10 zaskouskis philosophiques (Nov.- Déc. 2019)
Auteur Guillaume Lohest, Contrastes Novembre-Décembre 2019, p.14–16
Réfléchir à propos de la fête semble un contresens. La fête, justement, c’est un moment où on arrête de « se prendre la tête ». C’est le contraire de l’effort intellectuel … EN un mot, la fête est une délivrance. On se libère provisoirement de quelque chose… De beaucoup de choses, même. Mais de quoi au juste?
Aujourd’hui, le 4 décembre, est le jour idéal pour écrire sur ce sujet. C’est mon anniversaire. Pas une fête à proprement parler, mais un prétexte pour la faire. Et puis, Saint-Nicolas approche. Dehors, dans la rue, au moment même où j’écris ces lignes, des centaines d’étudiant.e.s défilent, certain.e.s riant, d’autres titubant. Des enfants de l’école maternelle se sont pressé.e.s à la fenêtre pour voir passer ce cortège impressionnant avec ces camions-bars, ces tabliers, ces calottes et pennes de guindaille. Et moi aussi, je suis captivé, happé par cet esprit festif qui se dégage de la rue et déborde jusque dans nos bureaux.
Figurez-vous qu’il existe une science de la fête, appelée l’héortologie, et qu’on trouve sur
le sujet une abondante et passionnante littérature ! Mais n’abusons pas. L’analyse de la fête ne doit pas empiéter sur la fête elle-même, alors contentons-nous d’un rapide examen de toutes ces petites libérations éphémères, présentées ici en guise d’apéritif. Servez-vous. Cela vous fera peut-être voir d’un autre œil votre prochain réveillon, vos futures sorties, vos festivals à venir.
1. Première évidence : il n’existe pas de fête qui ne soit collective. L’air de rien, cela veut dire beaucoup. La solitude, qui est une dimension constitutive de notre existence, n’est pas absolue : les fêtes sont là pour nous le rappeler. Cela va même beaucoup plus loin. De nombreux sociologues et ethnologues se sont penchés sur les fonctions sociales de la fête, en étudiant les cérémonies religieuses et les manifestations populaires. Celles-ci ne sont pas de simples échappatoires, elles servent aussi à « faire société », à créer un imaginaire, un calendrier, un ensemble de repères communs.
2. « Trinquons ensemble, patron ! » Dans la fête, on s’affranchit aussi des normes et des hiérarchies. Cela renforce la fonction de « faire société » par-delà les divisions de classe, d’âge, de statut, etc. Ce n’est bien sûr jamais absolu, et toujours provisoire. On peut aussi légitimement se demander dans quelle mesure cette abolition des normes et hiérarchies sociales ne contribue pas à les rendre d’autant plus visibles, voire à les renforcer en miroir, une fois l’effervescence passée. Il n’empêche : à l’intérieur de la parenthèse, on a le droit de se considérer en égaux et de s’écarter des convenances. On rit plus fort, on parle plus fort, on aborde des sujets dont on ne parle jamais, on tutoie immédiatement, on danse avec des inconnu.e.s, etc. Ce faisant, on crée des liens en filigrane de nos liens habituels. Un peu comme si on tissait la partie invisible de la toile sociétale. Dans l’ombre de la norme habituelle en quelque sorte, le soir, la nuit, et non à la pleine lumière du grand jour.
3. La fête est aussi, selon Freud, « un excès permis, voire ordonné, une violation solennelle d’un interdit1 », c’est-à-dire une transgression de certaines règles morales en vigueur. On peut observer quelques signes concrets de cet excès dans l’abondance de la nourriture et des boissons lors des festivités, dans le volume de la musique, dans l’ostentation des vêtements ou le dérèglement des comportements. Cela peut aller jusqu’à l’inversion de ceux-ci. Les timides peuvent se montrer audacieux, les sérieux se relâchent, les taiseux deviennent bavards. Les non-fumeurs s’autorisent quelques cigarettes. Les sages font des folies. Bref, on se permet de faire ce qu’on ne se permet pas habituellement. Roger Caillois parle, lui, de « chaos retrouvé et façonné à nouveau ».
