PALESTINE| Entretien : Soigner les blessures de l’âme (avril 2018)
Entretien : Elisabeth Beague et Frédérique Mies, Contrastes avril 2018, p8 à 11
Samah Jabr est psychiatre et écrivaine. Elle vit à Shufat en banlieue de Jérusalem et travaille en Cisjordanie. Elle est issue de la première promotion en médecine de l’université palestinienne d’Al Quds (Jérusalem), elle est l’une des vingt psychiatres à pratiquer actuellement en Cisjordanie.
Psychiatre et psychothérapeute, elle écoute, soutient, soigne les blessures de l’âme. Elle dirige un service de santé mentale en Cisjordanie, un service public financé par le ministère de la santé palestinien.
Ecrivaine,1 elle contribue à donner la voix aux Palestiniens et tente de faire des liens. Cela fait vingt ans qu’elle écrit et qu’elle dénonce les conditions de violence dans lesquelles vit un peuple soumis à la colonisation. Rencontrée lors de notre séjour en Palestine, elle nous raconte à quel point ces conditions de violence augmentent le nombre de maladies psychiques, l’angoisse, la dépression, jusqu’à multiplier par trois les cas de schizophrénie parmi les déplacés.
Manque de moyens
Si les attentats-suicides font régulièrement la une des journaux – quelques réactions violentes ont effectivement eu lieu et Israël en profite pour se présenter comme un Etat démocratique menacé par des terroristes, justifiant ainsi la construction de murs « de protection » -, la vie des Palestiniens est devenue une épreuve quotidienne, les maladies psychiques se développent dans l’ombre et gangrènent en silence la société. Dans ce contexte, le manque de moyens se fait cruellement sentir : une vingtaine de psychiatres doivent répondre aux besoins de deux millions de personnes, le budget est mince et le personnel insuffisant face à une demande élevée.
Samah Jabr est en effet confrontée tous les jours à l’insuffisance de la prise en charge des troubles psychiques et psychologiques de cette population palestinienne malmenée par une politique arbitraire. Il existe 14 centres médico-psychiatriques (CMP) pour toute la Cisjordanie. Ce qui est très peu par rapport à la demande qui elle, est élevée. « Le contexte de guerre larvée, la situation sociale et économique désastreuse, les violences et les humiliations quotidiennes que vivent les Palestiniens augmentent l’angoisse et ont un impact important sur la santé mentale, explique-t-elle. Nous ne sommes que 20 psychiatres pour nous occuper de toute la Cisjordanie. Nos équipes sont renforcées par des psychologues et des travailleurs sociaux mais cela n’est pas suffisant pour répondre à toutes les demandes ».
Même à Ramallah, par exemple, où elle a travaillé pendant dix ans et qui est -en principe une ville placée sous contrôle palestinien, les incursions de l’armée israélienne ne sont pas rares et traumatisent la population. Il faut savoir que Ramallah est encerclée par des zones soumises au contrôle total d’Israël et que développer la ville pour accompagner la croissance normale de la population est devenu impossible puisque la construction des infrastructures nécessaires est interdite par Israël. Les routes d’accès à la ville peuvent également être bloquées à tout moment.
Du fait d’avoir été témoins d’événements graves tels que violences, raids visant leur maison, arrestations et décès de membres de leur famille, ces victimes développent des troubles mentaux qui se traduisent notamment par des hallucinations. A côté de cela, un groupe constitué de médecins légistes, de psychiatres et d’avocats documentent tous les cas répertoriés pour en faire admettre la reconnaissance par Israël. Fin 2017, la Cour israélienne n’avait admis qu’un seul cas.
En dehors de l’infrastructure publique, il existe plusieurs ONG actives sur le terrain comme Médecins Sans Frontières (MSF), Médecins Du Monde (MDM) ou encore UK Palestine Mental Health Network. Ces ONG font un travail très important, même si leur vision « occidentale » est un peu différente.
