Courants féministes – Les racines du féminisme contemporain (juin 2019)
Auteure Marie-Thérèse Coenen, avec une relecture de Claudine Lienard et Christine Machiels, Contrastes juin 2019, p3 à 5.
Le mouvement féministe est un mouvement social qui lutte collectivement contre les discriminations faites aux femmes, qui vise à instaurer l’égalité entre les hommes et les femmes et à garantir leur émancipation et autonomie. La méthode pour atteindre ce but diverge selon les composantes du mouvement : les unes préconisent l’adaptation progressive des règles de la société, les autres dénoncent la société patriarcale et veulent son abolition. Cette première fracture durable marque la frontière entre mouvements féminins et mouvements féministes1.
Les historiennes du féminisme ont pris l’habitude de présenter ce récit en « vagues » qui se succèdent et se chevauchent plus ou moins. Cette approche est aujourd’hui dépassée. Les mouvements féministes s’ancrent dans une chronologie précise et agissent dans une société donnée, mais leurs effets se poursuivent comme des lames de fond. Avec les années, d’autres priorités viennent à l’avant plan, mais elles n’éliminent pas les revendications antérieures. Les problématiques et les mobilisations qu’elles entraînent se superposent aux autres plus anciennes, sans discontinuer2.
Une dynamique historique
En Belgique, le premier féminisme est porté par Zoe Gatti De Gamond, dès les années 1830, et est poursuivi par sa fille Isabelle. L’enjeu est la formation des filles et leur droit à accéder aux études supérieures, à obtenir un diplôme et à pouvoir exercer les métiers auxquels il prépare. Cela se traduit par la création de cours supérieurs et la mise en place d’institutions d’enseignement général. Cette préoccupation de la formation des filles reste présente avec comme cibles, les stéréotypes de genre en matière de parcours scolaire, comme par exemple dans la pratique des mathématiques ou des sciences « dures », dans certaines filières professionnelles (métiers du bâtiment, informatique), etc. La campagne, « un métier qui n’est pas pour les filles, cela n’existe pas », lancée par Miet Smet dans les années 1985, fonctionne toujours et est régulièrement actualisée !3
Contrairement à la France ou l’Angleterre, où la revendication du droit de vote est la priorité du combat féministe, en Belgique, à la fin du dix-neuvième siècle, c’est la bataille de la réforme des droits : code civil et droits économiques, qui concentre les énergies. La première association féministe, la Ligue belge du droit des femmes et d’autres après elle, se mobilise et arrache quelques avancées comme le droit des femmes mariées à toucher leur salaire, à avoir un livret d’épargne, le droit d’ester en justice. C’est l’autorité maritale consacrée par le code civil qui est dénoncée. Ce combat pour l’égalité de droit se poursuit pendant tout le vingtième siècle et sera porté par les premières femmes parlementaires tant à la Chambre qu’au Sénat et ce n’est que progressivement que la loi et les codes éliminent les différences entre le droit des hommes et le droit des femmes.
Aujourd’hui, cette vigilance reste de mise, relayée dans la forme par ce qu’on appelle le féminisme institutionnel, constitué par des organes mis en place par les Autorités pour émettre des avis et formuler des recommandations. Le premier a été installé en 1975 et porte aujourd’hui le titre de Conseil fédéral de l’égalité des chances. En Wallonie, ce rôle est tenu par le Conseil wallon pour l’égalité des Hommes et des Femmes (CWEHF) et à Bruxelles, par le Conseil bruxellois de l’égalité entre les Femmes et les Hommes (CEFH). Au niveau fédéral, en 2003, l’Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes (IEFH) a été créé pour répondre à la directive européenne sur les discriminations. Il est chargé de garantir et promouvoir l’égalité des femmes et des hommes, de combattre toute forme de discrimination ou d’inégalité fondée sur le sexe, et d’ancrer l’égalité dans la société afin qu’elle devienne une évidence dans les mentalités et les pratiques. Le législateur lui a donné des missions de recherches, de suivi des plaintes y compris du fait des violences subies par les femmes. Il assure aussi la formation et le suivi dans l’application des lois visant la participation des femmes (Etat, administration, entreprises…).4
Les tabous se brisent
De plus en plus, le mouvement féministe brise le silence sur les violences faites aux femmes : crime passionnel, viol, inceste, femmes battues par leur conjoint, autant de situations souvent classées sans suite dans les commissariats de police et par les tribunaux… Des associations se créent, des refuges se montent en urgence, des campagnes dénoncent… Des associations se spécialisent dans la formation des femmes à l’autodéfense, pour qu’elles puissent se sentir libre dans l’espace public ou privé.