4. Les fêtes sont à la fois provisoires et répétitives : elles concernent donc, à bien des égards, notre rapport au temps. Elles rythment le passage des jours évidemment : qu’elles soient religieuses ou commémoratives, elles s’inscrivent dans un calendrier, parfois à la jointure des saisons, et se répètent d’année en année. On pourrait dire, d’une certaine manière, qu’elles garantissent des temps d’arrêt communs à la société. Sans elles, chacun suivrait ses échéances, ses rythmes et son agenda personnel. Mais plus fondamentalement encore, la fête peut être vue comme une manière de défier le passage du temps, donc in fine la mort, ce point final de notre temps individuel. Et, par extension, de procurer une force de résistance face aux événements tragiques et au malheur. Simone de Beauvoir, évoquant les années d’occupation, a écrit ceci : « Pour moi, la fête est avant tout une ardente apothéose du présent, en face de l’inquiétude de l’avenir ; un calme écoulement de jours heureux ne suscite pas de fête : mais si, au sein du malheur, l’espoir renaît, si l’on retrouve une prise sur le monde et sur le temps, alors l’instant se met à flamber, on peut s’y enfermer et se consumer en lui : c’est fête. (…) Il y a toujours un goût mortel au fond des ivresses vivantes, mais la mort, pendant un moment fugace, est réduite à rien2. »
5. Comme le temps, les normes et la hiérarchie, l’argent est aussi de la partie. Avec une
même logique de dérèglement ou d’inversion, comme le note le philosophe Michaël Foessel. En effet, sauf exception, personne ne considère qu’une fête est un investissement. Et pourtant, personne n’hésite à dépenser en cette occasion. L’impératif de rentabilité qui obsède nos sociétés s’évapore comme par enchantement. « Voici un motif de la fête : faire que le calcul et la logique de la rentabilité ne soient plus les vecteurs de notre rapport au monde. Georges Bataille dit de la fête qu’elle repose sur la “dépense improductive”, le sacrifice. Sans parler de mort, le contrecoup de l’ivresse et la fatigue font que la fête se paie toujours le lendemain. Elle n’est pas rentable3. »
6. Mais pourquoi fait-on cela ? Comment expliquer ces dépenses a priori inutiles ? On
consent à ces… sacrifices – le mot n’est pas anodin – justement parce que la fête a quelque chose de… sacré. Là aussi, des myriades d’anthropologues ont décrit comment nos festivités, en s’enracinant dans des grands récits sacrés, instituent une communauté. Elles lui donnent une origine, un sens, des valeurs, une destinée. Ce sont des moments où se rejoue une histoire collective. C’est assez évident dans les fêtes religieuses comme Noël, Pâques, Pourim ou l’Aïd, mais aussi dans le folklore. La ducasse d’Ath recommence chaque année le combat de David contre Goliath. Le Doudou à Mons rejoue l’affrontement entre Saint Georges et le dragon. Les marches napoléoniennes, les carnavals, les fêtes de village sont invariablement un grand théâtre collectif où nous interprétons, au présent, des épisodes qui font partie de notre passé. Cette dimension n’apparaît bien sûr pas dans les fêtes spontanées, mais on peut supposer qu’il en demeure une trace.
7. Un grand théâtre collectif, disions-nous ? Lors des fêtes, la division classique entre les acteurs et les spectateurs s’estompe. Tout le monde est à la fois acteur et spectateur. Le philosophe Alain relevait un point « commun à toutes les fêtes quelle qu’en soit l’occasion ; c’est la présence de la foule à elle-même. Il n’y a point encore ici de spectacle, à proprement parler ». Alain parle de « spectacle diffus, car chacun est acteur et spectateur. » Il précise encore : « Dans le cortège et dans la cérémonie, la foule s’organise et se présente en quelque sorte à elle-même4. » Une fête est donc différente d’un spectacle parce qu’elle fait participer tout le monde : les gens chantent et dansent eux-mêmes, ils se font à eux-mêmes leur propre spectacle.
C’EST FREUD QUI LE DIT…
« Dans une occasion solennelle, le clan tue cruellement son animal totémique et le consomme tout cru – sang, chair, os ; les membres du clan sont vêtus de façon à ressembler au totem dont ils imitent les sons et les mouvements, comme s’ils voulaient faire ressortir leur identité avec lui. (…) L’action accomplie, l’animal tué est pleuré et regretté. (…) Mais ce deuil est suivi de la fête la plus bruyante et la plus joyeuse, avec déchaînement de tous les instincts et acceptation de toutes les satisfactions. Et ici nous entrevoyons sans peine la nature, l’essence même de la fête. Une fête est un excès permis, voire ordonné, une violation solennelle d’un interdit. »
Sigmund Freud, Totem et tabou, 1913.