Lors d’une courte parenthèse, Samah Jabr nous livre comme exemple sa situation personnelle : née à Jérusalem, titulaire d’un passeport jordanien et d’une carte de résidente de Jérusalem, elle n’est – comme tant d’autres – citoyenne de nulle part. L’occupation israélienne se caractérise en effet par le déni de l’existence d’un autre peuple, le refus de prendre en compte l’histoire de ce peuple, le viol du droit international, la destruction des liens familiaux en rendant impossibles les déplacements d’une ville à l’autre et le contrôle de toutes les ressources. Au sein de la population, une telle situation « temporaire » – une solution politique se faisant toujours attendre – engendre forcément précarité et fragilité.
HOMMES, FEMMES, ENFANTS : BLESSURES PHYSIQUES ET PSYCHIQUES
Les violences physiques et psychologiques ont-elles le même impact ? Selon Samah Jabr, les dommages psychologiques et sociaux infligés par l’occupation, les conséquences émotionnelles de la guerre, de l’insécurité sur la population ont un impact plus dévastateur sur le bien-être psychologique des hommes et des femmes et influencent le développement de l’enfant. Dr Samah Jabr : « Les souffrances endurées par la population du fait d’une occupation qui dure depuis plusieurs décennies ont des effets excessivement négatifs. L’occupation a beaucoup contribué à accroître le nombre des troubles mentaux résultant d’un contexte d’agression permanente, de l’invasion répétée des villes de Cisjordanie et de la Bande de Gaza, et du blocus qui asphyxie les villes palestiniennes. Il en résulte de nombreux cas de troubles mentaux, en particulier chez les femmes et chez les enfants. Le choc mental causé par la perte d’un conjoint, d’un soutien de famille ou d’un parent est dévastateur pour la santé mentale. Il a été démontré que 47,7% des veuves de Palestiniens tués souffrent de dépression sévère ou très sévère et de troubles post-traumatiques de modérés à sévères.
Paradoxalement, les troubles alimentaires sont bien plus rares en Palestine qu’en Occident et l’anorexie ne fait pas partie des symptômes du mal-être que l’on peut rencontrer en Europe. Plus menacée dans ses bases fondamentales, la vie d’une femme se concentre sur la résistance davantage que sur une image à donner. Il faut dire aussi que le code vestimentaire n’autorise pas beaucoup de fantaisie et ne met en valeur ni les os ni les rondeurs.
Les blessures des hommes sont plus manifestes, plus visibles. Les blessures des femmes sont plus psychologiques, elles se voient moins facilement et ne sont pas toujours correctement évaluées. Les femmes cachent leur état dépressif car elles doivent maintenir les structures familiales.
Le contexte politique cible principalement les hommes. Les hommes sont censés protéger la famille, ramener de l’argent mais sont souvent dans l’impossibilité de répondre à ces devoirs. Ils sont humiliés en permanence. Les hommes ne demandent pas de l’aide immédiatement et arrivent ensuite en CMP avec de graves traumas ».
Et les enfants ?
La violence ambiante affecte évidemment les enfants, d’autant qu’ils ne sont en mesure de décoder ni les événements, ni les réactions de leurs parents. La consanguinité et le contexte général favorisent les cas d’autisme qui impliquent une formation des parents pour être correctement traités. Les enfants souffrent aussi quand les parents sont humiliés devant leurs yeux et ne parviennent plus à garder le rôle de rempart et de référence qui leur revient. Et l’école, d’un bon niveau en général, qui enseigne la culture à ces enfants et leur donne une ouverture au monde ne leur permet pas d’exprimer cette charge émotionnelle. Des initiatives se créent ça et là, écoles de théâtre, écoles de cirque, groupes d’expression pour dépasser les conditions de vie difficiles et tenter de les transcender.
Mais ce sont les adolescents qui sont le plus en danger parce qu’ils sont à un âge caractérisé par l’impulsivité, la recherche d’identité, l’instabilité émotionnelle et la tentation d’une confrontation avec les soldats. Leur fragilité ne fait malheureusement pas l’objet d’un diagnostic systématique.
