Analyses

Au nom de quelle liberté pouvons-nous accep­ter les contraintes ? (avril 2020)

pxhere.com

Auteur Guillaume Lohest, Contrastes avril 2020, p.11–13

Comment expliquer que, subi­­­­­­­te­­­­­­­ment, en quelques jours à peine, des millions de personnes aient accepté des impor­­­­­­­tantes restric­­­­­­­tions à leurs liber­­­­­­­tés ? Quelques mois plus tôt, ces mêmes personnes auraient peut-être crié à la dicta­­­­­­­ture pour des mesures dix fois moins fortes. Est-ce anor­­­­­­­mal ? Que peut nous apprendre la philo­­­­­­­so­­­­­­­phie sur le(s) sens mouvant(s) de la liberté ?

Vous êtes, ou avez été, confiné.e à domi­­­­­­­cile. Pendant toutes ces semaines, nombreux sont les gestes, les dépla­­­­­­­ce­­­­­­­ments, les habi­­­­­­­tudes, les désirs qui ont été empê­­­­­­­chés par cette situa­­­­­­­tion. Je voudrais profi­­­­­­­ter de cette expé­­­­­­­rience collec­­­­­­­tive pour réflé­­­­­­­chir un moment sur l’une des ques­­­­­­­tions les plus fonda­­­­­­­men­­­­­­­tales de la philo­­­­­­­so­­­­­­­phie, de la poli­­­­­­­tique et de la vie : comment penser la liberté, la déployer, la garan­­­­­­­tir ? Cette ques­­­­­­­tion se pose pour chacun d’entre nous indi­­­­­­­vi­­­­­­­duel­­­­­­­le­­­­­­­ment, et pour nous tous ensemble en société.

La liberté, absence de contraintes ?

La repré­­­­­­­sen­­­­­­­ta­­­­­­­tion qui nous vient spon­­­­­­­ta­­­­­­­né­­­­­­­ment à l’es­­­­­­­prit quand on parle de liberté, c’est l’ab­­­­­­­sence de contrainte. Je suis libre si je peux faire ce que je veux. C’est ainsi que pense l’en­­­­­­­fant, et c’est aussi ainsi que conti­­­­­­­nue de fonc­­­­­­­tion­­­­­­­ner le sens commun. Quand il fut ques­­­­­­­tion, en France, de faire passer la vitesse maxi­­­­­­­mum sur les routes de 90 à 80 km/h, les polé­­­­­­­miques furent nombreuses, malgré les données montrant que cela pouvait sauver des centaines de vie par an, et que les temps de trajet n’aug­­­­­­­men­­­­­­­taient que légè­­­­­­­re­­­­­­­ment. Mais cela portait atteinte au senti­­­­­­­ment de liberté des gens.

En philo­­­­­­­so­­­­­­­phie, on dit de cette concep­­­­­­­tion de la liberté comme absence de contraintes qu’il s’agit d’une défi­­­­­­­ni­­­­­­­tion néga­­­­­­­tive, au sens où elle est défi­­­­­­­nie par ce qu’elle n’est pas (la contrainte).  Si l’on s’en tient à cette défi­­­­­­­ni­­­­­­­tion-là, il est évident que cette période de confi­­­­­­­ne­­­­­­­ment a porté atteinte à notre liberté, puisqu’elle a fait peser sur nos vies de lourdes et nombreuses restric­­­­­­­tions : promis­­­­­­­cuité, école à domi­­­­­­­cile, télé­­­­­­­tra­­­­­­­vail, inter­­­­­­­­­­­­­dic­­­­­­­tions de loisirs, limi­­­­­­­ta­­­­­­­tions de dépla­­­­­­­ce­­­­­­­ments… Mais pour autant, avons-nous vrai­­­­­­­ment cessé d’être libres ?

L’am­­­­­­­bi­­­­­­­guïté du mot

Car on peut aussi défi­­­­­­­nir posi­­­­­­­ti­­­­­­­ve­­­­­­­ment la liberté, lui donner un contenu : par exemple, tout en étant confiné chez moi, je reste libre de penser, de commu­­­­­­­niquer. Je peux aussi me dire que je consens aux restric­­­­­­­tions sur ma liberté car il s’agit de préser­­­­­­­ver des vies donc, in fine, d’autres liber­­­­­­­tés. Par ailleurs, en l’ab­­­­­­­sence de ces contraintes, ne sont-ce pas d’autres contraintes, moins visibles mais tout aussi impor­­­­­­­tantes, qui orientent nos actes ? Par exemple : le lieu où nous sommes nés, les gens avec qui nous avons grandi, les reve­­­­­­­nus dont nous dispo­­­­­­­sons, etc. Bref, il s’agit d’une affaire moins simple qu’il n’y paraît.

Les Inuits disposent d’une dizaine de mots pour dési­­­­­­­gner la neige, selon son état, sa texture, sa couleur. Le grec ancien compre­­­­­­­nait au moins trois mots distincts pour dési­­­­­­­gner ce que nous nommons du seul terme « amour ». Il est dommage que le français n’ait qu’un seul mot pour dire « liberté ». Cela ne nous aide pas à perce­­­­­­­voir les diffé­­­­­­­rences entre des concep­­­­­­­tions de la liberté qui exigent des projets collec­­­­­­­tifs et poli­­­­­­­tiques diffé­­­­­­­rents.

