Au temps des pandémies : ELOGE DES VOYAGES IMMOBILES (Juin 2021)
Laurence Delperdange, Contrastes juin 2021, p 18 à 20
« Les voyages non essentiels à l’étranger depuis la Belgique sont vivement déconseillés ». C’est au moment où nous nous retrouvons empêchés de circuler librement que nous prenons soudain la mesure de ce que signifie pour soi « voyager ». Une sorte d’élan irrépressible qui, au fil du temps, est devenu pour beaucoup d’entre nous, un réel besoin, comme jouer, rire, chanter… Quitter chez soi pour découvrir ailleurs.
Quête ancrée dans une époque, celle du tourisme de masse qui a débuté, il y a quelques décennies lorsque sont nés les congés payés et que les familles ont pu laisser le temps d’une journée, d’un week-end, d’une semaine, d’un mois… leur logis pour prendre un moment de détente, hors d’un quotidien parfois lourd et répétitif.
Aujourd’hui, cette quête d’ailleurs, prenant des sentiers divers de « all inclusive », de grandes randonnées, de découverte de terres inconnues, de pèlerinage, de safari, d’itinérance fait partie de nos habitudes. Et la question « Vous partez où en vacances ? » sous-entendant que, forcément, on partira, nourrit les conversations en toute saison.
Comme si la sédentarité avait finalement, ses limites. Ce besoin planterait-il ses racines au plus profond de notre humanité ? Si aux premiers temps de notre humanité, Homo Sapiens bougeait par nécessité, pour répondre à ses besoins primaires (se nourrir, se vêtir, troquer, trouver habitat propice), changer de territoire a aujourd’hui pris bien d’autres formes, la société « de loisirs » suscitant, étrangement, un grand besoin de se détendre, de souffler, de prendre le large, de larguer les amarres, de s’évader, d’oublier (?). Mais n’y a-t-il pas autant de voyages qu’il y a d’humains ? Et si le mouvement, c’est la vie, comment voyager lorsque l’on est prisonnier, incapable de bouger, confiné ? Les voyages imaginaires dans ou hors des livres sont une réponse salvatrice.
Voyager est la seule chose qu’on achète qui nous rend plus riche. Jack London
Voyager pour vivre fort
Jack London, cet écrivain né en 1876 à San Francisco, aimait la mer. Elle le sortait de son quotidien d’adolescent obligé de travailler très jeune pour aider ses parents dont il se demandait ce qu’ils faisaient avec le peu d’argent gagné. « C’était sur l’eau qu’il était le plus heureux. Son esprit s’y est en quelque sorte développé et affiné ; il comprenait le charme des espaces infinis et aimait la mer qui éveille en nous des idées de hardiesse et d’aventure. Sous les rafales d’ouest, immense brise vivifiante, il se sentait vivre plus largement. C’était sur l’eau qu’il était le plus heureux. Au gouvernail de son bateau, il passait des heures entières sans lire, sans parler, reposant son cerveau trop actif », peut-on lire dans la biographie qui lui est consacrée (1). Voilà bien une raison qui pousse à voyager : sortir d’un quotidien que l’on perçoit étriqué. « Lorsqu’un esprit vagabond dessine des jours bien plus grands, une vie bien plus… vivante. » Il acheta un bateau et largua les amarres.
