« IL EST TEMPS DE DEMANDER AUX RICHES D’ÊTRE SÉRIEUX ! » (Août 2021)
Propos recueillis par Laurence Delperdange, Contrastes Août 2021, p 14 à 17
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Paul Jorion est un anthropologue, sociologue, essayiste, professeur d’université. Ses essais portent surtout sur l’économie capitaliste, la finance et l’avenir de l’humanité. Auteur de nombreux ouvrages qui analysent et interrogent le système économique capitaliste, il propose des pistes qu’il partage dans les médias et les cénacles politiques. Il collabore, entre autres, à la revue Trends-Tendances.
En novembre 2017, nous invitions Paul Jorion à donner une conférence à Nivelles : En finir avec l’ogre capitaliste ? Une urgence. Et en sous- titre : Vers un nouveau monde. Des pistes d’espoir. Celle-ci suivait de peu la sortie de son livre Se débarrasser du capitalisme, une question de survie1. Un peu moins de trois ans plus tard, le Covid-19 envahissait la planète. Repenser le fonctionnement de notre système économique est plus que jamais d’actualité.
Contrastes a rencontré Paul Jorion, dont on peut retrouver toute l’actualité sur son blog qu’il présente lui-même comme « le seul blog optimiste du monde occidental ».
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Contrastes : Aujourd’hui, face à la crise sanitaire, on assiste à un endettement énorme (et solidaire, il faut le souligner) des États européens. Comment voyez-vous cette situation ? Et comment éviter l’aggravation des inégalités au moment où il faudra rembourser les dettes énormes contractées ?
Paul Jorion : On avait pu le constater en 2008 avec la crise des subprimes, on le constate à nouveau aujourd’hui : les États interviennent – heureusement – quand il le faut. Si nous vivons dans des systèmes où on nous laisse en- tendre que le secteur privé peut s’occuper de tout – la fameuse « main invisible » d’Adam Smith2 -, cette idée ne fonctionne pas quand tout va mal. Ce qui est le cas aujourd’hui.
Face à l’urgence, dans le système actuel, il faut qu’une entité supérieure intervienne. Dans une situation de crise, c’est toujours l’Etat qui vient avec l’ardoise. Et comme il n’a pas de ressources en soi, il doit se tourner vers les contribuables qui vont payer pour les erreurs du secteur privé. On appelle cela la privatisation des gains et la socialisation ou mutualisation des pertes. Chaque fois, on nous explique que c’est exceptionnel. Mais comme on ne change rien à ce système (sauf quelques détails), on répète ce mode de fonctionnement.
Le problème c’est que l’Etat, étant donné qu’il a des rentrées en permanence via l’impôt, peut se sentir de plus en plus libre d’emprunter davantage. Et comme il intervient chaque fois qu’il y a une crise, les dettes peuvent s’ac- cumuler jusqu’au moment où il ne peut plus rembourser les emprunts. C’est alors une banqueroute de l’Etat. Avec des conséquences en chaîne : pour couvrir ce risque potentiel, les prêteurs demandent une prime de risque aux Etats qui, comme ce fut le cas pour la Grèce, peut amener à contracter des emprunts à des taux s’élevant jusqu’à 60%. La monnaie est alors soutenue par une économie qui est par terre. D’où inflation. Tout devient plus cher, les produits de l’exportation (80 à 90% des produits) deviennent impayables. Bref, l’économie a du mal à repartir. Et une annulation des dettes entraîne un manque de confiance des prêteurs. Les prêteurs ne font plus confiance à l’Etat pendant dix ans, à moins qu’il y ait une garantie extérieure, comme celle de la zone euro.
Aujourd’hui, on est intervenu à un niveau qui n’est pas celui d’une simple récession3. On entre dans une zone de pertes de l’ordre d’une dépression, allant jusqu’à 10 à15%… alors qu’on peine à maintenir une croissance, les pertes se situant en matière de valeurs ajoutées. Il va donc falloir se réorganiser autrement.
