Analyses

Cadeaux: le grand débal­lage (Nov.- Déc. 2019)

Auteu­­­­­­re Laurence Delper­­­­­­­­­­­­­dange, Contrastes Novembre-Décembre 2019, p.7–9

Beau­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­coup déplorent aujourd’­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­hui le côté « commer­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­cial » de la fête. La pratique du cadeau plante ses racines dans l’his­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­toire ancienne. Le cadeau n’a pas attendu la société de consom­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­tion pour mettre du lien « maté­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­riel » entre les humains. A l’heure où tout s’achète et tout se vend,ce qui se joue entre donneur et récep­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­teur va au-delà d’une valeur marchande.

Le cadeau n’a pas attendu la société de consom­­­­­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­­­­­tion pour mettre du lien « maté­­­­­­­­­­­­­riel » entre les humains. Bien sûr aujourd’­­­­­­­­­­­­­hui, sa valeur mercan­­­­­­­­­­­­­tile en ferait presque oublier ses vertus, voire ses vices. A l’heure où tout s’achète et tout se vend (même de l’air pur à 5 euros la bouf­­­­­­­­­­­­­fée dans les grandes villes asia­­­­­­­­­­­­­tiques polluées !), ce qui se joue entre donneur et récep­­­­­­­­­­­­­teur dans notre société que l’on dit indi­­­­­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­­­­­dua­­­­­­­­­­­­­liste et consu­­­­­­­­­­­­­mé­­­­­­­­­­­­­riste va au-delà d’une valeur marchande même si celle-ci peut en dire long sur qui nous sommes.

Et si le cœur (pas celui de la Saint Valen­­­­­­­­­­­­­tin, mais celui qui bat en chacun) était bien là, au centre de la fête ? Et si les senti­­­­­­­­­­­­­ments trans­­­­­­­­­­­­­cen­­­­­­­­­­­­­daient toutes ces décli­­­­­­­­­­­­­nai­­­­­­­­­­­­­sons raco­­­­­­­­­­­­­leuses sur papier glacé ? Il est des fêtes privées, des fêtes publiques, des fêtes natio­­­­­­­­­­­­­nales, des fêtes patro­­­­­­­­­­­­­nales, des fêtes des poti­­­­­­­­­­­­­rons, des fêtes des mères, des fêtes de la musique, des fêtes litur­­­­­­­­­­­­­giques, des fêtes des voisins, des morts, des reve­­­­­­­­­­­­­nants, mariages, anni­­­­­­­­­­­­­ver­­­­­­­­­­­­­saires, des fêtes pour tout et pour rien, et puis des carna­­­­­­­­­­­­­vals, des festi­­­­­­­­­­­­­vals, des rave party… avec pour déno­­­­­­­­­­­­­mi­­­­­­­­­­­­­na­­­­­­­­­­­­­teur commun une irré­­­­­­­­­­­­­pres­­­­­­­­­­­­­sible envie de faire la fête. De se défou­­­­­­­­­­­­­ler dans la liesse, collec­­­­­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­­­­­ve­­­­­­­­­­­­­ment.

On ne peut pas faire la fête tout seul ; tout au moins peut-on se réjouir en soli­­­­­­­­­­­­­taire. La fête est une célé­­­­­­­­­­­­­bra­­­­­­­­­­­­­tion : celle de l’ar­­­­­­­­­­­­­ri­­­­­­­­­­­­­vée de la pluie dans une région vouée à la séche­­­­­­­­­­­­­resse, de la paix, de la nais­­­­­­­­­­­­­sance, de la fin de l’hi­­­­­­­­­­­­­ver, de la réus­­­­­­­­­­­­­site d’une année scolaire, … Le lien social est donc bien au cœur de la fête et, cela va de soi, il imprègne le cadeau.

La fête, c’est donc du sérieux et de l’iné­­­­­­­­­­­­­pui­­­­­­­­­­­­­sable puisqu’il s’en crée régu­­­­­­­­­­­­­liè­­­­­­­­­­­­­re­­­­­­­­­­­­­ment de nouvelles. Toutes signes des temps! Plon­­­­­­­­­­­­­geant leurs racines dans l’époque, ce qui la ques­­­­­­­­­­­­­tionne, la traverse et les peurs qui la taraudent. La fête est intrin­­­­­­­­­­­­­sèque­­­­­­­­­­­­­ment liée à la vie sociale. Elle en surgit et elle s’y glisse.