« Maintenant, je suis très loin, dans un pays où règne la liberté… Je pars parce qu’il m’est impossible de rester plus longtemps dans la société pourrie qui est la nôtre. Ce n’est pas une solution lâche, c’est la meilleure solution pour vivre. … Je préfère avoir des ennuis en étant libre que de moisir dans un esclavage doré. Je sais aussi que la liberté peut devenir un esclavage. Mais alors, je serai libre encore de changer … Tout cela, c’est très compliqué. Ce n’est fait que de sensations. Mais je ne crois qu’aux sensations. Tout le reste n’est que conventions et faux calculs… Mais quand le feu fut complètement éteint, ils découvrirent le ciel : le ciel n’existait pas à Argenteuil. Ils découvrirent le cosmos et ils tombèrent dans l’univers. Ils n’auraient jamais pu imaginer que le ciel était blanc d’étoiles et l’univers infini. C’était une révélation majeure. Leur esprit négligea la distance qui les séparait de leur fade banlieue pour se concentrer sur la distance qui les séparait d’une étoile inconnue (2)… »
Voyager parce que tout est changement
« Si le Grand Esprit avait voulu que les hommes restassent dans un endroit, il aurait fait le monde immobile ; mais il a fait qu’il change toujours, afin que les oiseaux et les animaux puissent se déplacer et trouver toujours de l’herbe verte et des baies mûres ; la lumière du soleil permet de travailler et de jouer, la nuit de dormir ; l’été, les fleurs s’épanouissent et l’hiver elles dorment ; tout est changement ; chaque chose amène un bien ; il n’est rien qui n’apporte rien. » C’est ce qu’exprime Flying Hawk, un sioux, neveu de Sitting Bull, né aux alentours de mars 1852. (3)
Nos ancêtres Homo Sapiens sont apparus il y a environ 300.000 ans. L’expansion humaine a entraîné de nombreux changements, en partant de l’agriculture jusqu’à une accélération massive de ces changements en un laps de temps très court. L’homme marque de son empreinte la planète et l’impact de celle-ci sur l’environnement s’accentue dangereusement depuis les années 50. « Les changements de la Terre sont le reflet des changements dans les sociétés humaines », lit-on dans l’Atlas de l’Anthropocène (4) un terme introduit par Paul Crutzen, un chimiste néerlandais. La dégradation de l’environnement a toujours été une cause de migrations, les populations ayant été attirées par un milieu favorable ou poussées à l’exil par des dégradations ou des catastrophes. On dénombre environ vingt-cinq millions de personnes déplacées chaque année en raison de catastrophes naturelles pour la plupart liées au climat : sécheresse, inondations, ouragans… Avant les facteurs économiques et politiques.
Voyager pour découvrir d’autres pays
Mercator, au 16e siècle, s’est lancé dans la cartographie de la terre pour réaliser un atlas qui avait pour but de mieux la cerner, de la maîtriser. Avec lui, les grands découvreurs, les colonisateurs, les évangélisateurs, les exterminateurs aussi. Voyager, à l’époque, rimait avec dominer.
Aujourd’hui, les GPS ont remplacé les cartes et ont étendu encore notre capacité de déplacements, élargissant encore nos champs de découverte du plus proche au plus lointain. Nous voilà donc parés pour faire le tour de la terre en tous sens. Il n’existe pratiquement plus de zones inexplorées, de forêts primaires.
En même temps, chaque ville est un voyage. Est-ce pour cette raison que les citytrips ont pris un tel envol ? Dépaysement, exploration minutieuse d’autres « Où dormir ? Où manger ? Que voir » dont les réponses se trouvent dans les guides de voyages, laissant (trop) peu de place à l’improvisation…
Dans son New York, l’écrivain américain Paul Auster (5), voyage dans l’histoire, dans le passé et dans le présent, lesquels s’entremêlent toujours dans l’arpentage d’une ville. « Un voyage à pied qui nous entraîne dans un voyage dans le temps : celui de l’histoire et des mots. Comme si, chaque croisement, chaque couleur, son, aspérité avaient une histoire à nous raconter, à nous le marcheur occasionnel. »
Créée il y a une douzaine d’années par Dominique Maes, La Grande Droguerie Poétique est un magasin de produits imaginaires en expansion permanente. Il ne vend rien mais vous propose l’essentiel.
