Entre ordre et désordre, nos démocraties vacillent-elles ? (Novembre-Décembre 2020)
Auteure Laurence Delperdange, Contrastes Novembre-Décembre 2020, p.3–6
Le mot démocratie n’a jamais fait couler autant d’encre et alimenté autant d’émissions que ces dernières semaines. Les élections américaines et le surprenant refus du futur ex-président des USA de quitter le pouvoir nous amène à nous interroger sur l’adéquation de notre système démocratique avec la définition que l’on s’en fait. Contrastes a choisi d’entamer son dossier en donnant la parole à quelques citoyen·ne·s sur une série de questions qui traversent aujourd’hui nos sociétés démocratiques.
Qu’est-ce qui fonde nos démocraties occidentales ? Libertés, justice, droits… jusqu’où et comment ? Quand un Etat devient-il liberticide ? Lorsque le pouvoir réprime certains actes, profère des mensonges, bafoue certains droits, est sourd à l’expression de justes revendications, faut-il craindre un irrémédiable basculement vers un système autoritaire ? La violence à l’égard des citoyens ne peut être légitimée. Qu’elle touche à leur intégrité physique ou qu’elle soit institutionnelle. Répression par la force, détournement d’argent, fraude fiscale, impunité, remise en cause du droit de grève déchirent la bannière d’un idéal démocratique. Voter pour un candidat, pour son programme est-il un gage de voir advenir un monde tel qu’on le rêve pour soi et pour les autres ? L’accroissement des inégalités est-elle la seule réponse à un programme qui impose la soumission de la vie aux règles du capital ? Quel est le réel pouvoir de l’Etat face au diktat des multinationales ? La logique de partis a-t-elle perverti une réelle démocratie ?
Un peu partout, des collectifs se forment pour faire entendre leur opposition à tel ou tel projet visant leur région, leur commune. Des sensibilités diverses s’expriment, portant une vision, le choix d’un autre mode de vie et le droit d’être entendu dans ces choix. C’est dans la capacité d’action, de réaction, de mobilisation, d’expression que se prend aussi le pouls de la démocratie.
Selon le philosophe Jacques Rancière1, l’expression démocratie représentative renferme une contradiction ; la démocratie excluant l’idée de représentation… Nous serions donc gouvernés par des oligarques et cela depuis quelques dizaines d’années. Qu’elle soit représentative, directe, participative, la démocratie porte en elle bien des errements, des failles qui se nourrissent des erreurs du passé, de la soif de pouvoir et d’argent parfois, des incompétences, d’immobilisme, de manque d’anticipation. Comme la vie.
Pour Jacques Rancière, le peuple n’existe pas comme sujet politique. Il est un résultat. C’est la représentation qui crée le peuple, postule-t-il. Trump serait-il le digne héritier de l’idéal américain du self made man ? Il faut, suggère le philosophe, des gens qui s’organisent pour créer une scène de parole. Les « sans parts » – les invisibles disent certains – sont donc d’abord des sujets politiques.
Dans son film Un pays qui se tient sage, sorti en septembre dernier, David Dufresne donne la parole aux « gilets jaunes » victimes de violences policières en France. Son documentaire rassemble différents points de vue sur l’ordre social et pose la question de la légitimité de l’usage de la violence par l’Etat. Parmi les personnes interrogées, la philosophe Monique Chemillier-Gendreau2. Elle se dit hostile à l’idée d’un consensus voué à unir les nationaux au sein d’une seule et même identité. « L’achèvement de la démocratie, c’est d’accepter le pluralisme, or, dans nos démocraties inachevées, on cherche à développer l’entre-soi ». Le multipartisme ne serait plus garant de cette diversité des opinions mais, à l’inverse, l’incarnation d’une confiscation du pouvoir permise par la verticalité du pouvoir. Elle prône davantage une organisation de communautés politiques à laquelle on aurait ôté la notion de souveraineté et qui serait fondée sur la compétence.
Définition du Larousse : La démocratie est un système politique, forme de gouvernement dans lequel la souveraineté émane du peuple. La démocratie politique est née dans la Grèce antique. Pourtant, ce n’est pas avant le XVIIIe siècle que fut formulée la théorie de la séparation des pouvoirs (Montesquieu) et mis en place le suffrage universel (États-Unis, 1776), qui en sont deux des fondements.