Le confinement a amené de nouvelles habitudes : la diminution de l’utilisation de la voiture, le télétravail… Tout cela est plutôt positif. Sur le plan sanitaire, on s’achemine peu à peu vers une immunité collective. Mais on n’est pas sorti de la crise, et la question de la dette publique considérable doit être prise en compte. On ne peut faire payer l’addition aux jeunes, confrontés à un chômage de masse.
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Eviter le scénario catastrophe
- Quelles pourraient donc être les nouvelles règles à mettre en place pour prévenir le pire des scénarios ? Et ne pas faire peser sur les générations futures le prix de ce fonctionnement ?
Aujourd’hui, tout concourt à se débarrasser du travail et on y arrive progressivement avec le numérique. La machine commence à travailler à la place de l’être Or, on n’a pas encore tenu compte de cette évolution… Et dans le même temps, on n’a pas encore repensé la question de la dette publique, les Etats continuant à emprunter comme avant et à se tourner vers les contribuables pour financer le remboursement. La seule véritable solution serait de confisquer une partie de la richesse là où elle est pour renflouer le stock et relancer la machine de l’Etat. Il faudrait une véritable solidarité nationale. Or, notre système est organisé de telle façon que les plus riches ponctionnent nécessairement au passage.
Tant que l’on évaluera une économie en termes de PIB, c’est-à-dire la somme des valeurs ajoutées et donc en mesurant le taux de croissance, on ne sortira pas de là. Les profits et les bénéfices proviennent de la production et de la revente de celle-ci en réalisant un bénéfice, et les taxes seront prélevées là-dessus. Seuls les marchands, les industriels (que Marx appelle les capitalistes) font du profit. Or, il faut qu’ils se départissent d’une partie de cet argent pour qu’il soit remis dans le circuit et contribue à augmenter le pouvoir d’achat.
Mais ce n’est pas le cas aujourd’hui. Les industriels ne seraient pas gênés de vendre uniquement des produits destinés, vu leur coût, à une minorité. Les travailleurs sont de plus en plus dévalorisés en termes de rapport de forces, beaucoup d’emplois disparaissant avec la progression de la numérisation. Par exemple, dans les années 90, les employeurs ont pu économiser pas mal d’argent en supprimant les emplois de sténodactylos. La numérisation a aussi contribué à augmenter la productivité des travailleurs et donc de la valeur ajoutée. Or, il n’y a pas eu proportionnellement de retombée sur les salaires. L’argent de cette valeur ajoutée est parti en dividendes. Cela tue entièrement l’économie en augmentant la concentration de la richesse. Aujourd’hui, huit personnes détiennent la moitié de tout l’argent mondial. Et on ne veut pas affronter ce problème.
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- Des solutions existent donc pour renflouer les caisses des Etats ? Pourquoi, ce qui paraît évident, est-il si difficile à faire entendre ?
En 2012, il était question de la taxe Sismondi (taxe robot) prélevée sur l’argent créé par la On voit qu’aujourd’hui, la richesse créée avec la numérisation, part en dividende. Sismondi4 au 19e siècle défendait déjà l’idée que toute personne remplacée par une machine doit pouvoir percevoir une partie de la richesse créée par cette machine. Cette idée a été envisagée au Parlement européen, puis elle a été enterrée.
Du côté de la gauche, on croit en une sorte de théorie moderne de la monnaie selon laquelle on pourrait emprunter à l’infini, créer autant de monnaie que nécessaire, sans problème.
Or, le marché (et donc l’argent) crée un rapport de forces qui lui est favorable. Il a la main sur la fixation des taux d’intérêt, et cela a des conséquences en chaîne sur l’économie et les capacités financières des Etats. La théorie moderne semble ignorer qu’il y a une mécanique subtile reliant la dette publique et les taux pratiqués (les mêmes que pour toute l’économie). Il y a deux raisons pour lesquelles les taux peuvent monter. Quand ça va beaucoup mieux et quand ça va mal parce qu’on demande aux Etats une prime de garantie, une prime de risque… On est face à une spirale qui détruit l’économie à terme. Il faut donc prendre le taureau par les cornes. Certains continuent à brandir la menace de la délocalisation. Mais le moment est venu de demander aux riches d’être sérieux.