« Résistant chaque jour aux lois de la rentabilité en ne vendant pas nos flacons, nous proposons une révolution douce, créative, poétique, politique, philosophique en révélant l’importance vitale de l’imaginaire capable de transformer et même de créer la réalité. Tous nos pots sont vides mais pleins de sens ! »
www.grandedrogueriepoetique.net
Voyager dans des mondes imaginés
Pour voyager immobile, une plongée dans le Dictionnaire des lieux imaginaires, de Gianni Guadalupi et Alberto Manguel (6) est une porte d’entrée vers mille lieux : des pays imaginaires, des îles enchanteresses, des royaumes étranges… Les auteurs proposent une sorte de « guide du voyageur dans certains lieux de la littérature » : Oz, Narnia, Utopia… Ils se sont inspirés d’un répertoire géographique du dix-neuvième siècle, « vestige d’une époque où voyager dans le monde réel représentait encore une passionnante aventure ». « Dans le village d’Alali, village de femmes géantes au cœur de l’impénétrable forêt des Grandes-Epines, en Afrique, on atteint le village en traversant une étroite gorge de granit, où l’érosion a sculpté des formes fantastiques qui font apparaître un paysage de rêve. La société d’Alali est entièrement dominée par les femmes qui possèdent une emprise absolue sur les hommes… » (Edgar Rice Burroughs, Tarzan and the Ant Men, New York, 1924)
Et aussi l’Utopia de Thomas More, publié en 1516. « Une île située à environ quinze milles de la côte de l’Amérique latine… Les maisons sont louées par tirage au sort et redistribuées tous les dix ans. Les citadins sont tous extrêmement fiers de leurs jardins où poussent des fruits, de la vigne et des fleurs. Ce sont tous des jardiniers émérites, soit qu’ils aient la simple passion du jardinage, soit qu’ils participent aux concours horticoles des cités-jardins… Les Utopiens ont une attitude semblable envers l’or et l’argent qui sont, pour la vie matérielle, moins utiles que le fer. La passion de s’enrichir est donc classée parmi les plaisirs illusoires. Pour que l’or ne prenne pas l’importance qu’il a dans les autres pays, les Utopiens ont adopté une curieuse échelle de valeurs… »
Ce dictionnaire renvoie à une multitude de livres qui chacun renferme un autre monde possible…
Si Jules Verne, né à Nantes en 1828 a emmené tant de lecteurs avec lui pour « Cinq semaines en ballon », un roman qui dès sa sortie rencontra le succès, il poursuivra avec une série de 62 romans et nouvelles rassem
blés dans la collection Les voyages extraordinaires. Ses livres, traduits dans le monde entier, sont des voyages dont les héros utilisent les moyens de transport nouvellement inventés : « le train qui permet dès 1872 de relier Vienne, Berlin, Venise en wagon-lit ; les steamers avec, dès 1840 la possibilité d’embarquer sur un paquebot pour relier l’Europe à New York en
moins de deux semaines ; quand il fallait plus d’un mois auparavant ». Le tour du monde en quatre-vingt jours (de là vient le mot « touriste ») est paru en 1872. Le premier tour du monde d’agrément est organisé à partir de Liverpool par l’agence de voyages anglaise Thomas Cook & Son : 45.000 kilomètres sont parcourus par de riches « touristes » en 220 jours. (7)
Nous voyageons pour une rencontre avec soi, avec les autres, la nature, un rythme autre, un défi à relever, une peur à surmonter, un mal-être à dépasser, une envie d’autres vies, élargir nos horizons mentaux et physiques, nous réinventer, retourner aux sources, aller à l’essentiel. Et lorsque notre univers se réduit le plus souvent à notre domicile et à un écran, les livres et les images sont d’intéressants palliatifs.
-
Baudoin Racioppi, Jack London (par Charmian London), Ed. Terrail, Paris, 2006
- Arthur H, Fugues, Mercure de France, Folio, 2019
- Pieds nus sur la terre sacrée, Textes rassemblés par T.C. McLuhan, Coll. Folio Sagesses, Ed. Gallimard, 2014
- François Gemenne, Aleksandar Rankovic, Atlas de l’anthropocène, Ed. SciencesPo, 2019
- Le New York de Paul Auster, Textes de Gérard Cortanze et photographies de James Rudnick, Ed. du Chêne, Hachette Livre, 1996
- Alberto Manguel et Gianni Guadalupi, Dictionnaire des lieux imaginaires, Actes Sud, 1998
- Le tour du monde en 80 jours, version BD de Younn Locard et Jean-Michel Coblence, Ed. Casterman, 2021
–
–