Composition de ménage. Un modèle inadapté (août 2019)
Auteure : Christine Steinbach, Fondation Travail-Université, Contrastes août 2019, p3 à 5
La composition de ménage est un document incontournable pour ouvrir des droits.
Mais l’exigence de ce certificat pose question tant il apparaît de plus en plus mal adapté aux modes de vie des individus et des familles d’aujourd’hui et notamment dans les manières d’habiter. Au risque de renforcer des formes de discrimination et de précarisation.
La composition de ménage est un document incontournable pour ouvrir des droits. Mais l’exigence de ce certificat pose question tant il apparaît de plus en plus mal adapté aux mo- des de vie des individus et des familles d’aujourd’hui et notamment dans les manières d’habiter. Au risque de renforcer des formes de discrimination et de précarisation.
L’accès à toute une série de droits sociaux repose sur la sélectivité familiale. Les montants octroyés ou l’importance des réductions accordées dépendent de la situation familiale, en gros le nombre de personnes, adultes ou enfants à charge, qui composent le ménage. Il faut donc se procurer un certificat de composition de ménage, par exemple pour obtenir des réductions tarifaires train/ tram/bus ; une bourse d’études ; un avocat pro deo ; des avantages fiscaux ; des primes à la rénovation, à l’isolation du logement ; ou encore des allocations familiales. Par ailleurs, la composition de ménage est nécessaire aussi pour ouvrir un registre de commerce, souscrire une assurance, traiter une succession…
La sélectivité familiale : soutenir les plus faibles ou réduire les moyens ?
Il s’agit le plus souvent d’adapter l’aide ou l’avantage au revenu. Dans certains cas, ce rai- sonnement se justifie : il s’agit de soutenir les ménages à petits revenus, ceux qui en ont le plus besoin. Par exemple, l’ancien bonus lo- gement a été remplacé en Wallonie par une mesure plus juste, le chèque habitat, destiné à
soutenir l’acquisition d’une première habita- tion en propre, et dont le montant varie selon le revenu des ménages et le nombre d’enfants à charge. Pour cela, l’Administration vérifie la déclaration d’impôt ainsi que la composi- tion de ménage. Notons toutefois que d’autres aides, comme la réduction SNCB, varient en fonction de l’âge ou du nombre d’enfants à charge, mais pas du revenu.
La sélectivité familiale intervient aussi dans l’octroi des revenus de remplacement qui re- lèvent de la sécurité sociale et donc des cotisa- tions des travailleur.euse.s : chômage, pension légale… Mais ici le raisonnement est différent, car ces allocations reposent sur un système de cotisations.
Dans les années ’80, le gouvernement a choisi d’adapter les besoins aux moyens et introduit en sécurité sociale la notion de « statut de cohabitant », que l’on justifie depuis en disant qu’une personne seule doit supporter seule des charges qu’un couple peut partager. La réglementation du chômage distingue donc trois catégories de situations familiales : le travail- leur cohabitant avec charge de famille (chef de ménage), le travailleur isolé et le travailleur cohabitant sans charge de famille.
Cette restriction dans le calcul des montants des allocations a introduit dans le même temps le contrôle à domicile pour les personnes privées d’emploi. Une intrusion qui met à mal le droit à l’intimité et qui opère aussi une division entre les ménages : ceux qui ont un salaire peuvent vivre avec qui ils veulent ; ceux qui ont une allocation de chômage ou une pension de retraite ne le peuvent pas sans risque de voir diminuer leur revenu.
Le statut de cohabitant intervient aussi pour calculer le montant du revenu d’intégration sociale, qui dépend de l’aide sociale. La différence étant que son octroi dépend d’une en- quête sur les ressources.
Qu’est-ce qu’un ménage ?
« L’article 59 de l’arrêté ministériel du 26 novembre 1991 portant les modalités d’application de la réglementation du chômage définit le concept de cohabitation comme le fait, pour deux ou plusieurs personnes, de vivre ensemble sous le même toit et de régler principalement en commun les questions ménagères »1. L’inscription au registre de la population constitue la preuve de base. Et la constatation dans les faits s’effectue, en premier lieu, sur la base d’un rap- port d’enquête établi par la police locale.
A l’heure actuelle, la vision classique de ce qui constitue une famille ainsi que des manières d’habiter ont fortement évolué. Le modèle du ménage à deux salaires dans une habitation en propre marque encore de manière prédominante les esprits et les législations. Il est pourtant de moins en moins en phase avec les réalités.
