DES PISTES POUR LA REPRISE D’UNE CROISSANCE SOUTENABLE (Août 2021)
Interviews réalisées par Monique Van Dieren, Contrastes Août 2021, p6 à 9
Depuis plus d’un an, l’argent public coule à flots pour soutenir l’économie, creusant encore un peu plus le trou des finances publiques. Va-t-on à nouveau réentendre les sirènes de l’austérité et de la rigueur budgétaire ? Pourra-t-on répondre au grand défi climatique ? Quelques éléments de réponse dans cette interview croisée de deux personnalités bien connues : Marie- Hélène Ska, Secrétaire générale de la CSC, et Philippe Lamberts, Président du groupe des Verts au Parlement européen.
=
- Contrastes : La crise sanitaire a coûté des dizaines de milliards aux Etats pour éviter que leur économie ne s’effondre. D’après vous, ces dettes vont-elles devoir être remboursées ? Si oui, qui va les payer, comment et à quel prix ?
Marie-Hélène Ska : Grâce à l’intervention étatique et à notre sécurité sociale, nous avons probablement pu éviter une crise majeure au niveau macro-économique. Pourtant, une part importante des travailleurs de ce pays sont en souffrance (perte de revenus, flexibilité imposée, isolement…). Il faut aujourd’hui, au-delà du plan de relance, veiller à poursuivre nos efforts en matière d’investissements publics pour atteindre d’ici 2024 les 3,5% du PIB prévus par l’accord du gouvernement fédéral. Ces investissements doivent nous permettre de renforcer nos services publics et parvenir à une nécessaire transition sociale et écologique. Nous devons également permettre aux partenaires sociaux de négocier librement des augmentations salariales. C’est la meilleure manière de s’assurer d’une reprise solide et d’un bon financement de la sécurité sociale.
La Commission européenne a publié de son côté une proposition de directive pour mettre en place des salaires minimums adéquats. C’est l’occasion de montrer que l’Europe veut réellement d’une relance pour toutes et tous. En Belgique, nous venons de poser les bases d’une hausse du salaire minimum de 15%. Une première depuis 2008.
Pour poursuivre nos efforts d’investissement, il faudra continuer de nous endetter. Ceci est tout à fait tenable car les taux d’intérêt sont bas. Par ailleurs, tout le monde n’a pas souffert durant la période corona. Certaines entreprises ont par exemple réalisé d’importants bénéfices. Une réforme pour une fiscalité plus juste et une meilleure lutte contre la fraude et l’évasion fiscale devront nous aider à rembourser les dettes à terme, dans le cadre d’un pacte européen de stabilité revu.
Philippe Lamberts : Le délai de remboursement va dépendre de l’échéance des prêts qui auront été contractés. Qui va payer ? C’est la grosse décision politique à prendre. Le financement des dépenses publiques se fait par deux voies : l’impôt et la dette. Mais en réalité, la dette, ce n’est jamais que des impôts différés, puisqu’il faudra bien un jour la rembourser. La question, c’est donc : Quel système fiscal pour l’après-crise ?
La bonne nouvelle, c’est que même le FMI dit qu’il faut mettre à contribution les plus riches et les grosses sociétés, donc on verra si c’est dans cette direction-là qu’on va aller. La question fiscale était déjà centrale avant la crise, elle l’est encore plus aujourd’hui.
- Comment évaluez-vous l’action de l’Union européenne et de la Banque centrale européenne (BCE) pour soutenir les économies nationales ? Va-t-on à nouveau connaître la politique de l’austérité imposée par l’Union européenne (UE) qui prévalait avant la crise ?
MHS : La BCE dispose d’un mandat limité qui lui provient des traités européens. Dans ce cadre, la BCE a bien aidé les Etats membres à financer les mesures anti-crise nécessaires par sa politique monétaire d’assouplissement quantitatif qui a mené à des taux d’intérêt très bas. Elle a par contre financé principalement des banques.