Le respect des libertés publiques est au cœur même du fonctionnement de la démocratie dite aujourd’hui « libérale ». État ayant ce type de gouvernement. Système de rapports établis à l’intérieur d’une institution, d’un groupe, etc., où il est tenu compte, aux divers niveaux hiérarchiques, des avis de ceux qui ont à exécuter les tâches commandées.
Maintenir un Etat de droit
Thibaut a 42 ans, est marié, père de deux enfants, ingénieur informaticien dans une grande banque ; il vit dans la province du Luxembourg.
« On a tendance à considérer la démocratie comme un but en soi. Or pour moi, ce n’est pas ça. Je la vois comme un moyen d’atteindre un Etat de droits, construit autour de valeurs. Mais encore faut-il que cela fonctionne. Pour cela, il faut une séparation des pouvoirs. Une presse libre. Et la possibilité pour les citoyens, d’influer sur les décisions. »
Mais influence-t-on vraiment ? Le fait qu’on ait une alternance, va dans le sens de la démocratie. Le vote, peut contribuer à changer, à sanctionner le pouvoir en place et c’est nécessaire. Sans cela, on est dans une dictature.
Parmi les valeurs d’une démocratie, Thibaut pointe la justice sociale, la solidarité, la liberté d’expression. « Il faut, dit-il, un équilibre entre économie, écologie et solidarité. Cet équilibre existe plus ou moins en fonction des gouvernements en place. L’alternance permet d’atteindre ces valeurs. »
Mais chez nous la démocratie montrerait ses limites. « Les partis ont de plus en plus de pouvoir. Les dirigeants sont peu sanctionnés par rapport à ce qu’ils font ; certains demeurent très longtemps au pouvoir. L’opposition n’a pas vraiment l’occasion de s’exprimer. Un parti comme le PTB est marginalisé. »
Thibaut souligne un manque de transparence, des arrangements entre politiciens. « On n’est pas au courant et même, il y a une forme de manipulation. Des faits graves sont dévoilés… sans suites. Les commissions parlementaires m’apparaissent plutôt comme des arrangements entre politiciens. En tant que citoyen, on a très peu de pouvoir, peu de prise. Tous pourris ? Non, je n’irais pas jusque-là ».
Et moi dans tout cela ? « Je suis fatigué de la manière dont les choses se passent. Ça amène à se détourner de la politique et c’est dangereux. On assiste à une lame de fond qui détourne les gens des partis traditionnels et les amène à voter pour l’extrême droite. Oubliant le passé. On peut critiquer les gens qui votent pour l’extrême mais c’est les politiciens qui ont fait le nid de ça parce que certains n’ont pas été corrects. »
Thibaut avoue ne pas se sentir capable de s’impliquer, de s’engager davantage et confie ne pas s’y intéresser vraiment. « Il y a des gens qui doivent le faire. J’espère que certains seraient prêts à se battre. On est face à des défis majeurs : climat, mutation de notre société, puissance des gaffa. La société civile pourrait faire bouger les choses. Le politicien n’a pas tous les pouvoirs mais en même temps, il n’a pas de prise sur la mondialisation. Le monde de la finance détient le pouvoir et le politique devrait reprendre la main mais ne le fait pas. »
Ce père de deux jeunes adolescentes dit espérer juste « que les enfants passeront au travers des crises à venir. Elles sont inévitables : crise écologique, coronavirus, crise écologique… »
Et puis, travaillant dans un secteur bancaire clé, il voit circuler de gigantesques sommes d’argent… « Il faut prendre l’argent là où il se trouve », dit-il. Comme quoi, ne pas s’impliquer n’empêche pas d’avoir des idées…
Pas si mal, mais peut mieux faire
Romain a 31 ans. Il est marié et est conseiller académique dans une école artistique.
Il plante le décor d’emblée : « La démocratie, c’est le contraire de ce qui est autoritaire, ce qui prive de libertés, quand le pouvoir est aux mains de quelques-uns qui sont les seuls à bénéficier de privilèges. Cela veut dire pas de liberté de presse, pas de possibilité d’être qui on est, de se mouvoir… »
La démocratie, c’est un pays où peuvent s’exercer toutes les libertés imaginables mais dans le respect des lois, pour bien vivre ensemble. Le pouvoir est remis en jeu tous les 4 ou 6 ans par des élections libres. Qui va gouverner ? Qui va nous représenter ? On confie à des gens qui doivent prendre le pouvoir mais aussi être prêts à le perdre. En Belgique ? On respecte, il y a des garde-fous parmi lesquels une presse libre, des associations qui agissent pour garantir que les libertés soient maintenues et pour rappeler à l’ordre le pouvoir, en cas de faux pas. J’ajouterais, pas de pression sur la justice et des débats au parlement.