Chaque année, plus de 45.000 dossiers sont enregistrés par les parquets, et toutes ne déposent pas plainte. En 2010, l’Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes estimait qu’en Belgique, une femme sur sept avait été confrontée à au moins un acte de violence commis par son (ex) partenaire et en 2013, la violence conjugale avait coûté la vie à 162 personnes.
Le harcèlement sexuel sur le lieu du travail bénéficie depuis 1994 d’une mesure protectrice, coulée dans la loi de 1998 sur le bien-être au travail. C’est une belle avancée même si cela ne règle pas toutes les relations professionnelles. Ces dernières années, les campagnes « ≠meetoo », « balance ton porc », le documentaire de Sofie Peeters, Femmes de la rue (2012) sur le harcèlement quotidien dans la rue, dénoncent sans concession l’idée machiste que le corps des femmes est « disponible » aux envies et pulsions sexuelles des uns et des autres. A l’instar des insultes xénophobes, racistes et antisémites qui fleurissaient dans les années 1980 et qui ont donné lieu à l’adoption de la Loi Moureau qui pénalise tout acte et paroles définis comme racistes, xénophobes ou antisémites, la loi pénalise désormais tout acte sexiste et les injures à portée sexiste, mais la difficulté réside dans l’application et dans la preuve.
D’autres champs sont investigués. Les féministes s’interrogent aussi sur la prostitution, sur la pornographie et sur l’image abusive du corps de la femme. Pour certaines, il s’agit d’une forme extrême de l’oppression sexuelle des femmes. Pour d’autres, c’est la liberté de chaque individu de disposer de son corps comme il l’entend. C’est une forme de réappropriation de leurs corps par les femmes elles-mêmes et pour le cinéma pornographique féministe, une capacité de création culturelle. Les débats sont durs et les positions irréconciliables.
Maternalisme VS égalitarisme radical
Dans l’entre-deux-guerres, des groupes féministes prônent l’émancipation des femmes par le travail, mais d’autres mouvements bien plus puissants, revendiquent la maternité comme rôle social prioritaire. En exigeant une protection égale pour les hommes et les femmes dans le milieu du travail, le mouvement féministe s’oppose frontalement aux options prises par le mouvement ouvrier, qui opte ouvertement pour une approche maternaliste, voire essentialiste : par nature, la mission de la femme est d’enfanter. Taxé de bourgeois, ce féminisme « égalitariste radical » porté par le Groupement belge de la Porte ouverte, sera combattu par les organisations ouvrières féminines, tant du côté socialiste que chrétien.
Après la seconde guerre mondiale, ce groupe restera très actif dans la dénonciation et dans la revendication des droits socio-économiques des travailleuses, et des droits politiques et juridiques. Bon nombre de ses revendications seront reprises et développées par d’autres organisations (Femmes pour la paix, Femmes communistes, etc.). Aujourd’hui, le maternalisme n’a pas entièrement disparu. Il se dilue dans un discours « égalitaire » portant sur l’articulation entre la famille/travail. Beaucoup de mesures portant sur les congés « familiaux », sur l’aménagement du temps de travail, etc. relèvent de cette idéologie, sans requestionner ou de manière très secondaire, leur impact sur l’égalité des hommes et des femmes.
Les Dolle Mina’s en Flandre, les Marie Mineur et d’autres militantes organisent des coups d’éclat, comme le sabotage de la soirée du concours Miss Belgique en 1971. En 1972, Marie Denis réunit un groupe autour d’elle pour écrire et illustrer, à l’instar du petit livre rouge des écoliers, un petit livre rouge des femmes qui dénonce l’oppression des femmes dans le travail, dans la double journée, la sexualité et la maîtrise de la fécondité. « Ce féminisme est joyeux, tapageur, et provocateur et se construit en marge des organisations féministes traditionnelles »5, voire même en opposition et en cultivant la méfiance vis-à-vis de toute institutionnalisation. Il surfe sur la veine de l’autogestion et des luttes alternatives qui s’invitent partout dans la société et dans les entreprises.
Le 11 novembre 1972 se tient la première journée des femmes… Les organisatrices, des groupes féministes peu structurés, francophones et néerlandophones, attendent 1000 personnes. Il en vient 8000 au Passage 44, à Bruxelles. Simone De Beauvoir et Germaine Greer sont les invitées. L’accent est mis sur la libération de la femme et sur un problème fondamental, l’avortement, un « crime » qui condamne de nombreuses femmes à subir des avortements clandestins et plusieurs, à en mourir.
