Débat Contrastes « Le travail des sans-papiers, une réalité méconnue »
C’est dans un cadre chaleureux et un lieu empreint de vie sociale que le débat Contrastes s’est organisé le 15 décembre dernier à Bruxelles. Faisant suite à nos deux derniers numéros de Contrastes consacrés à l’avenir du travail et à la migration, ce débat a mis le focus sur la réalité du travail des sans-papiers et la nécessité de se mobiliser pour leur régularisation, ainsi que pour la révision de la procédure d’asile. Il a été alimenté par les apports d’Alfa, membre du comité des travailleurs migrants avec ou sans papiers de la CSC de Bruxelles et de Sotieta Ngo, directrice du Ciré (coordination et initiative pour réfugiés et étrangers).
Un parcours semé d’embûches
Le débat a débuté avec le témoignage d’un travailleur sans papiers, afin d’appréhender concrètement la réalité de ce qui se joue chaque jour sur notre territoire. Après avoir été emprisonné en Lybie avec son frère, Alfa est arrivé en Italie en 2017 et a rejoint la Belgique en 2018. Alfa a voulu faire une demande de protection internationale dans notre pays. Lorsqu’il a été convoqué pour une interview à l’Office des étrangers, il a été arrêté et envoyé en centre fermé, la Belgique considérant que sa demande devait être introduite en Italie et non en Belgique selon le règlement de Dublin. Après deux recours, Alfa a finalement pu quitter le centre fermé mais a de suite reçu un ordre de quitter le territoire (OQT), ce qui l’empêchait d’introduire sa demande d’asile en Belgique. Finalement, grâce à l’action de son avocat, il a pu faire les démarches mais celles-ci n’ont pas encore abouti.
Ayant reçu entre-temps une carte orange1 , Alfa a trouvé du travail. Son patron a décidé d’introduire pour lui une demande de permis de travail, ce qui lui permettrait d’être régularisé par le travail. Mais de nouveau ces démarches n’ont pas abouti. Le patron d’Alfa n’a finalement pas eu d’autre choix que de licencier Alfa au risque d’être lui-même sanctionné. Aujourd’hui, Alfa vit sur les quelques économies qu’il a pu faire pendant la période où il a travaillé.
Des règlementations non respectées
Les pratiques observées dans la politique migratoire sont très incohérentes. Il y a effectivement des secteurs en pénurie, des employeurs prêts à l’embauche, des travailleurs sans papiers compétents prêts à travailler mais l’État interdit le match entre les deux. L’État n’hésite pas à s’asseoir sur des réglementations. Par exemple, la durée de détention en centre fermé est limitée dans le temps (4 mois) mais on ne compte plus les cas où la durée de détention dépasse ce délai. L’État le fait de manière presque subtile ou plutôt cynique en décidant tout simplement de remettre les compteurs à zéro tous les 4 mois.
Un manque à gagner pour l’État belge
Les travailleurs sans papiers sont utilisés comme main-d’œuvre, parfois même dans des chantiers publics, comme la rénovation de la station de métro Arts-Loi ou encore la rénovation de la toiture du palais royal. Ils travaillent principalement dans les métiers de la construction, du soin à la personne, de l‘Horeca, de la livraison à domicile, de l’esthétique, des fermes (haras)… souvent dans des fonctions qui sont en deçà de leurs diplômes et compétences. Le contact avec certains d’entre eux est très difficile quand ils travaillent dans des domiciles privés, sans contact avec l’extérieur, avec des horaires parfois harassants.
Si tous les sans-papiers étaient régularisés, cela représenterait une somme considérable qui viendrait enrichir les caisses de l’État. On manque de main-d’œuvre mais on refuse d’embaucher légalement des sans-papiers. L’État belge, de cette manière, encourage l’exploitation et la discrimination et condamne les personnes sans papiers à vivre de manière inhumaine.
Vivre sans papiers au quotidien, la vie de galère
Être sans papiers, c’est vivre au quotidien avec la peur au ventre de subir un contrôle de police mais c’est aussi faire face à des difficultés pour se loger, pour se déplacer, pour se soigner, pour faire des paiements… Une fois sa carte orange en poche, Alfa s’est présenté chez bpost pour ouvrir un compte en banque et… cela lui a été refusé ! Pour obtenir gain de cause, Alfa a dû présenter l’article de loi rappelant l’obligation de lui ouvrir un compte en banque et menacer d’appeler les médias. Quand on est sans-papiers, il vaut mieux connaître la législation pour être capable de faire valoir ses droits ! Un travailleur sans papiers est évidemment un travailleur fragilisé par le fait qu’il n’aura accès ni à la pension, ni aux congés maladie, ni à la sécurité sociale de manière générale.
Les droits des travailleurs sans papiers et des employeurs
Le comité des travailleurs migrants avec ou sans papiers de la CSC vise à rendre visibles les travailleurs sans papiers et à faire valoir leurs droits car, faut-il le rappeler, les sans-papiers ne disposent quasiment d’aucune protection. Quand on est sans-papiers, le droit au travail n’existe pas. Le droit prévoit par contre que toute personne qui souhaite porter plainte doit pouvoir le faire. Une personne sans papiers qui travaille et souhaiterait porter plainte contre un employeur abuseur ne pourra cependant pas le faire. Car, quand on est sans-papiers, aller se déclarer victime auprès d’un bureau de police, c’est risquer de se faire arrêter ou de sortir du bureau de police avec un OQT. Etant donné qu’aux yeux de la loi, être sans papiers représente une infraction pénale.
