Activation – L’absurdité crève l’écran (juin 2017)
Auteur : Guillaume Lohest, Contrastes juin 2017, p 17
Le stéréotype du « chômeur profiteur » semble si profondément installé dans nos sociétés que même les évidences ne suffisent pas à faire changer les visions politiques. Le nombre d’offres d’emploi non pourvues est bien inférieur au nombre de demandeurs. Ce simple fait devrait suffire à abandonner toute politique d’activation individuelle ou d’exclusion. Or donc, puisque les données factuelles sont impuissantes, proposons des images. Récemment, deux créations ont attiré notre attention : le film Moi, Daniel Blake (2016) et le documentaire Bureau de chômage (2015).
Au début des années 2000, tandis que s’ébauchait l’État Social Actif, les espoirs étaient encore permis. On pouvait croire que le cœur de cette nouvelle voie consisterait à mener de véritables politiques d’emploi. On sait aujourd’hui qu’il n’en fut rien… Les logiques ont été renversées et les espoirs se sont mués en constats amers : seuls les individus ont été responsabilisés, activés, contrôlés. Le « marché de l’emploi », on n’y a pas trop touché, on n’a pas essayé d’y faire un peu de place. On a juste dit aux chômeurs : allez-y, poussez, imposez-vous, sinon..
Avec la régionalisation du contrôle de la disponibilité des chômeurs, dès janvier 2016 en Wallonie et en janvier 2017 à Bruxelles, les fonctions d’accompagnement et de contrôle sont à présent menées par un même opérateur (respectivement le FOREM et ACTIRIS). Cela peut-il permettre d’humaniser, de personnaliser un tant soit peu le contrôle, ou au contraire cela renforce-t-il encore davantage la logique en cours ? Il est sans doute un peu tôt pour évaluer les effets de cette régionalisation. Mais cela ne modifie pas le cadre politique de référence, toujours fixé au niveau fédéral par l’ONEM. Ce cadre, c’est bien sûr celui de l’« activation », que nous qualifierions d’un seul mot : absurde.
Daniel Blake
Cette absurdité, plutôt que de la révéler en alignant les arguments, observons-la à la pleine lumière des regards, des gestes et des dialogues que peuvent offrir quelques séquences cinématographiques. Palme d’Or à Cannes en 2016, le film Moi, Daniel Blake de Ken Loach a permis de braquer les projecteurs sur cette question. Il raconte l’histoire d’un menuisier, Daniel Blake, qui, suite à un infarctus, se retrouve coincé entre les recommandations de son médecin qui estime qu’il est trop tôt pour reprendre le travail, et la violence de l’administration qui ne le reconnaît pas comme invalide : il n’a obtenu que douze points au questionnaire, alors qu’il en faut au minimum quinze pour le statut d’invalidité. Dans les méandres des démarches pour faire appel de cette décision, il est également tenu de prouver qu’il occupe ses journées à rechercher un emploi. On le voit, notamment, se présenter dans toutes les menuiseries de la ville. L’une d’elles est prête à l’embaucher. Et là se concentre toute l’absurdité de sa situation : il refuse, évidemment, puisque son médecin le lui a conseillé, pour sa santé
Ce film, construit à partir de faits réels rapportés par des employés d’agences britanniques, illustre l’absurdité et la froideur des procédures, du formatage quantitatif, de l’impossibilité d’entrer en dialogue, d’être entendu en tant que personne humaine. En Angleterre, cette déshumanisation va très loin. « Les personnes qui travaillent dans ces agences pour l’emploi ont reçu des directives pour s’occuper des revendications suicidaires. Ça veut dire qu’elles s’attendent à ce que les gens deviennent suicidaires. Quel genre de gouvernement applique une politique dont il sait qu’elle va pousser les gens au suicide ? » s’indigne Ken Loach dans une interview au Monde.
