Effondrement et renaissance : Une mobilisation pour le changement (février 2018)
Pour Renaud Duterme, l’effondrement n’est pas le scénario d’un film catastrophe mais une évolution irréversible qu’il faut prendre à bras-le- corps. Les enjeux ne sont pas qu’écologiques. Ils posent aussi des questions fondamentales au modèle économique, à la répartition des richesses et au système démocratique.
Interview réalisée par Paul Blanjean, Contrastes février 2018, p 11 à 13
Contrastes : L’effondrement fait aussi allusion à des civilisations qui ont disparu : l’empire romain ou les Mayas… mais si l’on définit l’effondrement aujourd’hui, cela recouvre d’autres dimensions ?
Renaud Duterme : Quand on parle d’effondrement, il y a d’abord l’angle historique, archéologique. On parle de l’empire romain, des Mayas, , ce sont des sociétés qui se décomplexifient. On a une civilisation qui était relativement complexe avec des réseaux d’échanges, une organisation politique assez hiérarchique qui se simplifie, se désorganise.
Pour l’effondrement dont nous parlons aujourd’hui, les choses sont différentes. Nous sommes dans une civilisation « thermo-industrielle » basée sur trois traits communs à l’ensemble du monde : l’industrie, les énergies fossiles et le capitalisme qui nous fait donner l’appellation d’une seule civilisation, aux quatre coins du monde. La grande majorité des gens sont soumis à ce modèle.
Notre société est interconnectée par ce que l’on appelle la mondialisation et quasiment au- cune région ne sait vivre indépendamment des autres.Historiquement, quand on fait l’analogie avec deux ou trois siècles. C’est vraiment un processus avant d’être un événement unique. Peu de théoriciens de l’effondrement disent que notre société va s’effondrer d’un coup. La plupart des traits que ce soit le pétrole, le capitalisme sont encore là pour pas mal d’années. Le mot « effondrement », est beaucoup plus pertinent que le mot « crise ». Le mot « effondrement » montre qu’on est dans un processus qui ne peut pas revenir en arrière.La notion d’effondrement est pertinente parce qu’elle est lucide. Notre monde arrive à un point de non-retour. Ça ne veut pas dire que c’est la fin du monde mais la fin d’un monde. Ce qui est intéressant avec cette idée d’effondrement, c’est ce que ça va donner. On ne vivra plus sur une planète avec un climat qui est relativement équilibré. On ne vivra plus dans le présent, l’empire romain s’est effondré sur une situation comme les 30 Glorieuses avec une situation de plein emploi et de surconsommation ; il y a toute une série de limites écologiques qui vont nous imposer de changer.
Contrastes : Vous parlez de l’impossible retour en arrière. Et pourtant, on n’a pas le sentiment que ceux qui tiennent les manettes du côté économique et du côté politique sont en train de préparer l’avenir…
Je pense qu’ils s’y préparent. Ceux qui ont le plus à craindre de l’effondrement, ce sont les classes moyennes, en grande majorité des populations occidentales, et une partie significative dans les pays émergents, des gens dont tous leurs besoins dépendent de l’Etat et du marché.
On oublie souvent que le capitalisme a une façon de rebondir qui est sans commune mesure dans l’histoire, et que les catastrophes qui se préparent vont être utilisées pour encore restreindre la redistribution des richesses. La position de la gauche, par rapport à ça, est compliquée parce que la gauche sociale-démocrate s’est complètement convertie au néolibéralisme avec une dimension sociale. La seule différence entre la gauche et la droite, porte surtout sur des questions culturelles, mais en termes d’économie, il y a consensus.
Le problème c’est de rester dans le consensus néolibéral, avec toute une série de mythes dont celui de la croissance infinie, qui est la cause de l’ensemble des problèmes que l’on connait. Il faut arriver à des positions radicales, qui visent à redistribuer la richesse. C’est pour ça que l’effondrement doit être un moteur de mobilisation, parce que l’effondrement va clairement être le prétexte utilisé pour se battre contre nos acquis sociaux. Le monde est de plus en plus fragmenté entre une majorité toujours plus nombreuse qui est détachée de l’ensemble des services collectifs et qui doit vivre de la débrouille et de la précarité, et une minorité toujours plus restreinte qui s’accapare les richesses de la majorité.