Rous­­­­­­­seau : la liberté morale

Termi­­­­­­­nons ce petit détour philo­­­­­­­so­­­­­­­phique en compa­­­­­­­gnie de Jean-Jacques Rous­­­­­­­seau. Dans Le contrat social, Rous­­­­­­­seau établit une diffé­­­­­­­rence entre l’état de nature et l’état civil. En passant de l’un à l’autre par un pacte social, par des règles de société qu’ils se donnent, les êtres humains s’élèvent en quelque sorte, remplacent la liberté natu­­­­­­­relle par la liberté morale. Il écrit : « Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un chan­­­­­­­ge­­­­­­­ment très remarquable, en substi­­­­­­­tuant dans sa conduite la justice à l’ins­­­­­­­tinct, et donnant à ses actions la mora­­­­­­­lité qui leur manquait aupa­­­­­­­ra­­­­­­­vant. C’est alors seule­­­­­­­ment que la voix du devoir, succé­­­­­­­dant à l’im­­­­­­­pul­­­­­­­sion physique et le droit à l’ap­­­­­­­pé­­­­­­­tit, l’homme, qui jusque-là n’avait regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres prin­­­­­­­cipes, et de consul­­­­­­­ter sa raison avant d’écou­­­­­­­ter ses penchants. Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avan­­­­­­­tages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facul­­­­­­­tés s’exercent et se déve­­­­­­­loppent, ses idées s’étendent, ses senti­­­­­­­ments s’en­­­­­­­no­­­­­­­blissent, son âme toute entière s’élève à tel point, que si les abus de cette nouvelle condi­­­­­­­tion ne le dégra­­­­­­­daient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’ins­­­­­­­tant heureux qui l’en arra­­­­­­­cha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intel­­­­­­­li­gent et un homme1. »

 Qu’est-ce que cela signi­­­­­­­fie pour notre situa­­­­­­­tion de confi­­­­­­­ne­­­­­­­ment et de contrainte ? On pour­­­­­­­rait dire, en résumé, que c’est notre liberté natu­­­­­­­relle, notre concep­­­­­­­tion spon­­­­­­­ta­­­­­­­née, physique, de la liberté qui est entra­­­­­­­vée, mais que le consen­­­­­­­te­­­­­­­ment à des contraintes collec­­­­­­­tives passa­­­­­­­gères et fortes, dans l’in­­­­­­­té­­­­­­­rêt géné­­­­­­­ral, peut rele­­­­­­­ver de la liberté morale induite par le contrat social. Nous pouvons nous poser la ques­­­­­­­tion : au nom de quoi accep­­­­­­­tons-nous ces contraintes ? « Sous l’ef­­­­­­­fet de la sidé­­­­­­­ra­­­­­­­tion et de la peur, des mesures aussi radi­­­­­­­cales que le confi­­­­­­­ne­­­­­­­ment géné­­­­­­­ral, la ferme­­­­­­­ture des insti­­­­­­­tu­­­­­­­tions non vitales et le place­­­­­­­ment en quaran­­­­­­­taine sont large­­­­­­­ment accep­­­­­­­tées et même approu­­­­­­­vées2 » Les accep­­­­­­­tons-nous par civisme ou par peur ?

Risques réels pour la démo­­­­­cra­­­­­tie

Pour autant, cela ne nous dispense pas de nous inter­­­­­­­­­ro­­­­­ger sur l’éten­­­­­due des consé­quences de cet état d’ur­­­­­gence sani­­­­­taire excep­­­­­tion­­­­­nel, et d’ana­­­­­ly­­­­­ser comment en effet, ce n’est pas seule­­­­­ment notre senti­­­­­ment de liberté mais aussi certaines liber­­­­­tés fonda­­­­­men­­­­­tales qui sont impac­­­­­tées. « La liberté d’al­­­­­ler et venir, celle de se réunir ont été mises entre paren­­­­­thèses, les préro­­­­­ga­­­­­tives des Parle­­­­­ments rognées, les droits des sala­­­­­riés ampu­­­­­tés. Des préve­­­­­nus sont jugés et parfois privés de liberté sans avocat. L’exé­­­­­cu­­­­­tif s’est donné le droit de restreindre des liber­­­­­tés indi­­­­­vi­­­­­duelles, préro­­­­­ga­­­­­tive réser­­­­­vée en temps normal aux juges en vertu du prin­­­­­cipe fonda­­­­­men­­­­­tal de la sépa­­­­­ra­­­­­tion des pouvoirs.3 »