8. Ne peut-on pas faire l’hypothèse que la fête est aussi un moment où l’on parle un autre langage ? Lors des célébrations, les mots prononcés ont un caractère sacré. On dit qu’ils sont « performatifs » : les paroles sont des actes. Par exemple, lors d’un mariage, c’est en échangeant leurs serments que les époux se marient. Les fêtes en général sont aussi l’occasion d’innombrables discours. Au contraire, le temps du divertissement marque plutôt un recul des mots. D’autres langages prennent le dessus : celui des vêtements, des parfums, des corps qui dansent. La musique prend le pas sur les conversations. Les bouches sont occupées à autre chose qu’à parler : boire, manger, chanter, saluer, embrasser.
Du commun social mais à risque
9. On l’a entraperçu, la fête n’est pas seulement un divertissement, une place faite au plaisir dans le fil d’un quotidien marqué par l’effort. Elle peut avoir une multitude de significations et de fonctions plus profondes dans une société. En particulier, insistons sur sa fonction d’institution d’un corps social. Elle inscrit les individus dans un ensemble plus vaste qu’eux. Elle crée du commun social, en quelque sorte. « L’esprit de fête, instant qui sort du temps habituel, représente cette adhésion nécessaire, cette inclusion de l’individu dans un corps plus large, qui le transcende et le redéfinit à travers autrui. Cette identité, chacun peut y adhérer, la rejeter ou la parodier : en fonction de ces postures, la fête prendra des visages très divers. La fonction identitaire de la fête a tendance à en faire un instrument au service de l’ordre social, notamment dans les cérémonies religieuses et politiques. Mais la fête peut également avoir des visées satiriques ou inverser l’ordre établi5. » La fête est ambiguë et peut rapidement dégénérer. Chacun des zakouskis proposés ici peut se révéler délicieux ou indigeste, voire un poison mortel. L’aspect collectif de la fête accentue l’exclusion de ceux qui n’en sont pas. La transgression codifiée des normes et « l’excès permis » débouchent sur des viols et des violences dont les femmes sont les principales victimes, sans parler des attouchements intempestifs et à sens unique sur les pistes de danse. Quant au rapport particulier au temps et à l’argent, ils peuvent aussi devenir des gouffres de déni, d’endettement, de commercialisation des vies.
A PROPOS DE LA FÊTE DE LA VIERGE DE GUADALUPE A MÉXICO
« Durant les jours qui précèdent et qui suivent le 12 décembre, le temps suspend sa course, fait une halte, et au lieu de nous précipiter vers un lendemain toujours inatteignable et mensonger, il nous offre un présent rond et parfait, de danse et de folie, de communion et de ripailles issu du Mexique le plus ancien et le plus secret. Le temps cesse d’être succession et redevient ce qu’il était, et est encore, originairement : un présent où le passé et le futur, à la fin, se réconcilient. »
Traduit d’Octavio Paz (poète mexicain, 1914–1998), El laberinto de la soledad (1950).
10. Concluons cet apéritif philosophique par ce dernier petit four. L’idéal de la fête a de
nombreux points communs avec l’idéal démocratique. Il touche à la beauté et à la fragilité des liens sociaux. Ce qui fait de nous des êtres humains, et peut même augmenter notre humanité, est aussi un risque. La fête, comme la démocratie, est à la fois une source d’émancipation collective et un danger pour elle-même. Faisant référence au concept de « volonté générale » du philosophe Jean-Jacques Rousseau, Nicolas Righi écrit : « L’exaltation de la fête collective a la même structure que la volonté générale du Contrat social. La description de la joie publique nous offre l’aspect lyrique de la volonté générale : c’est l’aspect qu’elle prend en habits du dimanche6. »
Bon appétit, et joyeuses fêtes !
1. Gwénaël Glâtre, « Pour une théorie politique de la fête », Blog Mediapart, 26 août 2008.
2. Simone de Beauvoir, La force de l’âge, Gallimard, 1960.
3. Michaël Foessel, « Oiseaux de nuit », propos recueillis par Cédric Enjalbert dans Philosophie magazine, décembre 2018, philomag.com.
4. Alain, Vingt leçons sur les Beaux-Arts, « Huitième leçon », In Les Arts et les Dieux, Paris, Gallimard, « bibliothèque de la Pléiade », 1958, p. 523.
5. Sarah Delale et Jean-Dominique Delle Luche, « Le temps de la fête : introduction », Questes, 31 | 2015, pp. 11–32.
6. Righi Nicolas, « Un objet pour tous : la fête », Le Philosophoire, vol. 17, n°2, 2002, pp. 149–169.