Faire soi-même, c’est aussi… un business (Janv.-Févr. 2021)
Autrice Monique Van Dieren, Contrastes Janvier-Février 2021, p.6–8
Le Faire soi-même n’est pas seulement pratiqué de manière collective en éducation permanente, c’est aussi une nouvelle attitude individuelle d’autoproduction qui peut cependant revêtir un aspect militant de remise en question de la société de consommation. Cette pratique se répand, et le marché a bien pris conscience du potentiel que représente cette évolution.
La tendance au Faire soi-même n’est pas récente. Elle s’est surtout développée dans les années ’70 où, dès cette époque, des mouvements de contestation de la société de consommation ont vu le jour. On attribue la naissance de ce mouvement à la publication par Steward Brand en 1968 d’un catalogue d’informations, d’astuces et de conseils pour promouvoir, via l’autoproduction et la créativité, des alternatives à la consommation de masse standardisée1.
Depuis une dizaine d’années, la pratique individuelle du Faire soi-même s’est étendue grâce aux réseaux sociaux (et en particulier YouTube) qui diffuse des millions de tutoriels pour aider les consommateurs à réaliser eux-mêmes leurs produits. Les inquiétudes grandissantes par rapport à l’évolution du climat et l’épuisement des ressources naturelles ont également amené de plus en plus de personnes à remettre en question la surproduction de biens de consommation au détriment de la santé de la planète. C’est le début des initiatives de transition, dans lesquelles les pratiques individuelles et collectives de Faire soi-même ont pris tout leur sens.
Mais comme le business n’est jamais très loin, cette tendance pleine de vertus pour le bien-être personnel et collectif est devenue également un créneau commercial en pleine expansion.
Un phénomène en expansion
En termes de marché commercial, le phénomène prend de l’ampleur dans tous les domaines, mais c’est surtout dans le domaine du bricolage et de la construction que le Do it yourself se développe le plus, en particulier avec la crise sanitaire. De nombreuses sociétés se sont spécialisées dans la vente de produits prêts-à-monter et les conseils aux particuliers qui veulent mettre la main à la pâte plutôt que de faire appel à des professionnels. Les grandes enseignes de bricolage surfent aussi sur la vague en proposant des ateliers pratiques, des tutoriels sur Internet, de la publicité ciblée sur les réseaux sociaux afin de séduire un nombre de plus en plus important de personnes animées par le plaisir de bricoler ou de créer. A côté des salons de la construction, ceux qui mettent en avant la création et le savoir-faire ont aussi le vent en poupe.
« De nouvelles sociétés débarquent sur le marché tellement la demande serait forte », explique Valérie Mahy2 qui a interrogé plusieurs responsables de ces sociétés d’un nouveau genre dans le domaine de la construction et du bricolage. Ceux-ci expliquent que la forte demande s’explique notamment par le souci d’économie, le manque de professionnels disponibles… et l’accroissement du temps libre, en particulier pendant le confinement.
C’est également dans le jardinage et la cuisine que le faire soi-même fait son grand retour, avec cette fois des motivations plus environnementales et de santé. Ici aussi, le confinement a renforcé cette tendance. Durablement ou non, la question est ouverte.
A notre connaissance, il n’existe pas d’études ni d’enquêtes belges sur les pratiques liées au Faire soi-même ni au poids économique qu’elles représentent. Du côté français, l’Observatoire Société et Consommation a réalisé en 2016 une vaste enquête3 sur les activités les plus pratiquées, ainsi que le profil et les motivations de celles et ceux qui les pratiquent. Dans la foulée, il a créé l’Observatoire du Faire, tant cette tendance prenait une place importante et spécifique dans les nouvelles pratiques de consommation. D’après cette enquête (estimation sur base des budgets évalués par les pratiquants eux-mêmes), le chiffre d’affaires de ce secteur s’élèverait à 95 milliards d’euros par an.
Les pratiques prises en compte dans l’enquête sont de type « loisirs actifs » au sens large. Le Top 4 des activités de loisirs pratiqués français sont les jeux de société, le bricolage (61% des Français), le jardinage (57%) et la cuisine (56%). Viennent ensuite le sport, la photo, les brocantes, la fabrication ou transformation d’objets, le dessin, la prière ou la méditation (sic), la couture ou le tricot. On peut supposer que les pratiques sont similaires dans notre pays.