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- Outre ces éléments qui freinent un processus de révision du système économique, vous en appelez à une éthique, à une solidarité nationale. Certains Etats refusent d’aller vers une taxation de la spéculation. Comment expliquer cela ?
Dans L’avare de Molière, le riche s’accroche à sa cassette remplie de ses pièces d’or… Mais, cette fois, l’exemple nous vient des Etats-Unis. Le président Biden dit en effet qu’il faut ponctionner les riches pour qu’ils contribuent davantage.
On ne peut continuer à pomper, pour le remboursement de la dette publique, sur l’argent des générations à venir. Il faut que la machine contribue.
Or, les gains engendrés par la machine ne sont pas pris en compte dans les règles comptables. Il faut donc introduire cela dans les comptabilités. On ne paie pas de salaires aux robots, et donc la richesse qu’ils contribuent à produire doit être redistribuée.
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- Si ces recettes ne sont pas appliquées, par manque d’une réelle volonté politique, on va vers de nouvelles politiques d’austérité ?
Les gouvernements devraient savoir que s’ils font semblant de ne pas comprendre, ça finira par se voir. Et ça peut remettre l’Etat en Bismarck, chancelier de l’Allemagne unifiée au 19e siècle5 menait une politique de droite, mais il a pourtant contribué à l’invention de la sécurité sociale. Pourquoi ? Parce qu’il craignait une révolution. Aujourd’hui, on l’a vu avec les Gilets jaunes, les gens sont en colère. Et ils se rendent compte qu’ils représentent une force.
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- Quel pourrait être un plan de relance ?
Il faudrait, entre autres, revaloriser les salaires des personnes qui travaillent plein temps et vivent néanmoins sous le seuil de pauvreté. Qu’on paie convenablement les personnes qui effectuent des tâches ingrates et aussi qu’on investisse dans les infrastructures qui vont dans le sens d’une On le sait : la pollution tue. On devrait repenser un certain nombre de choses. C’est le moment.
Aujourd’hui, les grandes entreprises pratiquent une sorte de chantage à l’emploi alors qu’elles ne sont plus disposées à en créer. Les dégrèvements d’impôts octroyés aux entre- prises ne profitent qu’aux actionnaires, et aucun mécanisme n’a été mis en place pour pal- lier à ces manques à gagner.
De l’élaboration de propositions à leur concrétisation
- Il faut donc impérativement changer le rapport de forces. On entend beaucoup qu’il faut changer le récit. Qu’en pensez-vous ?
Il y a des problèmes à résoudre. C’est du concret. Il faut donc des propositions politiques. Parler de récit est une manière de disqualifier cela. Il faut compter sur ce que l’on peut faire soi-même. Il faut du politique. Sur le mécanisme des taux d’intérêt, on est tous d’accord sur le fond.
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- Lorsqu’on parle de politique, on ne peut aujourd’hui ignorer la montée de l’extrême droite. Comment prévenir ce danger ?
Dans les années 30, l’Allemagne nous a montré que le milieu du grand capital peut s’accommoder d’une extrême droite… Le danger est donc que le grand capital refusant de faire la moindre concession encourage l’extrême droite. Il est tentant de laisser les minorités se battre entre C’est le cas aux Etats- Unis. On laisse les minorités se taper dessus les unes sur les autres, puisque c’est en majorité les blancs qui ont de l’argent.
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- Quels seraient les écueils à éviter absolument pour ficeler un plan de relance ?