Lors des fêtes de fin d’an­­­­­­­­­­­­­née, celles aux églises déser­­­­­­­­­­­­­tées par les fidèles qui se glissent aujourd’­­­­­­­­­­­­­hui plus volon­­­­­­­­­­­­­tiers dans les temples de la consom­­­­­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­­­­­tion, le cadeau est roi. La tradi­­­­­­­­­­­­­tion des étrennes a cédé la place aux cadeaux choi­­­­­­­­­­­­­sis.

Un anthro­­­­­­­­­­­­­po­­­­­­­­­­­­­logue québe­­­­­­­­­­­­­cois, Alex Gagnon1, s’est penché sur cette pratique. Son ouvrage visite la manière dont le cadeau, attri­­­­­­­­­­­­­but d’une certaine caté­­­­­­­­­­­­­go­­­­­­­­­­­­­rie de fêtes, celle des mariages, anni­­­­­­­­­­­­­ver­­­­­­­­­­­­­saires, pendai­­­­­­­­­­­­­sons de crémaillère, celles qui célè­­­­­­­­­­­­­brent… circule entre les fêtés et leurs invi­­­­­­­­­­­­­tés. Son analyse explore l’iti­­­­­­­­­­­­­né­­­­­­­­­­­­­raire mental qui se maté­­­­­­­­­­­­­ria­­­­­­­­­­­­­lise dans l’objet-cadeau, de soi à l’autre. On y découvre que le cadeau, s’il n’est pas toujours néces­­­­­­­­­­­­­saire, répond plutôt à une néces­­­­­­­­­­­­­sité sociale. Mais, le cadeau dans notre société a une dimen­­­­­­­­­­­­­sion indi­­­­­­­­­­­­­vi­­­­­­­­­­­­­duelle. Il ne doit surtout pas être inté­­­­­­­­­­­­­ressé, ne lais­­­­­­­­­­­­­ser trans­­­­­­­­­­­­­pa­­­­­­­­­­­­­raître aucune stra­­­­­­­­­­­­­té­­­­­­­­­­­­­gie… Il ne s’agit surtout pas « d’ache­­­­­­­­­­­­­ter » l’autre mais plutôt de lui témoi­­­­­­­­­­­­­gner l’im­­­­­­­­­­­­­ma­­­­­­­­­­­­­té­­­­­­­­­­­­­riel de l’af­­­­­­­­­­­­­fec­­­­­­­­­­­­­tion qu’on lui porte ou tout au moins de répondre à une conven­­­­­­­­­­­­­tion sociale. L’as­­­­­­­­­­­­­pect rituel n’est donc pas absent de cette pratique. Comme lorsque sous le sapin, sont dispo­­­­­­­­­­­­­sées les boîtes qui renferment des présents qui eux, répondent en géné­­­­­­­­­­­­­ral à des tendances dont on ne sait si elles nous sont souf­­­­­­­­­­­­­flées par les publi­­­­­­­­­­­­­ci­­­­­­­­­­­­­taires ou corres­­­­­­­­­­­­­pondent plutôt à des besoins très… person­­­­­­­­­­­­­nels (voir enca­­­­­­­­­­­­­dré ci-dessous qui reprend la liste des cadeaux les plus vendus en fin d’an­­­­­­­­­­­­­née…). Cela montre bien que, même à l’heure du consu­­­­­­­­­­­­­mé­­­­­­­­­­­­­risme, le sens et le rituel conti­­­­­­­­­­­­­nuent de régler le lien qui unit les humains.

L’art de donner consiste peut-être juste­­­­­­­­­­­­­ment à savoir doser habi­­­­­­­­­­­­­le­­­­­­­­­­­­­ment et conscien­­­­­­­­­­­­­cieu­­­­­­­­­­­­­se­­­­­­­­­­­­­ment le mélange diffi­­­­­­­­­­­­­cile entre le don de soi et la recon­­­­­­­­­­­­­nais­­­­­­­­­­­­­sance de cette légi­­­­­­­­­­­­­ti­­­­­­­­­­­­­mité d’au­­­­­­­­­­­­­trui. Car donner, n’est-ce pas fina­­­­­­­­­­­­­le­­­­­­­­­­­­­ment se montrer capable plei­­­­­­­­­­­­­ne­­­­­­­­­­­­­ment et sans prosé­­­­­­­­­­­­­ly­­­­­­­­­­­­­tisme, de rece­­­­­­­­­­­­­voir l’autre en tant qu’autre ?