Vexations, suspicions, dépossession
Au-delà des initiatives musclées et armées de l’occupant israélien, c’est tout un contexte vexatoire que subit quotidiennement la population autochtone. Il faut par exemple un permis pour emprunter certaines routes. Muni de ce permis, le bénéficiaire est cependant suspect, contrôlé et retardé dans ses déplacements quand il n’est pas refoulé en vertu d’un prétexte évoqué pour l’occasion, ce qui explique qu’un Palestinien peut vivre toute sa vie sans jamais rencontrer ses oncles, ses tantes ou ses cousins. Quand il n’est pas refoulé, le Palestinien peut aussi faire l’objet d’une détention administrative de façon tout à fait arbitraire, le temps d’une « vérification » qui peut, dans certains cas, prendre six mois et être reconductible pour six mois supplémentaires.
Le chômage est un dommage collatéral qui aggrave la situation des Palestiniens. Pour prendre un exemple : l’agriculture qui représentait traditionnellement plus de 35% du revenu intérieur brut n’en représente actuellement plus que 3%. Car Israël contrôle les ressources, les oliviers palestiniens se retrouvent derrière des murs, les puits sont interdits d’accès et le commerce est complètement entravé. Israël a même imposé l’obligation d’un permis pour posséder des outils agricoles. Et si les oliviers continuent à être exploités, c’est parce qu’ils demandent beaucoup moins de soins que les vignes qu’ils ont ainsi remplacées. L’expropriation concerne 80% des terres arabes et les expropriations sont justifiées pour créer les colonies juives.
La politique générale d’Israël est d’anéantir tout espoir, poursuit-elle. « Ils nous poussent au désespoir, pour que les Palestiniens deviennent des ombres d’eux-mêmes, qu’ils perdent toute volonté de résistance, qu’ils capitulent. La capitulation conduit à la dépression collective et au désir de vengeance.
Les Palestiniens dès leur naissance sont traités comme des suspects, ils doivent en permanence prouver leur innocence. Nous sommes fouillés, interrogés, tout le temps, partout. Quand on voyage, quand on va travailler, quand on se déplace simplement. Lorsqu’on se présente à un checkpoint on n’est jamais sûr qu’on puisse passer. Des femmes enceintes se retrouvent bloquées au checkpoint, certaines accouchent sur place et des nouveau-nés y meurent. Toutes ces stratégies, ces humiliations quotidiennes, la violence généralisée, les détentions sans procès, le chômage, la fragmentation sociale ont des effets dévastateurs ».
LA PRISON COMME ARME DE DESTRUCTION MASSIVE
Sans pour autant être délinquant, il suffit qu’un Palestinien se trouve au mauvais endroit au mauvais moment pour être suspect et éventuellement coupable d’un manque d’humilité. Car ce sont les Israéliens qui créent le récit, sèment la propagande et traumatisent les Palestiniens en les traitant comme des inférieurs. La politique sioniste qui exerce son contrôle jusque dans l’intimité arrive même à menacer la solidarité palestinienne en obligeant les individus à vivre sous une menace perpétuelle et à devenir des ombres d’eux-mêmes.
Dr Samah Jabr : « 20% du peuple palestinien, soit 40% des hommes, ont vécu la prison. Les enfants peuvent être arrêtés à partir de l’âge de 12 ans ! En prison, les hommes subissent souvent la torture. La torture est un traumatisme qui produit des changements profonds de la perception de soi, des autres et du monde, puisqu’elle est pratiquée par d’autres êtres humains. Et lorsqu’ils sont libérés, ces hommes ramènent toutes leurs souffrances dans le milieu familial. L’homme qui était un père, qui représentait l’autorité, la sécurité, après son séjour en prison revient, démoli psychologiquement. Il passe son temps à fumer des cigarettes devant la télé, cela engendre un changement de statut et c’est le fils aîné qui doit prendre la relève. »
Il faut savoir aussi que les enfants peuvent être – et sont – arrêtés, interrogés et détenus par l’armée israélienne s’ils sont accusés d’avoir jeté des pierres. Jugés par des tribunaux militaires, ils encourent jusqu’à vingt ans de prison. En outre, tout comme les adultes, ils peuvent être placés en détention préventive. Rarement accompagnés par un parent et ignorants de leurs droits, le risque est grand qu’ils signent de faux aveux sous la pression ou la menace. « Quand on vient chercher un enfant au milieu de la nuit pour l’arrêter, le père ne peut rien faire. En prison, les israéliens lui disent que ce sont ses amis, ses cousins qui ont donné son nom. Quand l’enfant sort de prison, l’image et l’autorité du père sont complètement détériorées, il n’a plus confiance en personne, les dommages psychiques sont considérables. »
Beaucoup de femmes pensent que mettre des enfants au monde est une forme de résistance. Mais au-delà de cela, le rôle de la femme est primordial pour le soutien de la famille, la cohésion sociale. « Les femmes maintiennent la structure familiale face à l’humiliation des pères lorsqu’ils échouent à protéger leurs enfants ou qu’ils sont absents car emprisonnés ».