Le plus souvent, ces activités sont pratiquées seul (parfois entre amis), mais de nombreuses personnes déclarent souhaiter participer à des ateliers organisés par des enseignes commerciales pour confectionner des produits ou apprendre à bricoler. Il n’y a pas que l’éducation permanente qui surfe sur le « besoin de collectif » !
Des pratiques plutôt élitistes
Toujours selon l’Observatoire Société et Consommation, le capital économique et le capital culturel restent des paramètres déterminants dans les activités pratiquées par les Français. Les individus sans diplôme ont pratiqué en moyenne 3,4 activités, tandis que les universitaires en ont pratiqué près de 7 (le double). Si les adeptes du « faire » sont davantage représentés parmi les plus aisés, ils le sont aussi davantage chez les jeunes et chez les femmes.
Ce constat, qui concerne les pratiques individuelles et la France, doit cependant nous interroger sur l’accès de tous à des pratiques collectives telles que les jardins partagés, les ateliers de produits d’entretien ou autres développés en éducation permanente.
Des motivations très diversifiées
Comment expliquer l’engouement pour ces pratiques ? Les motivations des pratiquants du Faire soi-même sont nombreuses. Les raisons écologiques sont souvent citées, mais aussi la volonté de faire des économies, la remise en question du modèle d’hyperconsommation (« être plutôt qu’avoir »), la volonté de mettre en pratique ses convictions, la réalisation de soi à travers des activités créatives, l’expression de sa personnalité, la nécessité de déconnecter d’un quotidien stressant, une forme de gratification/fierté personnelle/valorisation de soi, un besoin de consolider son identité et son sentiment d’autonomie, mais aussi une manière de tisser des liens autour d’un projet commun. « C’est une réponse à une quête de sens et bien souvent, des opportunités de lien social authentique basés sur des centres d’intérêt partagés », explique Philippe Moati4. Le sociologue Ronan Chastellier évoque quant à lui cet engouement par le fait de faire de plus en plus des métiers statiques ou intellectuels qui ne permettent pas de matérialiser le fruit de son travail.
Jacqueline macou-Pixabay
Pour Edeni, une association française de promotion de la transition écologique, plus qu’un passe-temps, il s’agit d’une véritable philosophie qui permet à chacun de s’épanouir en consommant mieux. « Alors que nos parents ou grands-parents savaient utiliser leurs dix doigts pour un tas de choses, nous avons oublié de travailler de nos mains et d’apporter un aspect personnel et unique à nos objets du quotidien. C’est passer du temps sur la confection d’un objet, prendre du plaisir, se tromper, recommencer, pour finalement ressentir un sentiment de fierté et d’épanouissement une fois l’objet terminé. Les réseaux sociaux ont permis de créer de véritables communautés actives et de partager des savoir-faire5 ». Bien qu’importantes, ces motivations nous éloignent un peu des motivations « politiques » de cette pratique collective en éducation permanente, mais il est nécessaire de les prendre en considération.
Des stratégies commerciales « centrées sur l’expérience client »
De plus en plus de sociétés redéfinissent leur stratégie commerciale en surfant sur cette
vague. Elles vantent de plus en plus les bienfaits personnels du Faire soi-même sur leurs sites internet.
Pour Philippe Moati, « Il est de l’intérêt des entreprises de participer à la promotion du « faire ». Notamment en aidant les personnes à accomplir les premiers pas, à engager l’effort initial, par la conception de produits qui facilitent la tâche, par l’engagement aux côtés des clients dans la construction des compétences ». Toujours selon lui, c’est le modèle de consommation fondé sur l’avoir qui est fatigué. « Nombre d’études montrent à quel point le sentiment de bien-être ne croît pas avec l’avoir… » Ce glissement du centre de gravité de la consommation de l’avoir vers l’être et le faire est perceptible. Celui-ci est convaincu que les marques, qui ont saturé la promesse du bonheur par l’avoir, disposent à présent d’un nouveau terrain de jeu…
Vers l’injonction au minimalisme ?