L’effondrement social -et celui des protections- est déjà bien en cours et il est sans cesse présenté comme faisant partie des solutions. Les pierres tombent de la montagne, et on commence par enlever les barrières qui pourraient effectivement empêcher ces pierres de tomber ! On est dans une lutte des classes. Mais ce n’est plus comme à la révolution industrielle avec les méchants patrons d’un côté et les gentils ouvriers de l’autre, c’est plus vicieux que ça. Le problème, c’est que ce sont les détenteurs de capitaux qui détiennent la plupart des leviers politiques, médiatiques, etc. Ils peuvent imposer toutes ces mesures à l’ensemble de la population.
L’effondrement social est déjà bien en cours. Les pierres tombent de la montagne, et on commence par enlever les barrières qui pourraient effectivement empêcher ces pierres de tomber !
Contrastes : Vous définissez l’effondrement comme étant déjà en cours mais aussi comme pouvant être mobilisateur…
Le modèle anglo-saxon est celui d’une société de plus en plus « féodale » dans le sens que les services publics sont de plus en plus inexistants, les systèmes de santé sont complètement défaillants. On est dans un monde d’accaparement qui est à la fois la cause et une conséquence de cet effondrement. Je me suis intéressé aux « gated communities » c’est-à- dire des quartiers sécurisés, privés dans les- quels ceux qui en ont les moyens se retirent pour continuer à vivre leur vie dans un sentiment de sécurité, dans une illusion au détriment de tous ceux qui perdent tout.
Tout notre modèle de société est basé sur une inégalité des ressources. Mais il y a assez pour faire vivre tout le monde. Il faut envisager l’effondrement comme une espèce de seuil dans lequel il n’y a pas de point de non-retour. Qu’est-ce qu’on peut faire avec ça ? Il faut absolument imaginer des solutions qui sortent du cadre. Tant qu’on reste dans cette idée de croissance, on ne peut envisager que des solutions qui aggravent le mal. Le plein emploi ne reviendra jamais. Même s’il y a des emplois qui sont créés, le taux de destruction des emplois est beaucoup plus important. On en arrive à une précarisation accrue du marché du travail avec l’ubérisation, etc. Il faut redistribuer le temps de travail, avec le même salaire et redistribuer les richesses. Le bilan du libre-échange est catastrophique.
En réponse à ça, on peut avoir des réponses tout à fait individualistes ou beaucoup plus solidaires. On est un peu dans une course entre trois concurrents. Les tenants du statu quo sont majoritaires parce qu’ils détiennent les principaux moyens de production, les médias. Dans les écoles, les universités, il y a toujours cette idéologie. Les deuxièmes sont ceux qui se réfugient dans le repli identitaire. Et les troisièmes, ce sont les forces progressistes.
L’élection de Trump, c’est un symptôme de l’effondrement. La grande majorité des électeurs de Trump ont vu s’effondrer leur monde basé sur l’American way of life. Pourquoi est-ce que les mouvements fondamentalistes religieux arrivent à prospérer ? Les terrains sur lesquels ils prospèrent sont souvent des terrains de misère, on se replie sur ce qu’on connaît. L’intérêt de cette notion d’effondrement, c’est d’expliquer les choses afin que les gens comprennent ce qu’il leur arrive et les changements de ce monde. A partir de là, on peut envisager des solutions qui vont au-delà du repli identitaire.
Vu qu’on est face à une convergence des problèmes, on peut aussi envisager une convergence des luttes communes à la majorité des gens comme celles contre les inégalités, une réforme fiscale cohérente ou des services publics de qualité.