Alex Gagnon

Don et contre-don

L’an­­­­­­­­­thro­­­­­­­­­po­­­­­­­­­logue et socio­­­­­­­­­logue Marcel Mauss2 a étudié de très près cette pratique qui consiste à rendre à l’autre, de manière diffé­­­­­­­­­rée, ce qu’il nous a offert. Avec d’autres cher­­­­­­­­­cheurs, il a analysé le phéno­­­­­­­­­mène de potlatch pratiqué chez les Amérin­­­­­­­­­diens. Cette pratique consiste à offrir un objet en fonc­­­­­­­­­tion de l’im­­­­­­­­­por­­­­­­­­­tance accor­­­­­­­­­dée à cet objet (impor­­­­­­­­­tance évaluée person­­­­­­­­­nel­­­­­­­­­le­­­­­­­­­ment) ; l’autre personne, offrira en retour un autre objet lui appar­­­­­­­­­te­­­­­­­­­nant dont l’im­­­­­­­­­por­­­­­­­­­tance sera esti­­­­­­­­­mée comme équi­­­­­­­­­va­­­­­­­­­lente à celle du premier objet offert. Ne ressent-on pas une certaine gêne lorsqu’un parent convié à un repas de fin d’an­­­­­­­­­née s’avance vers nous, un cadeau dans la main, tandis que nous n’avons rien prévu pour lui… ? Et si lorsque le récep­­­­­­­­­teur de votre cadeau vous dit « Il ne fallait pas », quel crédit appor­­­­­­­­­ter à cette formule toute faite et surtout que répondre ? Un cadeau s’il n’est jamais « néces­­­­­­­­­saire », est néan­­­­­­­­­moins parfois attendu et son absence entraîne parfois bien des décep­­­­­­­­­tions… voire une forme de déséqui­­­­­­­­­libre dans la rela­­­­­­­­­tion…

Pour Marcel Mauss qui a beau­­­­­­­­­coup travaillé sur les socié­­­­­­­­­tés tradi­­­­­­­­­tion­­­­­­­­­nelles, le cadeau
a une valeur spiri­­­­­­­­­tuelle. Il serait une sorte d’échange d’âmes, le physique étant un support au méta­­­­­­­­­phy­­­­­­­­­sique. A travers cela, il analyse la manière dont notre société contem­­­­­­­­­po­­­­­­­­­raine dans laquelle l’éco­­­­­­­­­no­­­­­­­­­mie prend le dessus, procède néan­­­­­­­­­moins au-delà de l’uti­­­­­­­­­li­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­risme et des lois du marché. Il se demande «  quelle force y a-t-il dans la chose qu’on donne qui fait que le dona­­­­­­­­­taire la rend ? »

Pour cet auteur, les phéno­­­­­­­­­mènes écono­­­­­­­­­miques « ne sont pas disso­­­­­­­­­ciables des autres aspects de la vie sociale et ne peuvent se réduire à de purs calculs d’in­­­­­­­­­té­­­­­­­­­rêts et à des échanges déri­­­­­­­­­vés du troc. » Il cherche à mettre en évidence la nature du lien qui permet à ces socié­­­­­­­­­tés d’exis­­­­­­­­­ter. Je donne, tu reçois, tu rends… Cela crée un état de dépen­­­­­­­­­dance qui auto­­­­­­­­­rise, dit-il, la recréa­­­­­­­­­tion perma­­­­­­­­­nente du lien social. Et le lien de l’un à l’autre est main­­­­­­­­­te­­­­­­­­­nu… Marcel Mauss invite le lecteur à analy­­­­­­­­­ser les faits écono­­­­­­­­­miques des socié­­­­­­­­­tés modernes de manière plus géné­­­­­­­­­rale. Certains cher­­­­­­­­­cheurs aujourd’­­­­­­­­­hui parmi lesquels Maurice Gode­­­­­­­­­lier dans son ouvrage3 qui revi­­­­­­­­­site l’es­­­­­­­­­sai de Marcel Mauss se montre moins opti­­­­­­­­­miste quant à la perpé­­­­­­­­­tua­­­­­­­­­tion du lien social.