L’UE a de son côté franchi un pas important en finançant en partie le plan de relance via une mutualisation des dettes et en prêtant directement aux Etats. Avec la Confédération européenne des syndicats (CES), nous plaidons pour que l’UE poursuive sur cette voie en révisant les règles budgétaires européennes
PL : Les obsédés de la rigueur budgétaire n’ont pas disparu, donc ce n’est pas surprenant qu’ils recommencent à donner de la voix. Cela montre qu’ils sont fébriles car les règles budgétaires ont été suspendues pour une longue durée (au moins jusque 2023), et tout le monde se rend compte que les remettre en vigueur dans le contexte actuel est insensé.
Donc, tout le débat va être : quelles règles budgétaires pour l’après-crise ? La discussion n’a pas encore vraiment commencé. Les faucons de l’austérité budgétaire commencent déjà à s’agiter, mais leur agitation est inversement proportionnelle à leur capacité de fixer l’agenda, parce que le discours néolibéral a moins de prise aujourd’hui que par le passé.
Le rapport de forces est en train d’évoluer, mais il va falloir se battre, ça ne va pas tomber tout cuit dans notre assiette. Ce qui est bon signe, c’est qu’on n’a pas répété le scénario de la crise financière de 2008 avec une austérité qui a suivi très vite et une absence de plan de relance européen. Il y a donc des choses qui ont évolué dans le bon sens. Une hirondelle ne fait pas le printemps, et les grosses batailles idéologiques vont bientôt commencer. Mais se résigner en disant que rien ne va changer, c’est déjà s’avouer vaincus. Alors que de facto, des choses ont bougé.
Le plan de relance européen de 750 milliards d’euros est bien orienté, avec 37% d’investissements dans la réponse aux défis climatiques et les 63 autres pourcents qui ne peuvent pas causer de dommages significatifs à l’environnement. Est-ce que c’est assez ? Non, mais c’est le maximum qu’on pouvait obtenir dans un accord qui devait se prendre à l’unanimité. Donc là-dessus, c’est plutôt un bon point pour l’UE.
De plus, c’était jusqu’à présent la Banque centrale européenne -et elle seule-qui s’occupait de la politique monétaire européenne et qui permettait de tenir l’économie à flots. Avec le plan de relance européen, l’UE a enfin joué un rôle dans la politique budgétaire
- Dans le cadre du plan de relance européen, notre pays va recevoir 6 milliards de l’UE pour l’aider à relancer son économie. Les choix opérés par la Belgique vont-ils permettre un redémarrage de l’économie à court et moyen terme ? Quelles mesures de soutien vous sembleraient-elles les plus pertinentes ?
MHS : Le plan de relance est un début mais sera à lui seul insuffisant. Nous devrons pour- suivre nos efforts en matière d’investissement public. Ceux-ci doivent nous mener à une transition juste, être durables, priorisés et ne pas générer d’effets d’aubaine. L’Etat doit être le pilote de la transition. Il doit fixer un cadre clair pour inciter les différents acteurs économiques et sociaux à aligner leurs stratégies sur les objectifs de transformation à long terme de l’économie et de la société en vue d’une économie zéro carbone et ne laissant personne au bord du chemin. Il doit être capable d’instaurer des normes sociales, environnementales et sanitaires aux entreprises et aux institutions financières, afin de faire du commerce international et de la finance mondiale des leviers de développement durable.
PL : A la grosse louche, il est bon même s’il n’est pas parfait. On sait dans quel contexte on opère, avec un gouvernement composé de 7 partis, qui n’est pas dominé par les écologistes, avec une Flandre qui reste sur un agenda très néolibéral et où les enjeux liés à la transition écologique font l’objet d’une résistance colos- sale. Donc, dans les limites du contexte poli- tique belge, je trouve que c’est un bon plan.
ACCOMPAGNER LES TRAVAILLEURS DANS LES SECTEURS EN DIFFICULTÉ
Plusieurs milliards ont été injectés par les gouvernements fédéral et régionaux pour soutenir les secteurs en difficulté.
L’avis de Marie-Hélène Ska sur le plan de relance belge.
Les mesures mises en œuvre ont sans doute manqué de sélectivité (en particulier pour l’octroi du double droit passerelle) mais la situation était exceptionnelle et le temps manquait pour procéder à cette sélectivité. L’Etat a par ailleurs emprunté pour financer ces mesures de soutien, bénéficiant de taux d’intérêt proches de zéro. Il est aujourd’hui crucial d’accompagner les travailleurs dans les secteurs en difficulté car certaines entreprises ne se relèveront pas.