L’ac­­­­­cep­­­­­ta­­­­­tion de ces mesures de restric­­­­­tion ne peut pas être un chèque en blanc offert aux pouvoirs publics. Il peut exis­­­­­ter des craintes légi­­­­­times sur le fait que ces mesures soient utili­­­­­sées comme prétexte pour porter atteinte plus dura­­­­­ble­­­­­ment à des liber­­­­­tés fonda­­­­­men­­­­­tales. À cet égard, « l’ex­­­­­pé­­­­­rience du passé nour­­­­­rit l’inquié­­­­­tude. Une fois la contrainte mise en œuvre, il est rare que le légis­­­­­la­­­­­teur revienne à des textes plus libé­­­­­raux. Adop­­­­­tée au début de la guerre d’Al­­­­­gé­­­­­rie, la loi de 1955 sur l’état d’ur­­­­­gence a été actua­­­­­li­­­­­sée et adap­­­­­tée, jamais abro­­­­­gée. Les dispo­­­­­si­­­­­tions prises en 2015 face au terro­­­­­risme ont été versées dans le droit commun. L’état d’ur­­­­­gence sani­­­­­taire est une première dans nos démo­­­­­cra­­­­­ties. Mais la menace d’une nouvelle pandé­­­­­mie restera gravée dans les esprits. La tenta­­­­­tion sera donc grande pour les gouver­­­­­ne­­­­­ments de trans­­­­­for­­­­­mer le provi­­­­­soire en défi­­­­­ni­­­­­tif.  » Cette tenta­­­­­tion existe «  en parti­­­­­cu­­­­­lier dans le domaine du droit du travail, de la procé­­­­­dure pénale et des liber­­­­­tés publiques4 »

Cette tension entre contrainte et liberté exige donc une grande vigi­­­­­lance démo­­­­­cra­­­­­tique. Il n’est pas perti­nent de hurler à la dicta­­­­­ture ; mais il serait par ailleurs dange­­­­­reux de faire exagé­­­­­ré­­­­­ment confiance aux gouver­­­­­ne­­­­­ments en place. Il s’agit de veiller au carac­­­­­tère provi­­­­­soire des mesures, comme le rappelle entre autres la Ligue des Droits Humains, ainsi que de préser­­­­­ver un certain contrôle parle­­­­­men­­­­­taire sur les gouver­­­­­ne­­­­­ments, une indé­­­­­pen­­­­­dance de la presse, et surtout de récla­­­­­mer des mesures de réduc­­­­­tion des inéga­­­­­li­­­­­tés qui sont renfor­­­­­cées par l’état d’ur­­­­­gence.

Vers des contraintes écolo­­­­­giques ?

L’après doit aussi rete­­­­­nir notre atten­­­­­tion. Nombreux sont ceux qui font le lien entre la crise sani­­­­­taire actuelle et les enjeux écolo­­­­­giques. On sait que le ralen­­­­­tis­­­­­se­­­­­ment forcé de l’éco­­­­­no­­­­­mie mondiale a un impact très posi­­­­­tif en termes de réduc­­­­­tion des émis­­­­­sions de gaz à effet de serre et de la pollu­­­­­tion de l’air et de l’eau. Certains en déduisent que le Covid-19 pour­­­­­rait consti­­­­­tuer une oppor­­­­­tu­­­­­nité pour enfin trans­­­­­for­­­­­mer notre modèle écono­­­­­mique, voire qu’il s’agit déjà d’un début de révo­­­­­lu­­­­­tion de nos modèles de société. D’autres, comme François Gemenne, alertent sur le risque inverse. « Beau­­­­­coup de gouver­­­­­ne­­­­­ments risquent d’en profi­­­­­ter pour remettre en cause les mesures de lutte contre le chan­­­­­ge­­­­­ment clima­­­­­tique, au nom de la relance écono­­­­­mique5 » prévient-il. Ainsi, s’il ne fait aucun doute qu’il y a beau­­­­­coup d’en­­­­­sei­­­­­gne­­­­­ments à tirer de la situa­­­­­tion engen­­­­­drée par la pandé­­­­­mie de coro­­­­­na­­­­­vi­­­­­rus, notam­­­­­ment sur la capa­­­­­cité réelle du poli­­­­­tique à contraindre le fonc­­­­­tion­­­­­ne­­­­­ment de l’éco­­­­­no­­­­­mie, et sur notre capa­­­­­cité à accep­­­­­ter des contraintes démo­­­­­cra­­­­­tiques dans l’in­­­­­té­­­­­rêt géné­­­­­ral, on peut dire que rien n’est acquis pour autant. L’es­­­­­poir est permis, peut-être. Mais pas l’en­­­­­gour­­­­­dis­­­­­se­­­­­ment. Rien ne sera auto­­­­­ma­­­­­tique. Certaines menta­­­­­li­­­­­tés auront peut-être changé, mais pas encore les struc­­­­­tures, pas encore les insti­­­­­tu­­­­­tions ! Tout reste à faire…

  1. Jean-Jacques Rous­­­­­seau, Du Contrat social (1762).
  2. Face au Covid-19, le choix entre santé ou liber­­­­­tés est un faux dilemme », Édito­­­­­rial dans Le Monde, 30 mars 2020.
  3. Idem.
  4. Idem.
  5. « Le Covid-19 pour­­­­­rait se révé­­­­­ler néfaste pour le climat », Texte diffusé par François Gemenne sur les réseaux sociaux, via La Libre, vendredi 27 mars 2020.