Il ne faut pas voir l’effondrement comme un événement… Je considère ça comme un processus qui est en train de fragmenter de plus en plus le monde. Il faut absolument essayer de revenir à ce qu’on appelle la notion de commun, c’est-à-dire à des choses communes, des services communs, des richesses communes qui ne peuvent pas être accaparées. C’est pour ça que les mouvements syndicaux, par exemple, ont un grand rôle à jouer. La notion même du capitalisme, c’est l’accaparement des richesses et donc la privatisation au détriment des autres. Ce que la plupart des gens oublient, c’est que tout est une question de luttes et de rapports de force.
Contrastes : Vous dites que tout le monde a intérêt à une redistribution des richesses à l’échelle mondiale, mais les populations européennes ne seraient-elles pas perdantes ?
Je ne suis pas d’accord, le gâteau est bien assez grand, il y a assez d’argent… C’est clair qu’il y a des choses qui vont devoir changer dans les classes moyennes européennes. Change- ment ne veut pas dire régression. Permettre à la majorité des pays du Tiers-Monde d’avoir un niveau de vie supérieur ne se fera pas au détriment d’autres.
Contrastes : Aujourd’hui, il y a une série de prises de conscience qui font que des gens se regroupent autour de petites alternatives. On a l’impression que ces groupes ne sont pas nécessairement reliés entre eux. De quelle manière peut-on passer d’une alternative locale à une remise en cause plus fondamentale ?
Notamment dans une mise en réseau avec une certaine cohérence. Trop souvent, on voit s’affronter deux sortes de luttes : des tenants d’un changement global, qui sont plus du côté de la gauche radicale, qui disent « il faut un mouvement de masse, changer le système » et un courant pour plus de simplicité volontaire disant qu’il faut changer ici et maintenant. Il faut articuler les deux. On va avoir besoin d’alternatives concrètes, notamment les villes en transition pour préparer le nouveau monde. Et ces alternatives ne pourront se généraliser que s’il y a un mouvement de masse et de lutte. Les deux approches doivent s’articuler. Tout est une question de rapport de force. De plus en plus de gens se rendent compte que quelque chose ne va pas et attendent la solution clé en main. Ce n’est pas l’alternative qui crée la mobilisation , c’est la mobilisation qui crée l’alternative.
C’est la possibilité de fin d’un monde qui va nous donner la possibilité d’en recréer un.
Contrastes : Est-ce que Monsieur ou Madame Tout le Monde n’a pas tendance, dans une situation comme celle-là, à se rassembler autour de sa famille pour rechercher le bonheur et se dire « je peux changer quelque chose et j’essaie de ne pas perdre mes acquis pour garder mon petit brin de bonheur ? »
La sécurité est un sentiment légitime. Le problème, c’est quand elle devient la valeur centrale d’une société. C’est la porte ouverte à la barbarie. Il y a un mouvement aux Etats- Unis qui arrive aussi en Europe : les « survivalistes ». Le mot « transition », c’est quelque chose de positif, qui envisage justement une réponse beaucoup plus collective.
C’est clair que c’est une question qui va prendre de l’ampleur dans les années à venir. Tous les problèmes que l’on connaît vont s’amplifier. C’est la possibilité de fin d’un monde qui va nous donner la possibilité d’en recréer un.
Contrastes : Faut-il mettre la notion d’effondrement dans le débat public ?
C’est un mot pertinent, qui doit être évoqué. On peut aussi parler de basculement parce que c’est un terme moins négatif. Ça peut aider les gens à avoir une réflexion plus Le fait de savoir où on va peut entraîner une prise de conscience. Savoir que l’énergie devient rare et chère, cela peut pousser des gens à se dire :
« Je vais commencer à faire mon potager, à habiter plus près de mon boulot, à faire du vélo ». Un proverbe anarchiste dit : « La compréhension du monde est un préalable à sa transformation ». Je prends le pari que quand les gens comprennent un problème, ils trouvent de bonnes résolutions.
——