- Sur le plan fiscal, pensez-vous qu’une contribution exceptionnelle de crise en provenance des plus hauts revenus pourrait financer une part significative de la relance ?
MHS : Ce sont « les épaules les plus larges » qui devront contribuer au financement des mesures de redéploiement. Ce ne sont ni les travailleurs ni les générations futures qui devront en subir les conséquences. La CSC estime qu’il faut aller vers une globalisation de tous les revenus (du travail et du patrimoine) dans un système de taxation progressif. Il ne serait pas anormal que celles et ceux qui n’ont pas souffert dans leurs revenus ou dans leur patrimoine durant la pandémie puissent contribuer davantage.
PL : Il faut agir sur deux volets de mesures fiscales ; la contribution des patrimoines privés, et celle des grandes entreprises. Il faudrait que cela puisse financer une part significative de la relance. Le gros problème, c’est que pendant les 40 ans de la révolution néolibérale, les patrimoines se sont accrus et confortés, ils sont les grands gagnants de cette révolution et il faut qu’on redresse la balance entre les revenus du travail et du capital dans le PIB. La crise rend ce besoin de rééquilibrage encore plus aigu.
De la même manière, ce sont les grandes entreprises -derrière lesquelles se trouvent les actionnaires, donc les grands détenteurs de capitaux- qui sont les grandes gagnantes de cette révolution, en payant de moins en moins d’impôts. Ici aussi, il est temps qu’elles payent leur juste part. De ce point de vue-là, la pression venue des USA et du plan Biden est plutôt bienvenue, car on est toujours dans un régime de concurrence fiscale mondiale à la fois sur les personnes physiques et les sociétés, où ceux qui sont censés être les plus gros contribuables sont ceux qui paient le moins d’impôts. C’est cela qu’il va falloir inverser.
Le terrain y est favorable, et les mesures sur la taxation des multinationales sont en bonne voie d’être adoptées, mais pour moi, il est clair que par la porte ou par la fenêtre, il faut mettre l’impôt des sociétés à 25% en Europe et non à 15% comme c’est prévu actuellement dans l’accord du G20 et de l’OCDE. Mais il y a énormément de réticences de certains pays au sein de l’UE pour un impôt à 25%, pour qui 15% c’est déjà bien assez. Ce n’est donc pas gagné du tout…
L’assiette fiscale doit également être élargie : le mode de répartition doit être basé sur des critères objectifs et pas sur des artifices comptables, car c’est ça qui va tuer les paradis fiscaux.
La taxation des transactions financières est une autre mesure intéressante, mais en réalité c’est une « taxation sur la pollution » (NDLR : la spéculation financière) dont le volume des rentrées financières pour les Etats sera beau- coup moins significatif que celui des deux premières mesures (taxation des patrimoines et taxation des multinationales).
- La relance économique va vraisemblablement prendre la forme d’une relance de la croissance de la consommation de masse. Or, une des priorités des gouvernements européens est d’investir massivement dans la transition écologique. Est-ce compatible ou contradictoire ?
MHS : Le fait de soutenir massivement des investissements durables est compatible avec une transition écologique. Nous devrons par contre collectivement aussi parvenir à faire des choix par rapport à ce que nous ne voulons plus voir croître. Cela supposera de donner envie aux travailleurs de se diriger vers les secteurs qui contribueront à la transition écologique : ex. la construction durable.
PL : C’est contradictoire ; une croissance infinie dans un monde fini, ce n’est pas possible. Mais la croissance fait l’objet d’une religion dans le monde économique et politique, donc l’éradiquer, c’est compliqué. Mais il va le falloir, car je vois mal comment atteindre nos objectifs climatiques et en même temps continuer comme avant la croissance. Après ce qu’on a vécu, c’est assez difficile de ne pas se réjouir de la reprise du commerce, de l’emploi, de la consommation, mais il y a toujours une confusion dans le langage. Dire : Il faut mettre fin à la croissance, cela ne veut pas dire : Il faut mettre fin à l’activité économique. Ce qu’il faut, c’est mettre fin à la croissance sans fin de l’activité économique, car cela ne peut plus continuer à augmenter sans arrêt. Il y aura encore de la production et de la consommation, mais il faut qu’elle soit moins impactante sur l’environnement. La nuance est importante.
