : d’une part, le secteur privé poursuit un but de rentabilité et de profit et non pas une distribution équitable des énergies, et d’autre part, comment agir efficacement sur l’ensemble du secteur de l’énergie sans avoir le contrôle sur une partie de la chaîne ? La question des alternatives au marché libéralisé actuel de l’énergie mérite donc d’être posée, et par conséquent celle à une gestion plus institutionnelle et surtout plus démocratique.
Différentes formes de propriété publique
Sortir de la libéralisation ne veut pas nécessairement dire revenir au modèle des grandes entreprises nationales centralisées que nous avons connu avant 2007. La propriété publique peut tout à fait être décentralisée à des niveaux locaux, municipaux, etc. ou même prendre des formes nouvelles, citoyennes ou hybrides. Dans le rapport cité plus haut, on lit qu’« à travers l’Union européenne, on observe un engouement pour les participations locales dans les systèmes énergétiques au travers de la propriété municipale et collective (…) Indépendamment de la forme que prend la propriété publique, le principe de l’accès universel doit être consacré. La décentralisation devrait renforcer et non mettre à mal les infrastructures publiques régionales et nationales. » D’autres organisations du marché de l’énergie sont donc possibles, afin de répondre efficacement aux enjeux de demain : transition énergétique, prix accessibles et contrôle démocratique des secteurs clés de l’énergie. On a mieux ? Voyons ça de plus près…
(Re)municipaliser
C’est quoi ?
C’est le fait de « replacer sous le contrôle d’une autorité publique locale des activités opérationnelles et/ou infrastructures faisant partie du service public, auparavant externalisées au profit d’entités privées1 ». Dans la pratique, la remunicipalisation peut prendre plusieurs visages. Elle peut se faire au niveau communal, local, ou encore avoir une dimension infranationale (comme une intercommunale). Elle peut donner lieu à la création de nouvelles entreprises locales et non pas uniquement refléter la reprise d’une structure qui appartenait auparavant à l’État.
Quel intérêt ?
Ils sont multiples : mettre fin aux abus des opérateurs privés, reprendre le contrôle de l’économie et des ressources locales, fournir un bien essentiel à des tarifs raisonnables ou encore mettre réellement en œuvre une politique concrète de transition énergétique. Il s’agit de fournir une alternative sociale au système actuel qui favorise la maximisation des profits au détriment des consommateurs. Relocaliser la propriété de l’énergie favorise l’investissement dans les énergies renouvelables, ce qui permet de réduire la fuite de capitaux due à l’importation du gaz, du pétrole ou du charbon. Cela représente 700 euros par an et par habitant en Europe. Au total donc 355 milliards d’euros chaque année. Les bénéfices des entreprises publiques réinvestis dans l’économie locale profitent non seulement au développement des services publics locaux, à de nouveaux projets mais aussi à la création d’emplois durables.
Faisable ?
C’est souvent lorsqu’un contrat conclu pour un service privatisé arrive à expiration que la remunicipalisation est facilitée. La résiliation anticipée d’un contrat, souvent assortie d’un dédommagement à l’entreprise concernée, peut être coûteuse mais « les avantages à long terme peuvent compenser le risque à court terme d’un dédommagement ou prévenir des dégradations de l’environnement à long terme2 ».
De manière générale, les obstacles relatifs à la réappropriation locale de l’énergie sont de trois types :
• juridiques : les législations européennes et nationales peuvent limiter l’intervention de la collectivité en tant qu’acteur économique.
• politiques : nécessité d’un soutien politique soutenu et sur le long terme.
• économiques : notamment la concurrence forte et la résistance des acteurs privés.
Il existe néanmoins une marge de manœuvre pour les États membres. « Si la législation européenne affiche une influence croissante sur la conception des services publics locaux et nationaux, elle laisse néanmoins une marge de liberté importante aux États membres dans l’organisation de leurs services publics, notamment en ce qui concerne leurs modalités d’attribution à des entités publiques ou privées3. »
Ça existe déjà ?
C’est en Allemagne que l’on trouve le plus d’exemples. Suite à une mobilisation citoyenne large en faveur du développement d’une plus grande part d’énergie renouvelable, des organisations communales approvisionnent en électricité 50% des ménages, et 80% des réseaux de distribution sont détenus par les autorités publiques régionales et communales. En Angleterre, dans la ville de Nottingham, la création du fournisseur municipal d’énergie Robin Hood Energy (entreprise publique sans but lucratif) en 2015 visait ainsi explicitement à réduire la facture des clients locaux, en proposant des tarifs parmi les moins chers du marché4.
1. Andreas Rüdinger, La réappropriation locale de l’énergie en Europe, Une étude exploratoire des initiatives publiques locales en Allemagne, France et au Royaume-Uni, IDDRI – Institut du Développement Durable et des Relations Internationales, étude réalisée pour Energy Cities, 2017.