Les modèles familiaux sont multiples et mouvants. Couples, mariés ou non, hétéro ou homosexuels ; familles monoparentales ; jeunes adultes retournant vivre chez un parent pour un temps indéterminé ; grands-parents hébergeant un petit-fils ou hébergés chez un fils ; etc. Les familles monoparentales forment par exemple environ 12% de la population en Wallonie. Les formes de solidarité intrafamiliale évoluent en conséquence. Quel est le sens du statut de cohabitant pour une jeune femme sans emploi qui accueille, pendant deux ans, sa grand-mère en attente d’une place en maison de repos après une revalidation, et qui perçoit une GRAPA ?
Lucienne est une dame de 58 ans qui habite au rez-de-chaussée d’un petit immeuble d’appartements à Ixelles : elle a fui, après des années, une situation de violence conjugale. Quitté sa maison et sa Wallonie d’origine pour se retrouver locataire à Bruxelles, où elle avait trouvé un service d’aide et d’orientation. Sans emploi et de santé faible, elle fait office de concierge de l’immeuble (poste bien utile !), en échange d’un loyer plus modeste. Lucienne a une fille. Après le divorce, elles ne se parlaient plus. Puis elles se sont rabibochées. Et quand sa fille a perdu son emploi dans un hôtel, elle est venue quelque temps vivre chez sa maman, le temps de se retourner. Aïe… statut de cohabitant en vue !
Andreij est un polonais de 57 ans. Ouvrier de la construction, il sait tout faire. Mais quand il a perdu son travail chez lui, il est d’abord allé en Sicile où il a vécu 5 ans. Ensuite en Belgique, il a été victime d’un marchand de sommeil à An- derlecht. Andreij a toujours travaillé dur, mais rarement comme salarié. Alors tout est toujours aléatoire. Pour être payé, il faut avoir un compte en banque et pour ouvrir ce compte, il faut être inscrit à la commune, et pour être inscrit, il faut avoir un emploi déclaré ; et pour avoir cela, il faut que le patron l’accepte, et pour que le patron l’accepte, il faut que les clients choisissent les tarifs du travail déclaré, etc. Rien que les démarches pour la domiciliation à la ville de Bruxelles, cela a pris 13 mois !
La porte d’entrée de l’habitation
Les manières d’habiter évoluent aussi, et ce en partie pour des raisons de contraintes économiques : on reste ou on redevient locataire plus souvent, plus longtemps ; la colocation a littéralement explosé ces dernières années, particulièrement en centres urbains ; les habitats groupés, intergénérationnels, solidaires… se développent ; l’habitat léger rencontre un intérêt croissant. Cinq jeunes gens qui louent ensemble un logement avec espaces communs et privés forment-ils un ménage ?
Sans oublier la réalité des personnes qui vivent sans abri, ou sans abri fixe. Ni celle des familles qui attendent la régularisation de leur séjour en Belgique ou qui ne l’ont pas obtenue et doivent pourtant bien se loger quelque part, ce que la législation belge reconnaît.
La législation sur le logement n’est pas le domaine principal en ce qui concerne les droits liés à la sécurité sociale et à l’aide sociale. Mais le logement représente, sans jeu de mot, la porte d’entrée de leur accès !
En effet, c’est bien à partir de l’inscription dans une commune qu’il est possible d’obtenir un certificat de composition de ménage ouvrant l’accès à des droits sociaux. Aussi est-il important de prendre en compte ces réalités dans le droit du logement, en ayant à l’esprit les impacts sur l’accès aux droits sociaux.
La reconnaissance des différentes formes de « cohousing » ou habitats groupés (en ce compris les conventions d’occupation précaire !) est de nature à faire évoluer l’accès aux droits sociaux en faisant la différence entre des personnes qui habitent en partie ensemble et celles qui partagent les charges d’un ménage. Encore faut-il que cette évolution percole à d’autres niveaux, à commencer par le niveau communal. Et que les institutions de sécurité sociale ainsi que de l’aide sociale organisent une cohérence entre eux.
En outre, il est nécessaire de construire les formes de cette reconnaissance en partant des besoins et des réalités des populations. Et pas d’intérêts particuliers (les bailleurs par exemple) ni de schémas types (la famille traditionnelle par exemple).
Enfin, il faut rappeler que près de la moitié des personnes ne recourent pas aux droits auxquels elles peuvent prétendre. Les leviers d’action sont multiples : canaux d’information, stratégies de réseau pour aller chercher les gens au lieu de les attendre ; automatisation des droits ; accueil des personnes en tant que partie prenante de la solution et non en tant « qu’assistées » ; en distinguant l’accompagnement du contrôle. Mais, avant tout, en nous mobilisant contre les « chasses » qui découragent nos concitoyens de faire valoir leurs droits.
1. Les obstacles à l’habitat groupé au niveau de l’ONEM (QO 5785), réponse du ministre de l’Emploi à la question parlementaire de Nahima Laniri sur le cohousing et la vision de l’ONEM, 2 octobre 2015.
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