Complotisme et démocratie : Le rôle crucial de l’éducation permanente (Avril 2021)
Propos recueillis par Monique Van Dieren, La Fourmilière Avril-Mai 2021, p.8–9
Complotisme et éducation permanente : Et maintenant, on fait quoi ? C’était le thème du webinaire que les Equipes Populaires ont organisé début mars faisant suite à notre numéro de décembre sur la démocratie. Pour Ariane Estenne, présidente du MOC et invitée à tirer les conclusions du webinaire, le complotisme est le signe d’une démocratie affaiblie et fatiguée. L’éducation populaire a un rôle crucial à jouer pour la raviver et « donner sens à la vie en commun dans la complexité de nos sociétés ».
On désigne souvent le complotisme comme le problème, la maladie. C’est en réalité le symptôme d’un espace public encombré et appauvri ; espace public envisagé dans la
définition qu’en donne le philosophe allemand Habermas, c’est-à-dire l’espace de la communication entre les individus autour d’intérêts communs. C’est notamment le « capitalisme informationnel », qui a commencé après la guerre froide avec son abondance d’informations, qui amène à l’étrange situation où il y a une profusion d’informations de tous types, mais sans boussole. L’information est peu instruite, nous disposons de libertés qui semblent ignorantes, il y a une incitation au simplisme dans une société de plus en plus complexe.
C’est dans ce contexte-là que certaines personnes, certains acteurs choisissent la binarité, l’imprécation (N.D.L.R. souhait de malheurs contre quelqu’un ou quelque chose), des discours agressifs et violents. Dans ce brouhaha de profusion d’informations, un cri s’entend mieux qu’un discours complexe. Je pense vraiment que le complotisme est le symptôme d’une démocratie affaiblie et fatiguée.
LE COMPLOTISME EST L’ÉCHEC DE LA DÉMOCRATIE
En réponse à la question : Face à la montée du complotisme, l’éducation permanente a-t-elle failli à sa mission ? Ariane Estenne ne le pense pas. C’est plutôt l’échec de ce système de démocratie aujourd’hui, dont la question centrale devrait être « Comment tout le monde décide », mais qui est devenue « Qui décide ». En d’autres mots, c’est la démocratie représentative qui couvre tout l’espace du champ démocratique. On en a eu l’illustration lors des élections américaines, où on a considéré que « la démocratie avait gagné » uniquement parce que le nombre d’Américains ayant voté n’a jamais été aussi élevé. Il y a une vraie confusion entre la démocratie représentative politique d’une part et les enjeux démocratiques d’une construction commune des décisions publiques d’autre part.
Il faut donc s’attaquer à la dégradation de la qualité de la délibération et des discours politiques. On est perpétuellement dans du « Oui ou Non », du « Pour ou Contre », du « Eux ou Nous ». Ces postures sont exacerbées par l’espace médiatique qui devrait rendre compte de cette délibération complexe, mais où il y a très peu de médiation, et où les débats sont quasi absents.
Dans ce contexte, la résistance et la réponse sont « tout simplement » de réunir des gens, ensemble, en vrai, au calme, afin d’élaborer des balises de délibération ; c’est ça, le projet de l’éducation populaire. A ce propos, Ariane Estenne cite Isabelle Stengers qui parle de « Réactiver le sens commun dans un processus de longue haleine » ; comment on construit sur la durée un sens partagé, un esprit critique, mais ensemble. C’est là toute la différence avec le complotisme : on construit ensemble cet esprit critique et ce sens commun.