2. Idem.
3. Idem, p. 38.
4 Idem, p. 19.
Renationaliser
C’est quoi ?
Contrairement à la (re)municipalisation, où il s’agit de (re)prendre la gestion d’une compétence publique qui a été privatisée, une nationalisation est le transfert d’une propriété privée à une nation, c’est-à dire à la propriété collective. Une nationalisation est bien souvent une étatisation, c’est-à-dire le transfert d’une propriété à l’État. Une nationalisation peut toucher des moyens de production (usines, mines, etc.), des secteurs économiques (le système bancaire) ou une entreprise en particulier. Cela s’accompagne de la socialisation d’un pourcentage des profits tirés de la production industrielle1.
Quel intérêt ?
Selon Adel El Gammal, professeur de géopolitique à l’ULB, « la logique de privatisation totale ne permet plus de gérer des situations de crise telles que nous les connaissons. “Pour cette raison, je plaide fortement pour une renationalisation des composantes stratégiques du marché de l’électricité, à savoir la production et le transport de l’électricité2“. Cet expert voit deux grands intérêts à la nationalisation du secteur : avancer plus rapidement sur l’évolution des énergies dans le cadre du réchauffement climatique et garantir la fourniture d’énergie pour l’ensemble de la nation car, sans l’énergie, plus rien ne fonctionne. Notons aussi que si l’on veut assurer une répartition équitable des énergies et des tarifs uniformisés, certaines décisions et postes de gestion ne peuvent se faire qu’à une échelle nationale afin d’éviter des blocages locaux. Il est aussi plus logique de gérer de manière globale certaines parties du secteur de l’énergie, comme l’entretien des réseaux de distribution.
Faisable ?
Sur papier, une nationalisation du secteur est réalisable, mais concrètement cela soulève de nombreux problèmes. D’une part, notre pays ne possède ni gaz ni pétrole, et pour nationaliser, il faudrait sortir du marché européen comme le souligne Bertrand Candelon, économiste à l’UCLouvain3. De plus, si nationaliser implique de socialiser les bénéfices, il en va de même pour les pertes et les coûts. À l’heure où la sortie du nucléaire va demander de gros investissements, les risques financiers sont réels.
Ça existe déjà ?
Électricité de France (EDF) est une entreprise publique française de production et de fourniture d’électricité. L’entreprise a été totalement renationalisée en 2023 et est détenue à 100% par l’État français. L’entreprise est le premier producteur et le premier fournis seur d’électricité en France et en Europe. Et l’Allemagne a nationalisé en 2022 la multinationale gazière Uniper.
1. Wikipédia.
2. La renationalisation de l’énergie pour éviter la flambée des prix ? Maud Wilquin, 23 septembre 2022, rtbf.be
www.rtbf.be/article/la-renationalisation-de-lenergie-pour-eviter-la-flambee-des-prix-11072767
3. Idem.
Un acheteur unique de gaz et d’électricité en attendant la remunicipalisation ?
Il est présenté comme une première étape dans la réappropriation des services publics par les citoyen·ne·s et les pouvoirs publics afin de peser face aux fournisseurs. Le Réseau wallon pour l’Accès durable à l’énergie (RWADÉ) plaide en faveur de la création d’un acheteur unique d’électricité et de gaz pour les ménages « à l’échelle régionale avec un réel contrôle démocratique ». « Les ménages auraient dès lors la possibilité de rejoindre ce grand achat groupé public plutôt que de devoir comparer seuls les tarifs, les conditions générales… Le·la citoyen·ne aurait ainsi droit au service universel prescrit par la directive européenne du 13 juillet 2009 : droit d’être approvisionné, en électricité d’une qualité définie, et ce à un prix raisonnable1. »
1. Mémorandum Rwadé, 2019
Un opérateur public d’énergie (OPE)
C’est quoi ?
Il s’agit de rassembler l’ensemble des acteurs de l’énergie sous un pôle nationalisé unique, afin d’améliorer la coordination et la cohé rence de la gestion. Les institutions publiques s’occuperaient d’opérationnaliser le système énergétique dans son ensemble. Elles seraient votre fournisseur d’énergie. Ce pôle national pourrait regrouper des représentants politiques, de la société civile, mais aussi des spécialistes. La gouvernance citoyenne tiendrait une place importante dans le processus. De plus, cet opérateur s’assurerait de créer un lien avec les initiatives portées par les collectivités locales, les citoyens, les coopératives…
Quel intérêt ?
Un système énergétique contrôlé et détenu par le secteur public, avec une participation citoyenne, offrirait plus de garanties quant à la défense de l’intérêt général et accorderait la priorité au développement des énergies renouvelables et à des prix abordables. Il permettrait également de mieux protéger les travailleur·euse·s du secteur.
Les bénéfices éventuels seraient réinvestis pour améliorer le dispositif ou reversés aux consommateurs et pas aux actionnaires comme c’est actuellement le cas, ce qui contribue à gonfler les factures des consommateurs.