Dis-moi combien tu « comp­­­­­­­­­tes… »

La valeur finan­­­­­­­­­cière du cadeau dit quelque chose de celui qui offre mais aussi de celui qui reçoit. Celui qui a peu de moyens finan­­­­­­­­­ciers, donnera peut-être du temps pour confec­­­­­­­­­tion­­­­­­­­­ner un cadeau « maison » origi­­­­­­­­­nal. Du pull tricoté, à la boîte de maca­­­­­­­­­rons, en passant par le calen­­­­­­­­­drier où chaque mois s’ouvre sur une photo souve­­­­­­­­­nir… Sans cela, le risque est grand de voir le cadeau rapi­­­­­­­­­de­­­­­­­­­ment écoulé dans la filière 2e main… Le cadeau parfait doit être origi­­­­­­­­­nal, lais­­­­­­­­­sant ainsi trans­­­­­­­­­pa­­­­­­­­­raître la person­­­­­­­­­na­­­­­­­­­lité de celui qui donne mais aussi de celui qui reçoit, ni trop cher ni pas assez… Souve­­­­­­­­­nez-vous de ces couverts en argent offerts par des amis que vous consi­­­­­­­­­dé­­­­­­­­­riez peut-être comme de bons « copains » mais pas comme de très chers amis… Le cadeau renferme en lui, curieux amal­­­­­­­­­game d’émo­­­­­­­­­tion, de ressenti, de connais­­­­­­­­­sance de l’autre mais aussi de son porte-monnaie, même si on en camoufle le prix. C’est bien connu : « Un cadeau, ça n’a pas de prix… » Mais que penser de ces listes dans lesquelles il suffit de faire son choix en fonc­­­­­­­­­tion du prix affi­­­­­­­­­ché ? Et de ces cadeaux échan­­­­­­­­­geables ? C’est peut-être au cœur de ces pratiques que le lien se dilue au profit d’un « utili­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­risme ». Et le cadeau pose forcé­­­­­­­­­ment celui qui donne dans une hiérar­­­­­­­­­chie. Il affiche sa « puis­­­­­­­­­sance » écono­­­­­­­­­mique ou s’il en affiche une qui ne corres­­­­­­­­­pond pas à celle qu’on lui attri­­­­­­­­­bue, il se retrouve inévi­­­­­­­­­ta­­­­­­­­­ble­­­­­­­­­ment dans la caté­­­­­­­­­go­­­­­­­­­rie « radins »… C’est sûr, le choix d’un cadeau n’est pas anodin !

Selon Alex Gagnon, « donner c’est toujours, aussi se rendre aimable ou imblâ­­­­­­­­­mable, atti­­­­­­­­­rer l’at­­­­­­­­­ten­­­­­­­­­tion publique­­­­­­­­­ment sur sa noblesse ou sa gran­­­­­­­­­deur d’âme, redo­­­­­­­­­rer son image… Doter sa personne d’une sorte de valeur ajou­­­­­­­­­tée, d’une certaine immu­­­­­­­­­nité au mépris. » Donner c’est s’ex­­­­­­­­­pri­­­­­­­­­mer ; en dire trop ou pas assez parfois… Entre cadeaux éduca­­­­­­­­­tifs, cadeaux comme des mots d’amour non dits, cadeaux cosmé­­­­­­­­­tiques, cadeaux philo­­­­­­­­­so­­­­­­­­­phiques, cadeaux messages de ses convic­­­­­­­­­tions plutôt que mise à l’hon­­­­­­­­­neur de celles de l’au­­­­­­­­­tre… Au moment de choi­­­­­­­­­sir les cadeaux qui plai­­­­­­­­­ront, il est peut-être essen­­­­­­­­­tiel de se deman­­­­­­­­­der d’abord, quelle pensée guide la main, les yeux, l’âme dans cette quête presque obli­­­­­­­­­gée à la veille de Noël. Allez savoir pourquoi : mon plus beau cadeau du Noël 2017 fut cet essuie écru sur lequel figu­­­­­­­­­rait le dessin d’un arbre réalisé par mon petit-fils, élève en 1ère mater­­­­­­­­­nelle !


1. La notion de cadeau/Petit traité d’an­­­thro­­­po­­­lo­­­gie sociale, Alex Gagnon
2. Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les socié­­­tés archaïques, paru en 1923–1924 dans l’An­­­née Socio­­­lo­­­gique, réédi­­­tion 2007, PUF
3. Maurice Gode­­­lier, L’Enigme du don, coll. Champs Essais, Ed. Flam­­­ma­­­rion, 2008.