« Il me faut des démarches »
La froideur des procédures crève également l’écran dans le documentaire Bureau de chômage (2015) de Charlotte Grégoire et Anne Schiltz, diffusé sur la RTBF le 1er mars 2017. Filmé dans les bureaux de l’ONEM, ce documentaire montre, en plans rapprochés, sans aucune voix off, les visages, les gestes, les quelques mots échangés entre des demandeurs d’emploi et des contrôleurs de l’ONEM. Il s’ouvre et se clôture sur le bruit du clavier d’ordinateur, refuge des « contrôleurs » pour transformer en données brutes ces face-à-face dans lesquels la dimension humaine, pourtant omniprésente, ne trouve pas de place. En tant que spectateur, on ressent d’emblée un immense malaise. Et c’est toute la force de ce documentaire : en une heure, il met à nu l’absurdité de tout le système d’activation. « Il me faut des démarches », répète une employée presque désolée d’avoir à avertir d’une sanction probable. « Il me faut plus d’éléments. Pour être scolaire, je dirais une grosse douzaine d’éléments papier. » Des deux côtés du bureau, on a l’impression que chacun tente de jouer son rôle du mieux qu’il peut. La relation est évidemment très inégalitaire. L’employé-e, par professionnalisme, traque les erreurs dans le dossier, le demandeur d’emploi contrôlé explique, se justifie ou, fataliste, attend que passe le mauvais moment. Ce qui est frappant, c’est qu’à de rares exceptions près, il semble évident que personne ne croit à l’efficacité du système. Comble de la cruauté absconse de celui-ci : le contrôle d’un jeune homme, hyper motivé et terriblement actif dans sa recherche d’emploi, au classeur rempli de C.V. et de courriers, prêt à se déplacer en-dehors de toute raison (« Je vais partout où le train va », dit-il), mais bloqué par des difficultés relationnelles, un stress visible et envahissant. L’employée, impuissante et douce, lui propose : « Peut-être faire une formation sur la confiance en soi… ça peut aider ». Le jeune homme sourit et on croit percevoir, dans son regard gêné, ce qu’il ne peut pas dire : une petite formation ne suffirait pas pour le « formater ».
Sortir du tragique par le politique
On pourrait encore citer d’autres points d’absurdité emblématiques mis en lumière par le Bureau de chômage. Par exemple, parmi les freins à l’emploi cités, le fait de ne pas être sans emploi depuis assez longtemps. Un chômeur concerné, non sans humour, a cette formule saisissante : « Maintenant, j’ai un assez long passé de chômeur pour bénéficier des plans Activa ». Ou encore ce travailleur sans emploi du secteur du bâtiment, confronté uniquement à des offres de contrats à mi-temps, le reste étant supposé se faire en noir. Autre formule parlante, sa réponse : « Et moi je ne veux pas cela. Je veux travailler dans la lumière, pas en souterrain. » Enfin, la nécessité d’amener des preuves au contrôle, des traces écrites, alors que l’on sait que dans la réalité de la recherche d’emploi, les contacts directs et par téléphone sont souvent plus payants que les imprimés.
Contrairement à Daniel Blake qui s’insurge fréquemment face à l’absurdité des procédures, les quelques situations réelles montrées dans le documentaire recèlent peu de traces de révolte. Il y a comme une intériorisation de la fatalité, qui donne un caractère tragique, au sens fort, à la logique de l’activation. Aucun des deux acteurs du dialogue n’est en mesure de transformer la situation. Ce qui fait éclater cette évidence : en matière d’emploi, dans la majorité des cas, la solution ne repose pas sur les individus. Ce sont donc les politiques qu’il faut évaluer, pas les chômeurs.
Le tragique pousse évidemment jusqu’à l’exclusion. Ainsi se termine le documentaire. Par les larmes d’une femme qui affirme qu’elle « ne va pas bien ». À l’employée qui lui dit qu’elle peut comprendre cette « baisse de moral » (sic), elle répond : « c’est beaucoup plus que cela ». La suspension définitive des allocations lui est signifiée, elle doit se tourner vers le CPAS. Résolument, par deux fois, la femme affirme : « J’irai jamais au CPAS ». Orgueil ? Quand bien même, cette réponse fait écho à une profonde distinction politique : le principe de solidarité du système d’assurance-chômage n’est pas supposé, comme un entonnoir, verser dans une logique d’assistance. (Cf. page suivante : « Les chômeurs travaillent déjà ! »).
Dialogues surréalistes
À force de clics, de pages froissées, de questions plus ou moins intrusives, le documentaire Bureau de chômage diffusé par RTBF présente une dizaine de face-à-face. Les dialogues anxiogènes se succèdent, ponctués de bras de fer, d’insinuations, de moralisation, mais aussi de quelques moments d’humour, d’authenticité, d’empathie. Par exemple :
- Et la compréhension, ça va ? demande l’employée sur un ton plutôt maternel
- C’est quoi la compréhension ?
- Le fait de comprendre les mots, les phrases…
- Des fois, il y a des termes que je ne comprends pas
Et dans la foulée :
- Je ne vais pas vous mentir, dans un mois ce sera normalement non-concluant.