Il faut réfléchir à la planification ; des planifications impératives, comme il y en avait L’Etat relevait les besoins et voyait comment y répondre. Par exemple aujourd’hui, on constate que beaucoup de jeunes ne trouvent pas d’emploi. Comment remédier à cela sur base d’une analyse plus fine ? Beaucoup de consultations sont organisées mais qui ne découlent jamais sur des décisions. Or, les propositions ne manquent pas. On peut par exemple se demander si on a tiré les leçons de la crise de 2008. Il semble que ceux qui ont rédigé les conclusions ne sont pas ceux qui prennent les décisions.
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- On ne tire donc aucune leçon du passé, aucune réponse nouvelle n’est apportée, les conclusions ne sont pas suivies d’actes. Les crises s’accumulent. Celle-ci, inédite puisqu’elle touche de plein fouet à la santé, à la vie de tous les citoyens du monde, a-t-elle de quoi amener de réels changements ?
L’idée qu’on vit en société devrait On est dans un individualisme forcené. On entend peu les intellectuels. On fait une très grande confiance aux économistes. Or, l’économie est un savoir qui a été très biaisé par les financiers. On a gommé, dans les manuels d’économie, les chapitres qui abordaient la question de la propriété privée, des rapports conflictuels entre les classes sociales. Or, ce sont deux questions centrales. Avant, il était question d’économie politique.
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- Votre confiance dans la capacité des citoyens à se mobiliser pour résister et faire en- tendre leur voix ne peut que nous encourager à poursuivre nos actions.
Nous sommes sur la même longueur d’onde. Il faut soutenir des idées comme celles-là.
Dans son dernier ouvrage « Comment sauver le genre humain », paru en mars 2020, qu’il cosigne avec Vincent Burnand-Galpin, un étudiant à l’ENSAE ParisTech et à Sciences Po Paris, Paul Jorion interroge à nouveau cet étrange et dangereux paradoxe : alors qu’à titre individuel, nous n’avons jamais été aussi riches et en bonne santé (c’était avant la crise sanitaire et le « sauvetage » vaccinal), la survie de l’espèce humaine dans son ensemble n’a jamais été aussi menacée.
Ce livre est une invitation à mettre à profit nos connaissances, à se mobiliser et à « engager nos États dans un effort de guerre » pour garantir une véritable transition humaniste, sociale et écologique vers un monde remis à neuf (en y intégrant cette fois, la menace pandémique). Pour les auteurs, la rébellion contre l’extinction est désormais en marche.
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Paul Jorion, Se débarrasser du capitalisme est une question de survie, Fayard, 2017
- Adam Smith : économiste écossais né en 1723. Les sciences économiques l’ont très rapidement élevé au rang de fondateur. Le courant libéral, autant économique que politique, en a fait un de ses auteurs de référence. Auteur de La richesse des nations. Ce qui donne toute sa valeur à l’œuvre de Smith est la synthèse qu’il fait de la plupart des idées économiques pertinentes de son époque.
- En économie, on appelle récession : un phénomène de ralentissement du rythme de la croissance économique. On appelle dépression une forme grave de crise qui se caractérise par un ralentissement important et durable de l’activité économique : production, investissement, consommation. La dépression est associée à une baisse des prix et à une forte augmentation du chômage. La dépression se distingue ainsi de la récession qui est une crise passagère.
- C.L. Simonde de Sismondi est un essayiste et économiste suisse né fin du 18e siècle. Il défendait l’idée que « l’introduction de nouvelles machines ne profite qu’au patronat. En effet, les profits grossissent alors que les salaires restent les mêmes. Il considère que cette augmentation des capacités de production va mener à des faillites : la consommation ne peut pas suivre le surplus de production puisque les ouvriers ne sont pas payés à leur juste valeur. La concurrence incite les entreprises à investir sans cesse, ce qui cause des faillites en chaîne ». ll prônait une juste redistribution des richesses.
- Otto von Bismarck, né en 1815, a été ministre-président du royaume de Prusse de 1862 à 1890 et chancelier de la confédération de l’Allemagne du Nord de 1867 à 1871 avant d’accéder au poste de premier chancelier du nouvel Empire allemand en 1871. Il a joué un rôle déterminant dans l’unification+