Le deuxième élément qu’épingle Ariane Estenne, c’est la notion de conflit politique qui est, selon elle, centrale dans cet exercice démocratique pour élaborer des boussoles. Le philosophe français Paul Ricœur disait que « Le conflit est le moteur de la production de la société moderne. C’est le travail sur ce qui nous divise qui nous permet de vivre ensemble au plan collectif ; ce travail porte le nom d’exigence démocratique. » Or, dans une recherche de consensus, on pense souvent que tout le monde devrait être d’accord, au prix de gommer les rapports de force et tout ce qui nous divise. Selon Paul Ricœur, il y a trois étapes dans la définition de l’exigence démocratique :
- Est démocratique une société qui se reconnait divisée, traversée par des contradictions irrémédiables ;
- Est démocratique une société qui se donne comme exigence ultime d’arbitrer ses contradictions sans violence par un travail de langage dans le dialogue et ;
- Est démocratique une société qui cherche à impliquer chacun de ses membres le plus profondément possible à égalité de dignité et de droits dans un travail d’expression, d’analyse et de délibération des contradictions.
Ces boussoles établies, il faut également créer le contexte pour accueillir les conflictualités et pouvoir les travailler dans un cadre qui permet de s’écouter dans un espace sécurisant, d’avoir du temps pour « dérouler » la complexité ; ce qu’Ariane Estenne appelle la « pédagogie de la complexité ». Un des enseignements de la pandémie et du confinement, c’est qu’au-delà du conflit socioéconomique, le conflit est également culturel. Le débat qu’on connait depuis un an sur ce qui est essentiel ou pas nous ramène à la question du sens ou de non-sens de la vie en commun et des essentiels.
Touraine dit à ce propos que « le nouveau paradigme qui structure nos sociétés est de nature culturelle ; il concerne les significations que nous attribuons à nos existences, seul ou en commun ; il concerne nos visions du monde, nos représentations de l’avenir ». Quant à Marcel Hicter, il définissait l’objectif du travail culturel comme l’élaboration « d’une société plus consciente d’elle-même ».
L’ÉDUCATION PERMANENTE, UNE RÉPONSE À LA COMPLEXITÉ DU MONDE
Notre horizon pour l’éducation permanente/populaire, c’est donc de donner sens à la vie en commun dans la complexité de nos sociétés. Cela nécessite du temps pour les exprimer, les analyser, en délibérer par la voie d’une démocratie généralisée, continue, approfondie, instruite et culturelle. En mettant en préalable les deux repères évoqués par Ariane Estenne (la question du complotisme comme un symptôme et la place qu’on fait aujourd’hui aux conflictualités politiques), l’éducation permanente/populaire remplit donc totalement son rôle, qui n’est pas seulement une démarche pédagogique mais aussi culturelle. C’est une démarche qui doit pouvoir se déployer au-delà des associations reconnues par le décret sur l’éducation permanente, par exemple dans les médias par un soutien à la presse d’opinion et dans l’enseignement par une approche pluri et interdisciplinaire. Le complotisme bouscule l’éducation permanente et son action. Certes, il faut sans cesse se remettre en question et garder l’esprit critique, mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain : l’éducation permanente comme nous la pratiquons est unique au monde, et reste un levier extraordinaire pour créer les conditions du débat démocratique.
Gros succès d’audience pour notre Débat de Contrastes !
Plus de 150 personnes ont assisté au débat que nous avons organisé le 5 mars dernier en visioconférence sur le thème : Complotisme et éducation permanente : Et maintenant, on fait quoi ? La conférence-débat portait sur les rapports entre complotisme, démocratie et éducation permanente.
Y ont participé : Edgar Szoc, chroniqueur RTBF, spécialiste du complotisme et interviewé dans le numéro de Contrastes de décembre consacré à la démocratie ; Guillaume Lohest, président des Equipes Populaires et auteur d’une analyse sur les points de convergence (et de divergence) entre complotisme et éducation permanente ; et Ariane Estenne, présidente du MOC, qui a tiré les conclusions du débat.
La salle (Zoom) était pleine, nous avons donc dû décevoir quelques personnes qui n’ont pas pu y rentrer… Pour celles et ceux qui n’ont pas pu y assister, ou pour réécouter le débat : www.equipespopulaires.be
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