Romain se dit confiant. « On est dans le bon. Même s’il y a des accros, les démentis sont toujours là. Le Vlaams Belang n’est pas au pouvoir. Il fait partie du système. C’est une tendance qu’on voit beaucoup en Europe. Ça pose question. Mais les empêcher, est-ce la démocratie ? Il faut faire confiance à l’esprit critique pour contrer, déconstruire, montrer que les réponses proposées par la droite ne sont pas bonnes. En tant que citoyen, je pense que je suis équipé pour ça. Des canaux existent. Il faut être informés, se renseigner ; j’ai des outils ou je sais qu’ils existent. Fait-on assez leur promotion ? Par exemple, au niveau du Parlement wallon, il existe la possibilité de lancer des pétitions en ligne. On peut dire ce qu’on pense et demander que ce soit étudié. Au sein de la Fédération Wallonie-Bruxelles, les citoyens sont invités à partager sur des sujets de sociétés. Au sein de nos communes, on peut interpeller quelqu’un. L’échelle locale est le premier relai. Et puis il y a aussi les associations, les syndicats. On vit dans un Etat social avec des filets de sécurité et il y a des formes de contre-pouvoirs qui sont là pour nous aider. On a des bases solides comme le respect du résultat des élections, les libertés des citoyens ; une sorte de contrat moral entre les citoyens et leurs représentants. »
Un bémol ? Le fait que parfois, faire de la politique devient un job et que le renouvellement manque ou se fait de père en fils… Romain déplore aussi le découpage compliqué de nos institutions, des différents niveaux de pouvoir, cette sorte de « lasagne institutionnelle ». Il évoque la Suisse qui semble bien fonctionner malgré ses trois communautés. « Chez nous, on multiplie les entités mais ça complique plutôt que d’apporter des solutions. On veut garder beaucoup de prérogatives au fédéral mais ça freine les prises des décisions. »
Et moi dans tout ça ? « A un moment de sa vie, on reçoit un certain pouvoir qu’on doit pouvoir rendre. Je suis un citoyen concerné, je m’informe, je connais certains élus locaux. »
Les élections américaines ? « On se serait cru des années en arrière, dans un pays émergent d’Amérique du Sud. Trump refuse d’accepter le résultat des urnes qui n’est pas en sa faveur. Comme ça arrive parfois dans certains pays où l’on sait que la démocratie n’existe pas. C’est très interpellant. »
Quand j’entends « démocratie »…
Camille Van Durme, 26 ans, Gourmande
Quand j’entends « démocratie », j’entends représentativité des citoyen·ne·s, de tou·te·s les citoyen·ne·s. Mais avec notamment très peu de personnes racisées parmi nos élu·e·s, force est de constater qu’il y a des efforts à faire en la matière. Il y a cependant de belles nouvelles, comme la nomination de Petra De Sutter au poste de Vice-Première ministre chargée de la Fonction publique, devenant ainsi la première ministre transgenre en Europe.
A ses côtés, Sarah Schlitz (secrétaire d’État à l’Égalité des genres et des chances) me donne envie de croire en un avenir favorable. Jeune femme militante, elle communique avec aisance sur les réseaux sociaux. Proche du terrain, elle veille à rendre compréhensible les enjeux qu’elle défend. C’est ce que j’attends de nos élu·e·s.
Quand j’entends « démocratie », j’entends débat public et liberté d’expression. A travers les réseaux sociaux, je constate un intérêt croissant pour certaines questions politiques : racisme, violences policières, sexisme, égalité des genres, sont abordés quotidiennement sous des formes très diverses. L’avantage est que les réseaux sociaux ont le mérite de faciliter la diffusion d’informations et le débat autour de ces sujets, surtout en période de confinement. L’inconvénient est que le débat n’y est pas toujours constructif, voire bienveillant. Je pense notamment aux nombreuses femmes qui ont décidé de quitter Twitter suite au harcèlement qu’elles y ont subi. Ce réseau reste pourtant utilisé quotidiennement par la majorité des personnes politiques, journalistes, institutions et par de nombreux citoyen·ne·s.