Faisable ?
« Avant la libéralisation, la distribution et la fourniture de l’électricité étaient à charge des intercommunales (entreprises publiques créées par des communes regroupées entre elles). Avec la libéralisation, ces deux activités ont été scindées et réparties entre les fournisseurs commerciaux (Electrabel, Luminus, Eni…) qui s’occupent de la vente d’électricité aux consommateurs et les intercommunales qui continuent à assurer la gestion des réseaux de distribution sur leur territoire1 . » Si la gestion de l’énergie a pu être publique avant 2007, elle pourrait le redevenir. Mais sous une forme nouvelle, afin de ne pas répéter les erreurs du passé.
Sous quelle forme ?
L’OPE peut être, à des degrés divers, producteur d’énergie, transporteur d’énergie, gestionnaire des réseaux de distribution et fournisseur (pour comprendre les différents acteurs, lire l’article). Il peut être national ou décentralisé au niveau local. On peut également envisager un système hybride où cohabitent une structure régionale et/ou nationale et une structure locale. L’important est de faire en sorte que la décentralisation renforce les infrastructures régionales et nationales.
Ça existe déjà ?
Au Danemark, plus de 40% de l’électricité est issue de l’énergie éolienne. Sa production est assurée par une structure de propriété locale. La collectivité détient 70 à 80% des turbines éoliennes1. C’est l’entreprise publique ENERGINET, détenue par l’État danois et sous tutelle du ministère du Climat et de l’Énergie, qui est propriétaire.
1. Extrait : Le marché belge de l’électricité et la libéralisation, site du SPF Économie :
https://economie.fgov.be/fr/themes/energie/sources-denergie/electricite/le-marche-belge-de
2. Vera Weghmann, Miser sur le secteur public pour un système énergétique décarboné, abordable et démocratique en Europe.
L’échec de la libéralisation de l’énergie, PSIRU, Université de Greenwich, juillet 2019
du réseau.
Les coopératives d’énergie
C’est quoi ?
On observe depuis quelques années des initiatives énergétiques citoyennes comme la création de coopératives énergétiques, totalement ou partiellement autonomes. Il s’agit de projets locaux, choisis et proposés par les citoyens et financés de manière participative. Le but est très souvent une autoconsommation et une utilisation locale de l’énergie.
Quel intérêt ?
Premièrement, ces coopératives se construisent principalement autour des énergies renouvelables et peu polluantes. Deuxièmement, l’aspect local permet une approche plus démocratique de la gestion de l’énergie, de la production à la consommation.
Faisable ?
Faisable, oui, mais les coopératives ne garantissent pas nécessairement un aspect solidaire et universel de l’accès à l’énergie. Selon le rapport1, le risque de reproduire le système dominant est bien là : des citoyens aisés produisent leur électricité et la revendent sans se soucier de l’intérêt général, excluant ainsi de fait les populations plus pauvres. De plus, la décentralisation de la propriété publique permet à ces structures de se développer, ce qui est une bonne chose mais c’est aussi la possibilité pour le secteur privé de s’y engouffrer. « Si les individus et les collectivités produisent leur propre énergie à des fins lucratives, cela renforce la logique dominante du marché au lieu de la remettre en question. »
Pour finir, ces organisations locales ne sont pas en mesure de gérer des infrastructures très importantes comme par exemple un parc d’éoliennes marines.
Ça existe déjà ?
En Belgique, REScoop Wallonie, fédération wallonne des coopératives citoyennes d’énergie renouvelable fédère 20 coopératives qui produisent de l’électricité en Wallonie. Elles ont créé le fournisseur d’électricité Le Comptoir Citoyen des Energies (COCITER).
1. Vera Weghmann, Miser sur le secteur public pour un système énergétique décarboné, abordable et démocratique en Europe. L’échec de la libéralisation de l’énergie, PSIRU, Université de Greenwich, juillet 2019, p. 48.
Pour sortir de la libéralisation, il existe donc une diversité de modèles de réappropriation locale de l’énergie, liés à des spécificités nationales, tout dépend du cadre législatif plus ou moins ouvert à leur développement. Comme l’indique le rapport d’Energy Cities, il est nécessaire de partir des objectifs et besoins identifiés au niveau local pour déterminer l’outil le plus pertinent. Car aucun des modèles étudiés dans son rapport (anglais, allemand et français) ne semble directement généralisable. Dès lors, il est urgent de réfléchir et de
proposer un modèle innovant, transversal aux différentes solutions proposées plus haut. Un modèle qui tiendrait compte à la fois des besoins du citoyen, des enjeux climatiques mais aussi de la nécessité de traiter l’énergie comme un bien commun accessible, et non comme une source de profit pour une minorité de personnes. La création d’un pôle public de l’énergie, avec des ancrages dans des coopératives locales, pourrait répondre à ces différents enjeux.