Par contre, le droit au salaire est défendu pour toute personne, que l’on soit avec ou sans papiers. La récupération de salaire impayé va être possible même lorsqu’on est arrêté sur son lieu de travail et envoyé en centre fermé. C’est important de le dire, notamment auprès des employeurs qui pensent qu’ils ont tous les droits vis-à-vis d’un travailleur sans papiers. Ceci dit, théoriquement, un employeur ne peut pas embaucher une personne sans papiers sous peine d’amende.
Les données disponibles
Il est difficile d’estimer le nombre de sans-papiers en Belgique puisque l’État ne met rien en place pour pouvoir les enregistrer. Une étude de 2023 menée par la VUB basée sur les chiffres de la mortalité en Belgique (chiffres desquels on déduit les personnes non enregistrées en Belgique) nous fournit quelques éléments. L’étude distingue les personnes européennes des personnes non européennes. Les sans-papiers étant évidemment les personnes non européennes.
L’étude estime à 217.000 le nombre de ressortissants européens irréguliers. Ce nombre recouvre des situations diverses : des étudiants qui sont là pour quelques mois et qui ne sont pas enregistrés, des travailleurs venant des pays de l’Est qui n’arrivent pas à activer leur liberté de circulation… L’étude estime à 112.000 le nombre de ressortissants non européens en situation irrégulière. On n’a pas de chiffres sur la part active de ces personnes mais on peut supposer que la plupart travaillent dès l’âge adulte, par nécessité. L’étude montre une concentration importante des sans-papiers à Bruxelles et les chiffres à 50.000, mais ce nombre pourrait être largement sous-évalué d’après Sotieta.
Une solution : la régularisation !
En 1999 et 2009 ont eu lieu les deux dernières grosses campagnes de régularisation. Aujourd’hui, on est exactement dans la même situation. On a une masse conséquente de personnes concernées (112.000 personnes), des secteurs de travail qui reposent sur cette main-d’œuvre et des dysfonctionnements dans les procédures migratoires. Tout plaide pour une régularisation. En 1999 et 2009, il y a eu une grosse mobilisation citoyenne, un rapport de force suffisant, ayant permis la conclusion d’un accord sur les critères de régularisation. Mais rien n’a changé par la suite dans les procédures d’asile. La fabrique des sans papiers est toujours en marche…
Stop à la fabrique des sans-papiers !
La plupart des sans-papiers sont des personnes qui sont arrivées en Belgique avec un titre de séjour mais qui l’ont perdu pour de multiples raisons. Les principales voies d’immigration en Belgique sont :
• Le regroupement familial : procédure longue qui dure plusieurs années où une situation de revenus, de logement, d’assurance maladie est exigée. Si un des critères n’est plus rencontré, on devient sans-papiers. Par exemple, une femme victime de violences qui quitte son mari avant la fin de la procédure
• Les études : pour venir étudier en Belgique, les étrangers doivent avoir un garant avec un minimum de revenus exigé. Si le garant perd son emploi et voit ses revenus diminuer, l’étudiant perd de facto son titre de séjour.
• Le travail : les travailleurs étrangers ont une autorisation de séjour en raison d’un contrat de travail spécifique avec un employeur précis. Ils sont donc hyperdépendants de cet employeur. Si ça se passe mal avec celui-ci, ils n’ont pas l’autorisation de conclure un contrat de travail avec un autre employeur en Belgique.
Toutes ces situations fabriquent des sans-papiers. La volonté du Ciré est de mettre fin à ces situations. C’est d’ailleurs le message porté par la campagne « Alors quoi ? On continue l’exploitation ? »2
Volonté politique et mobilisation citoyenne plus que jamais nécessaires
Depuis 2009, la N-VA a malheureusement marqué le terrain politique belge. Les options de régularisation sont rejetées de manière massive par les autorités politiques. Il est évident qu’une régularisation est nécessaire, ainsi qu’une réforme en profondeur des procédures pour qu’elles arrêtent de dysfonctionner. Pour cela, il faut une volonté politique et une mobilisation citoyenne forte. Or, on peut constater que même la demande formulée au Premier ministre par le ministre président wallon de régulariser les sans-papiers pour répondre à la pénurie de main-d’œuvre est restée lettre morte… On est dans un véritable blocage idéologique. Sous l’argument qu’il ne faut pas récompenser une infraction. Par contre, cet argument a l’air de perdre complètement sa valeur quand il s’agit d’accorder une amnistie fiscale à des personnes qui fraudent le fisc… Cherchez l’erreur…
1. La carte orange est une carte de séjour provisoire délivrée lors d’une demande de protection internationale. Pour plus d’infos, vous pouvez consulter : www.droitsquotidiens.be/fr/question/attestation-dimmatriculation-pour-quel-sejour
2. www.cire.be/alors-quoi-on-continue-lexploitation