LA STRATÉGIE VACCINALE
L’UE a marqué des points, selon Philippe Lamberts
Sur la stratégie vaccinale collective, l’UE a marqué des points. Je suis d’ailleurs assez scandalisé quand j’entends parler de l’échec de la stratégie vaccinale de l’UE, ce qui me semble une imposture intellectuelle. Ce n’est pas parce qu’un fournisseur de vaccins n’a pas honoré ses engagements contractuels que la faute incombe à l’UE et qu’il faut remettre en question toute sa stratégie. Je peux parfois être très critique vis-à-vis des institutions européennes, mais sur ce dossier, elles ont globalement été à la hauteur des enjeux. Les sondages d’opinion montrent d’ailleurs que les citoyens veulent plus d’Europe en matière de gestion sanitaire.
- Etes-vous optimiste, mitigé, inquiet par rapport à la sortie de crise ? A court, moyen et long terme ? Quelle serait la (ou les) mesures-phares que vous préconiseriez ?
MHS : Plutôt optimiste. Si la BCE maintient des taux d’intérêt bas, l’économie devrait bien reprendre. Cette reprise doit être accompagnée par les pouvoirs publics afin de s’assurer qu’elle transforme l’économie vers une économie bas carbone accompagnant la transition écologique qui ne laisse personne sur le bord du chemin.
PL : Je suis prudemment optimiste. Le rapport de forces a évolué, mais ce ne sera pas une aimable discussion au coin du feu ! Les gagnants de notre système économique ne vont pas spontanément lâcher du lest, ceux qui se sont enrichis pendant la crise ne sont pas prêts à faire des sacrifices. Il va falloir gagner le rapport de forces contre eux. La loi climat votée à l’UE en est un bon exemple ; les grandes entreprises ont fait un lobbying d’enfer pour que l’objectif de réduction des gaz à effet de serre soit le plus bas possible.
Il va falloir revoir les règles budgétaires de manière à ce qu’elles nous permettent de re- lever les défis du moment, notamment celui de la transition écologique. Le financement se fera grâce à l’impôt mais aussi grâce à la dette publique ; il faut que les règles budgétaires nous permettent de la rembourser sur un long terme, peut-être sur 50 ou 60 ans.
Au niveau européen, la règle de l’unanimité sur les matières fiscales (qui bloque toute avancée en matière d’harmonisation fiscale) est un réel problème car certains pays bloquent toute avancée. Mais c’est le serpent qui se mord la queue, puisqu’il faut l’unanimité… pour changer la règle de l’unanimité ! Soyons pragmatiques ; exerçons suffisamment de pression sur ceux qui mettent leur veto pour que ce soit inévitable de changer les pratiques fiscales. C’est le bon moment pour mettre la pression car tous les Etats ont intérêt à retrouver des marges de manœuvre budgétaires.
DEMAIN COMME AVANT ?
En limitant la baisse des revenus des salariés et des indépendants et en relançant l’activité et l’emploi, les mesures ont été et seront susceptibles d’atténuer la peur de l’avenir qui pourrait ralentir l’utilisation du surcroît d’épargne forcé par les mesures sanitaires. La reprise de la consommation sera en effet salutaire dans un
premier temps pour le rétablissement de l’emploi et des activités. Le monde associatif, des mandataires et partis politiques, et même des entreprises, chercheront sans doute à promouvoir d’autres modes de vie orientés vers le bien-être, le soin de soi, l’attention aux autres, les activités collectives, familiales et amicales, solidaires, culturelles, sportives, politiques, le rapport à la nature, l’action pour l’environnement. Ainsi, si demain apparaîtra encore largement comme avant, il pourrait voir se déployer un monde souhaitable et indispensable à certains égards, notamment marqué par une accélération de la transition écologique et climatique. Celle-ci pourrait alors nourrir une autre prospérité, sous condition de réduire les consommations excédentaires et leurs nuisances. C’est pourquoi les plans de relance seront en partie consacrés à la transition.
Patrick Feltesse, extrait de Note d’éducation permanente, FTU N°2021– 5, février 2021,
Soutiens et relance économique, L’endettement public et la création monétaire à la rescousse