On peut cependant se poser la question de savoir si ces aspirations à se tourner davantage vers « l’être » que sur « l’avoir » représentent réellement un refus de la société d’hyperconsommation. Sous le titre provoquant « La société de consommation est morte, vive la société de consommation », Jean-Laurent Cassely6 soutient l’idée qu’en réalité, cette tendance pourrait renforcer les dimensions les plus néfastes de la consommation. Pour lui, « c’est la fin d’une certaine consommation centrée sur l’accumulation de biens matériels. Celle-ci s’est depuis déplacée vers les expériences et l’immatériel. En tout cas, sous certaines latitudes et dans certains groupes sociaux privilégiés. Les biens matériels subissent comme une décote statutaire, puisqu’ils deviennent communs à tout le monde ». Pour lui, un des marchés qui pourrait croître sur cette contradiction d’une dé-consommation marchande est celui du « faire ». Il cite Olivier Badot7 pour qui la critique de la consommation est devenue elle-même une expérience de consommation, dans des magasins (et sur des sites internet) qui mettent en scène une sorte de « marketing du démarketing ».
Pour Jean-Laurent Cassely, la nouvelle société de consommation étant davantage centrée sur les désirs d’expression de l’individu, elle est en réalité plus perverse, car la quête du bien-être est une recherche encore bien plus insatiable que celle de l’accumulation d’objets. « L’injonction au minimalisme ascétique a pour conséquence de générer de nouveaux modes de consommation, un véritable excès de moins, qui n’est au final plus du tout minimaliste. En quelque sorte, une manière de se distinguer selon une logique inversée : plus vous êtes riches, moins vous possédez ».
En conclusion, le faire soi-même pratiqué de manière individuelle possède donc plein d’atouts sur le plan personnel et collectif, mais n’est pas à l’abri d’une récupération commerciale ni d’une évolution des modes de consommation qui peuvent être contreproductives par rapport aux objectifs escomptés.
L’AUTOPRODUCTION ACCOMPAGNÉE
Le PADES, Programme d’Autoproduction et Développement Social, est une association française créée en 2002. Elle propose aux pouvoirs publics locaux des programmes d’accompagnement à l’autoproduction en proposant un soutien technique et parfois social, principalement aux ménages en difficulté.
L’autoproduction est synonyme d’autoconsommation, mais si le PADES parle d’autoproduction, c’est pour insister sur le fait qu’il y a bien là production de richesse économique. L’autoproduction étant tout ce qu’une personne ou un ménage produit pour lui-même et qu’il pourrait acheter à l’extérieur.
Son objectif est de faire de l’autoproduction un levier d’innovation sociale et de lutter contre ce qu’il appelle l’économisme, en proposant de nouveaux rapports entre économie monétaire et non monétaire, entre ce qui est habituellement considéré comme économique et non économique1.
Le choix de cibler plutôt les populations modestes est une réponse au paradoxe que ce sont ceux qui auraient le plus besoin de recourir à l’autoproduction pour améliorer leur niveau de vie qui ont le plus de difficultés à y accéder. C’est donc un des moyens de lutter contre les inégalités et contre l’exclusion.
Le Faire soi-même pose cependant la question du rapport entre le travail rémunéré et non rémunéré, autrement dit entre l’emploi et le travail ; concurrents ou complémentaires ? Valoriser le travail non rémunéré pourrait amener à ce que l’autoproduction se développe au détriment des travailleurs/artisans/producteurs locaux qui tirent un revenu de leur activité.
1. Autoproduction accompagnée, innovation sociale et sociétale, Guy Roustang, PADES, 2011
https://www.padesautoproduction.net/Documents/APA-innovation%20societale.pdf
1. Whole Earth Catalog, Access to Tools, Steward Brand,1968, cité par Nabil Mahieddine sur LinkedIn
2. Article publié le 21/01/21 sur le site de la RTBF https://www.rtbf.be/info/societe/onpdp/detail_le-do-it-yourself-booste-par-la-crise?id=10679261
3. Enquête réalisée auprès de plus de 5.000 Français. Résultats de l’enquête publiés dans Le Monde du 05–02–2017 https://www.lemonde.fr/blog/alternatives/2017/02/05/bricolage-codage-fait-main-lobservatoire-du-faire-decortique-les-activites-des-francais/#more-8280
4. Co-président de l’ObSoCo, l’Observatoire Société et Consommation
5. Do It Yourself : le grand retour du fait maison, Edeni, août 2020
https://medium.com/edeni/do-it-yourself-le-grand-retour-du-fait-maison-328635a26dd
6. La société de consommation est morte, vive la société de consommation http://www.slate.fr/story/137069/societe-consommation-est-morte-vive-societe-consommation
7. Olivier Badot, Consommations émergentes, ouvrage collectif paru aux Editions Le bord de l’eau