- Ben, autant mettre non-concluant tout de suite alors.
- Ah non, c’est la procédure. Je ne peux pas parler à la place de mes collègues. Peut-être qu’ils prendront votre passé en compte
La « procédure », les quantités, semblent le point d’appui des employé-e-s de l’ONEM pour s’éviter d’endosser la responsabilité de décisions qu’eux-mêmes comprennent peut-être difficilement.
« LES CHÔMEURS TRAVAILLENT DÉJÀ ! »
Pour Thierry Müller, du collectif Ripostes, les politiques d’activation des « demandeurs d’emploi » reposent sur une vision très critiquable de ce que sont le travail, la création de valeur et la sécurité sociale.
Ce collectif défend une autre lecture des choses, très proche des propositions de Bernard Friot et du Réseau Salariat.
Travail et emploi
Le premier enjeu soulevé par Thierry Müller est celui de la distinction entre le travail et l’emploi. « Je ne pense pas que les gens veulent de l’emploi. Je pense que les gens veulent travailler, c’est-à-dire participer à produire quelque chose qui a une utilité ans la société. Les gens veulent aussi du salaire. Ils veulent produire, créer, avoir des relations sociales, évidemment, et pouvoir vivre. Alors indirectement, si on leur demande s’ils veulent un emploi, eh bien ils répondent oui, mais ce qu’ils veulent, c’est tout ce qui va avec. »
Production de valeur
Du coup, plutôt que de lutter à l’intérieur du périmètre de l’emploi et de l’employabilité, le combat mené par Ripostes consiste à élargir le champ des activités qui méritent un salaire. « L’enjeu central, c’est : qui détermine qu’une activité a de la valeur économique. Un jour, tandis que je préparais une animation sur la sécu avec une salariée d’une asbl, je lui demande : êtes-vous en train de travailler ? Elle me répond : oui, évidemment. Et je lui fais remarquer que moi aussi, alors, je travaille, puisque je fais exactement la même chose qu’elle. Mais selon les critères de l’emploi, je ne travaille pas. La seule différence, c’est que dans son cas, un employeur a jugé que son travail avait une valeur économique, et elle reçoit donc un salaire. Et pour
moi, personne n’a déterminé cela. Donc qui détermine qui a valeur économique ? L’employeur, le fait que vous ayez un employeur. Cela donne donc, dans toute l’économie, le pouvoir aux employeurs. Pour moi, la bagarre se situe là. »
Voir le chômage autrement
« L’alternative que nous proposons, c’est de considérer la sécurité sociale autrement que comme un système assurantiel. De la considérer comme un salaire, un vrai salaire, socialisé, qui reconnaît qu’en tant que chômeur, je produis de la valeur économique, à hauteur de mon chômage.
C’est de la valeur ajoutée qui n’est pas produite par les salariés dans l’entreprise mais qui s’ajoute à elle, qui est arrachée aux capitalistes, pour socialiser des salaires qui vont à des retraités via les pensions, à des parents via les allocations familiales, à des chômeurs. Ce que l’on défend, c’est donc l’inconditionnalité du
droit au chômage, cela veut dire pas de dégressivité, pas de limitation dans le temps. C’est aussi un droit qui doit être attaché à la personne. »
Certains estimeront peut-être qu’une telle manière de voir les choses est utopiste et encouragerait la population dans son ensemble à « profiter du chômage » pour faire ce qui lui plaît, ou pour ne rien faire du tout. Mais précisément, en défendant ce retournement de point de vue, le collectif Ripostes amène au centre du débat une véritable question politique.
Qui n’est pas celle de savoir qui doit être ou non exclu d’une répartition de la richesse mais, un salaire devant être garanti à tous, de définir collectivement quelles activités sont utiles et épanouissantes, collectivement et individuellement..
Pour aller plus loin :
– Le collectif Ripostes est sur Facebook : Riposte Cte, https://www.facebook.com/riposte.cte/
– Marc Monaco, Thierry Müller et Grégory Pascon, Choming out, Liège, éditions D’une Certaine Gaie-té, 2013.
– Sur Bernard Friot et le salaire à vie : Vidéo de Usul2000 sur Youtube, Le salaire à vie (Bernard Friot), https://www.youtube.com/watch?v=uhg0SUYOXjw
– Sur le Réseau Salariat : http://www.reseau-salariat.info/
____________________________________________________________