Mais que fait la communauté internationale ?
Samah Jabr regrette le peu de réactions des instances internationales, notamment par rapport à la situation des enfants. L’OMS et l’Union européenne reçoivent les rapports annuels rédigés en concertation avec les ONG sur la santé mentale, les problèmes de santé publique, les mauvais traitements lors des interrogatoires, les arrestations des mineurs. Les autorités internationales sont au courant mais il y a un manque de volonté évident de prendre des résolutions à l’encontre d’Israël. « Il y a beaucoup de silence quand il s’agit d’Israël. Les Européens hésitent beaucoup à critiquer Israël à cause de l’Histoire et de la culpabilité de la Shoah. Sans oublier qu’Israël ne se laisse pas critiquer sans en faire payer le prix à ceux qui s’y osent. Israël a commis beaucoup de crimes mais pas une seule fois il n’a payé, il viole les droits de l’homme, les résolutions internationales, comme si les droits de l’homme ne s’appliquaient pas aux Palestiniens ! »
Malgré tout, chacun trouve de l’aide dans son entourage quand il en a besoin. Cet esprit de solidarité se manifeste plus visiblement au sein des familles et dans les villages et pallie l’absence de toute sécurité sociale. La société palestinienne résiste du mieux qu’elle peut et Samah Jabr veut en témoigner. Partout où elle peut faire entendre sa voix, elle dénonce, elle commente, elle explique.
« Les Palestiniens ont l’espoir qu’il y aura une justice à un moment. Ils pensent qu’ils doivent rester en Palestine car c’est leur devoir mais aussi leur droit que de continuer à y vivre. Ils essaient de garder leur volonté. Mais en Palestine, il est plus facile de vivre sans volonté, cela représente moins de risques. Les tortures et les emprisonnements empêchent le changement. Les attaques répétées contre les biens et les personnes perpétrées par les militaires et les colons, la confiscation des terres, le morcellement du territoire palestinien anéantissent petit à petit les volontés. Mais cet état psychologique est aussi sous l’influence collective des politiques palestinienne et internationale qui peuvent les pousser à abandonner. Dans la presse, on parle beaucoup des actes de résistance armés qui dans la plupart des cas sont mortels, mais la plupart des Palestiniens veulent participer à des actes non violents, des actions collectives témoignant d’un engagement moral et éthique. »
« Les valeurs donnent du courage et la joie de faire », conclut-elle. Elle se réjouit du soutien du groupe turc Human Rights Watch, comité indépendant de défense des droits de l’homme, et de celui du Programme d’Action d’Istanbul en faveur des PMA (pays moins avancés) qui inclut la Palestine dans les 48 pays concernés par son protocole. Et, puisque les problèmes de santé mentale sont sa priorité, elle coopère avec l’université de Washington pour observer les spécificités qu’elle observe dans son quotidien afin de les documenter et de mieux les traiter. Elle attend des associations (telles que le MOC) qu’elles témoignent, documentent, informent la communauté internationale de l’ampleur des conséquences de l’occupation. Car si les mauvais traitements ne cessent pas, les efforts thérapeutiques sont dénués de sens. « Notre travail n’est pas d’apprendre aux Palestiniens à accepter l’occupation ! Il faut que les droits fondamentaux soient restaurés en Palestine. »
1. Le Dr Samah Jabr est l’auteure du livre Derrière les fronts – Chroniques d’une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation, paru aux Editions Premiers matins de novembre, 172 p.
–