Quand j’entends « démocratie », j’entends participation. Or participer nécessite de comprendre, et comprendre requiert du temps, des informations fiables et un cadre structuré et clair. Je constate que beaucoup de personnes qui m’entourent se désintéressent de la politique belge qu’elles considèrent trop complexe, pour s’orienter vers des enjeux plus accessibles comme les élections américaines par exemple. Donald ou Joe, c’est plus facile à suivre qu’un gouvernement qui prend 653 jours pour se former.
Quand j’entends « démocratie », j’entends aussi droits et libertés. Cette période de crise nous amène à nous poser de nombreuses questions sur nos libertés, notamment celle de circuler librement. A cet égard, n’oublions pas que les frontières tuent plus que le coronavirus. Le droit de circuler librement est chaque jour plus violemment piétiné et cela me révolte. Etant jeune, il est parfois difficile de prendre du recul et de mesurer la gravité d’une situation.
Est ce qu’on fonce droit dans le mur ? Est ce qu’on y est déjà ? Comment faire pour agir efficacement ? Vous partager ces préoccupations et lire celles des autres me semble être un début…
Lentement mais sûrement
Roger travaille dans le domaine du son. Il a 58 ans, est marié et père d’un enfant actuellement étudiant à l’université.
Il déplore que la démocratie évolue de plus en plus négativement depuis les années 80. Celles estampillées Thatcher, Reagan et les Chicago boys. La « crise » de ces années-là semble devenue un système durable, accroissant les inégalités et soutenant le capitalisme « libre et sans entraves » ; lequel ne supporte aucune concurrence à son propre système. Or, selon Roger, les systèmes où il n’y a pas d’alternative(s) portent le nom de dictature. Pour lui, c’est bien vers cela que se dirigent nos sociétés. Lentement, mais sûrement.
La théorie du ruissellement à laquelle on a voulu nous faire croire est un leurre. « Les politiques fiscales favorables aux plus nantis et aux multinationales, appliquées depuis le début des années 80 et qui se sont accélérées ces dernières années, guidées par cette fumeuse théorie du ruissellement, n’ont rien apporté. Pourtant, les différents niveaux de pouvoir s’entêtent dans cette voie, au niveau national ou européen. La dette sert de prétexte pour désinvestir dans les services publics. Mais cette même dette n’est jamais évoquée lorsqu’il s’agit d’acheter des avions de guerre, de faire des cadeaux fiscaux aux multinationales ou de mettre fin à la grande criminalité fiscale », constate Roger. Il pointe les politiques gouvernementales qui « œuvrent de moins en moins au bien commun et de plus en plus au profit d’une oligarchie, une classe politique qui ne se renouvelle pas, ou alors de manière « dynastique », et des idées qui vont à l’encontre de tout progrès social ».
Toutes les politiques d’austérité appliquées depuis plus de 20 ans accroissent la fracture sociale. Et dans le même temps, on assiste à la montée de l’extrême droite (du VB à la N-VA, en passant par Trump, Bolsonaro, Orban, Salvini et autres). Les partis « traditionnels » en arrivent à adopter le vocabulaire de l’extrême droite. C’est un indicateur extrêmement négatif. « Cela m’a frappé peu après l’accession au pouvoir de la N-VA, avec les propos de Francken, repris à peu de chose près par les autres membres du gouvernement, francophones inclus. »
Roger pointe également la perte en qualité de la presse dominante, laquelle servirait de plus en plus de porte-voix aux différents gouvernements plutôt qu’à informer ou expliquer. « Lorsqu’il s’agit de couvrir une grève, le temps d’antenne ou les colonnes de journaux couvrant l’événement s’attardent davantage aux conséquences sur la vie quotidienne des non-grévistes que sur les raisons de cette grève ».
- Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005. Jacques Rancière est philosophe, professeur émérite de l’université Paris 8, depuis son ouvrage La parole ouvrière (La fabrique, 2007), il travaille sur le postulat de l’égalité des intelligences, réflexion réunie dans Le Maître ignorant (Fayard, 1987). Il porte ainsi une attention toute particulière au partage du savoir et à la parole des « sans-parts », ceux qui n’ont pas voix au débat, tout en interrogeant les notions de peuple et de démocratie.
- Monique Chemillier-Gendreau, Régression de la démocratie et déchaînement de la violence, Conversations pour Demain, avec Régis Meyran, Ed. Textuel, septembre 2019.
L’auteure est militante des droits humains, spécialiste de droit public.
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