D’UN MOUVEMENT APOSTOLIQUE À UN MOUVEMENT PLURALISTE ( Juin 2022)
Marie-Thérèse Coenen, Contrastes juin 2022, p 18 à 19
D’un mouvement apostolique à un mouvement ouvert au pluralisme : la société belge a évolué, les EP aussi. Mais depuis leur création, les Equipes ont défendu des positions courageuses, parfois audacieuses, qui soulignent dès le départ, une indépendance d’esprit vis-à-vis de la hiérarchie de l’Eglise et qui va entraîner les EP petit à petit vers l’abandon de l’identité chrétienne et la reconnaissance du pluralisme.
Jean Bouhy, le fondateur des premières équipes à Liège, était un croyant convaincu, un militant chrétien soucieux de partager sa foi auprès des travailleurs. Mais c’était aussi un homme de dialogue, attentif à lutter contre tout sectarisme, soucieux de travailler avec des personnes d’autres horizons. Cette foi et cette mission chrétiennes ainsi que l’ouverture à d’autres groupes et aspirations (toujours cependant dans une perspective apostolique1 ) transparaissent dans les rapports de la Commission nationale qui instaure les Equipes Populaires : « La Commission s’est assigné comme but de réaliser la formation religieuse, sociale, familiale et
apostolique des militants hommes adultes. […] Sans songer à réclamer de la part de ceux qui participeront à l’activité des EP, une inscription aux
syndicats chrétiens et aux mutualités chrétiennes, cela sera l’œuvre de l’influence de l’atmosphère des contacts d’homme à homme. […] Plus engagée dans une perspective apostolique, cette action par et pour les militants devra se prolonger par l’influence de ceux-ci sur tous nos membres et sur la masse ouvrière, sans que ceci implique dans tous les cas une idée de succession2 . »
On le voit, il s’agit moins de remplir les églises que de mener une recherche sur le comment être chrétien, témoin du Christ, là où on est et agit. Cette démarche est aussi le produit de son temps. En effet, la JOC dans l’entre-deux-guerres pouvait encore proclamer « ramener les jeunes travailleurs au Christ », mais en 1947, l’époque n’est plus à privilégier l’esprit de conquête, à un moment où aller à la messe vous fermait toutes les portes dans un quartier ouvrier. Le mouvement adopte une posture mineure, mais efficace : chaque équipier peut être témoin du Christ par ses actions, sa disponibilité et son ouverture aux autres, sans prosélytisme religieux. Victor Théwis, permanent à Liège témoigne de l’esprit qui régnait à l’époque : « On sort de la guerre. Tout est à reconstruire,
tant sur le plan matériel que spirituel […]. Dans tout cela, les équipiers s’encouragent, s’affirment croyants, chrétiens, catholiques non pas les mains jointes et le chapelet en bandoulière, mais en prenant parti pour les travailleurs, pour les marginalisés, contre le capitalisme, les injustices et l’exploitation de l’homme par l’homme3. »
LE PREMIER « SERVICE DE PROXIMITÉ » DES EP : LE PÈLERINAGE À LOURDES
En 1952, les Equipes décident d’organiser un pèlerinage pour les travailleurs à Lourdes. Celui-ci est co-organisé par les EP et les LOFC, avec le soutien des mutualités et du service de l’aide aux malades. Le premier train des « Familles populaires à Lourdes » (FPL) part le 19 juillet 1952 avec 1800 pèlerins. Ils seront 3200 en 1953. Le prix avantageux et la date (la semaine de congé payé autour du 21 juillet) permettent de rendre Lourdes accessible à un grand nombre de familles populaires. Avec les années, le nombre de séjours augmente et les destinations se diversifient (Lourdes, Assise ou Lisieux). L’objectif est de vivre une expérience spirituelle enrichissante, ancrée dans la vie quotidienne.
Les événements des années 1950 et 1960 (notamment la « question scolaire » et les grèves de 1960–61) vont questionner et ébranler l’inscription jusqu’alors sans faille des Equipes Populaires « derrière la bannière chrétienne » (Voir article « Bref, la longue histoire des EP »). L’encyclique Humanae Vitae (« sur le mariage et la régulation des naissances ») du pape Paul VI va également marquer un moment important de distanciation vis-à-vis de l’Eglise (Voir encadré).
Si l’ouverture a dès le départ caractérisé la démarche des Equipes Populaires, le pluralisme va progressivement remplacer l’identité chrétienne et la mission apostolique dans les documents officiels du mouvement. C’est ainsi que lors de son Congrès de 1992, le mouvement reconnaît le pluralisme des croyances en son sein : « Tout en affirmant son appartenance chrétienne, comprise comme adhésion aux valeurs évangéliques, [le pluralisme] doit permettre à chacune et chacun de progresser dans la foi ou les convictions qui sont les siennes4 ».