Les questions de l’avortement et d’accès à la contraception s’invitent à la Une de l’actualité, avec l’arrestation du Docteur Peers, en 1973. Gynécologue, militant communiste, il pratique des avortements à Namur à la demande de ses patientes. Sur ce terrain, les organisations laïques, qu’elles soient libérales ou socialistes, s’unissent pour revendiquer, avec les féministes, la réforme de l’article du code pénal qui condamne à des peines de prison, tant celui ou celle qui pratique un avortement que celle qui l’a subi volontairement. Ce combat trouve son issue avec l’adoption de la loi sur l’interruption volontaire de grossesse pour raison de détresse de la femme ou de santé. Aujourd’hui encore, la mobilisation se poursuit pour sortir l’interruption volontaire de grossesse du code pénal et revoir la loi de 1990.
En Belgique, après les « journées nationales des femmes » du 11 novembre qui, du côté francophone se sont organisées jusque dans les années 1980, mais qui perdurent toujours du côté néerlandophone, c’est désormais le 8 mars, journée internationale des femmes qui réunit toutes les organisations, groupes formels et informels et initiatives de tous ordres avec à chaque fois, une plateforme négociée de revendications communes. En mars 2019, le collecti.e.f 8 maars lance une première grève féministe : « si toutes les femmes s’arrêtent de travailler, de soigner, de faire à manger, de s’occuper des autres, le monde s’arrête »6.
A travers ce parcours, quelles que soient ses lignes de forces, le mouvement féministe montre sa capacité à se renouveler, à réfléchir les contradictions qu’il rencontre. Il s’invite et met à l’agenda public. Il se mobilise autour de thèmes et de réalités vécues et, au-delà des formes et des expressions qu’il prend, partage un consensus sur les obstacles qui restent à surmonter : une inégalité sexuée qui se maintient même si les formes changent, une violence de plus en plus dénoncée des hommes exercée sur les femmes (et les hommes féminisés), une assignation des femmes au soin, aux tâches ménagères et à l’éducation de la nouvelle génération, une insécurité et une illégitimité construites des femmes dans l’espace public (y compris du travail et de la politique). Il ne faut pas se fier aux impressions de « l’égalité déjà là », aux discours et publicités sur les nouveaux pères et aux mises en avant de femmes « qui ont réussi » dans l’entreprise ou la politique : les statistiques sur l’occupation des temps restent quasiment invariables ces dernières décennies, enquêtes après enquêtes tant nationales qu’européennes et internationales. Enfin, il reste un mur infranchissable, l’individualisation des droits sociaux. Cette revendication qui fait consensus parmi les féministes, n’arrive pas à infléchir notre vivre ensemble, à briser cette dernière (?) résistance du patriarcat !
1. Les théories féministes se sont approfondies et nuancées. A ce propos nous vous invitons à lire l’introduction de Florence Degavre et Sophie Stoffel: Degavre F., Stoffel S., Diversité des féminismes, Bruxelles, Université des femmes, 2008, p. 7–19 .ainsi que le petit ouvrage de Nicole Van Enis, Féminismes pluriels, Bruxelles, Éditions Aden,2012. C’est le cadre théorique mobi lisé dans son mémoire FOPES.
2. Jacques C., « Féminisme », Gubin E., Jacques C., Marissal C., Encyclopédie d’histoire des femmes. Belgique, XIXe-XXe siècles, Bruxelles, Racine, 2018, p. 204. Cette encyclopédie est une mine de renseignements. (disponible au CARHIF, prix réduit pour les lecteurs et lectrices de Contrastes)
3. Machielsens M., 175 ans de femmes. Egalité et inégalités en Belgique 1830 2005, une publication du Conseil de l’égalité des chances entre hommes et femmes, Conseil de l’égalité des chances entre hommes et femmes, Bruxelles, 2005. L’édition est gratuite ou téléchargeable sur : www.conseildelegalite.be
4. Pour les comités d’avis, voir le mémorandum signé conjointement par les trois comités en avril 2019. https://www.cesewallo nie.be/sites/default/files/uploads/publications/pdf/Memorandum%20 commun2019_FR.pdf. Pour l’Institut, voir le rapport annuel https://igvm iefh.belgium.be/fr
5. Jacques C., « Féminisme », Encyclopédie, p. 222
6. https://www.axellemag.be/breves/le-collecti-e-f-8-maars
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