L’identité chrétienne des Equipes Populaires est finalement abandonnée et le pluralisme du mouvement assuré dans les nouvelles « options fondamentales » votées au Congrès de 2001 : « Il ne s’agit pas de remettre en cause notre positionnement dans le monde sociologique chrétien. Nous en faisons partie – notamment par notre appartenance au MOC. C’est un élément de notre identité. Cependant, notre volonté est de réaffirmer notre priorité aux objectifs sociaux et d’éducation permanente. Nos raisons d’être sont là. Nous sommes d’abord du mouvement ouvrier et du monde populaire et ce sont les intérêts collectifs et individuels qui déterminent nos choix plutôt que l’appartenance au monde chrétien. Nous visons le pluralisme, dans le respect et la tolérance. Il faut donc être cohérent, dans notre discours et nos pratiques, avec cette volonté d’ouverture à la pluralité de convictions religieuses, philosophiques et politiques ».
POUR LA DÉPÉNALISATION DE L’AVORTEMENT, CONTRE LA POSITION DE L’EGLISE
La vie affective et sexuelle est une thématique très présente dès la création des EP. Quand le pape Paul VI publie en 1968, l’encyclique Humanae vitae, de nombreuses réactions courageuses se font entendre dans le mouvement, dont celle de Jean Bouhy : « Mon opinion est claire : l’Encyclique, je ne l’avale pas. Les discussions techniques qu’elle suscite ne m’intéressent pas. Ce qui m’étreint la gorge c’est la souffrance : de centaines de milliers de femmes (chrétiennes ou non) […] qui ont été ou sont contraintes de se faire avorter parce qu’elles ne peuvent accepter une naissance ; des milliers de foyers chrétiens qui durant des décennies, ont été moralement contraints d’accepter les naissances nombreuses qu’ils ne pouvaient ni matériellement, ni physiquement, ni moralement assumer […] ; du nombre considérable de foyers, anciens et nouveaux qui ne connaissent qu’un bonheur médiocre ou pas de bonheur du tout, parce qu’ils n’ont pas été aidés à assumer leur vie sexuelle, qui cherchent en vain l’harmonie charnelle et ont été complexés et aliénés par des exigences légalistes d’hommes d’Église qui, parfois, ne réussissaient pas toujours à assumer leur propre sexualité. […] J’ai sans doute mal cherché, mais je n’y ai pas trouvé l’expression d’une attention profonde et aimante de l’homme concret, tel que les laïcs le connaissent. Cet homme concret est souvent un être souffrant et le Christ s’est identifié à lui. Savoir aimer l’homme pour l’homme, c’est la vocation
du chrétien. Comme je l’apprends de mes enfants, l’Église officielle peut l’apprendre des laïcs1. »
La dépénalisation de l’avortement devient une revendication sociale urgente. Les évêques de Belgique publient en avril 1973 « une déclaration sur l’avortement » dont les EP critiquent le ton doctrinal, loin des réalités et des souffrances vécues : « Nous aimerions entendre de nos évêques, un langage rencontrant plus les réalités d’aujourd’hui, un langage qui nous ferait sentir qu’ils assument, partagent l’angoisse de ceux auxquels ils s’adressent […] Les autorités morales, religieuses, politiques, sociales, scientifiques sont et seront acculées à cette recherche et au dialogue. On voudrait espérer que leur aboutissement soit autre chose que des affrontements de doctrines ou d’écoles, mais serve effectivement les personnes confrontées au problème2.
1. L’équipe populaire, septembre 1968, p. 1–2.
2. « Avortement », L’équipe populaire, mai 1973, p. 3. En février L’équipe populaire publiait la position du Comité national de Vie féminine qui prône la dépénalisation partielle de l’avortement en cas de détresse des femmes et demande la modification de la loi sur la contraception et une véritable politique d’accueil de l’enfant.
L’équipe populaire, février 1973, p. 2.
Notes de bas de page
1. Apostolique entendue dans le sens de la mission de propagation de la foi chrétienne
2. CARHOP, Papiers Maurice De Backer, troisième versement, farde n°43, MOC-Equipes Populaires, Aux Fédérations régionales du MOC, pour information aux membres du Conseil central du MOC, octobre 1947, document réédité par le Centre national des EP, octobre 1951.
3. Victor Théwis, « L’Équipe, un lieu où les chrétiens s’encouragent, 1987 », L’équipe populaire, n°6, juin 1987, p. 10.
4. Equipes Populaires, Options, Congrès communautaire, 3 et 4 octobre
1992, point 4.2