INTERVIEW CELINE NIEUWENHUYS « LE DROIT À L’ASSISTANCE A DISPARU » (Avril 2022)
Propos recueillis par Samuel Legros, Contrastes avril 2022, p 11 à 14
Céline Nieuwenhuys est Secrétaire générale de la Fédération des services sociaux, qui représente plus d’une trentaine de services sociaux de première ligne à Bruxelles et en Wallonie. Sur base de son expérience, elle dénonce le caractère abstrait et déconnecté des droits sociaux qui ne parviennent pas à toucher le public qui en a le plus besoin. Elle appelle l’Etat à apporter ces droits « sur un plateau d’argent ».
Contrastes : Sur base de votre expérience, comment définiriez-vous le non-recours aux droits sociaux ?
Céline Nieuwenhuys : La première chose à mettre en avant, et la plus essentielle selon moi, c’est l’information. Je vais donner un simple exemple : dans ma commune, on a droit à un remboursement pour les activités extrascolaires des enfants. C’est écrit nulle part. C’est la première chose : la plupart des gens ne savent pas que les droits existent. Chaque fois, cela me choque. Je me demande si on le fait exprès. Manifestement, l’information n’est pas le centre de l’attention politique. Le centre de l’attention, c’est d’avoir une mesure et de pouvoir dire « nous avons une mesure ». Ça c’est le cœur. Le cœur n’est pas de dire « nous avons une mesure et l’objectif est que x % des citoyens, de telle et telle catégorie
socio-économique, bénéficie de cette mesure ». Selon moi, l’enjeu est d’identifier pour n’importe quelle politique (dans le domaine de l’aide sociale mais aussi pour la fiscalité, pour l’urbanisme, pour les loisirs, pour le sport, etc.), comment celle-ci va toucher le public le plus précaire. Comment cette mesure va toucher la mère de famille isolée avec trois enfants qui travaille toute la journée ? Comment cette personne va-t-elle être mise au courant de son droit ? Aujourd’hui, ces mesures n’atteignent pas les publics qui en ont le plus besoin. Ensuite, il faut dénoncer les multiples obstacles qui existent entre l’individu et le droit auquel il pourrait accéder. Des obstacles qui sont autant de probabilités d’abandon.
D’abord le fait que la personne ne soit pas au courant. Si elle est mise au courant, est-ce qu’elle va arriver à déposer un dossier ? Si elle y arrive, est-ce qu’elle va aller jusqu’au bout de la procédure ? Si elle essuie un refus, est-ce qu’elle va faire un recours ? Etc. Il y a plein d’endroits où on perd les gens. Et malheureusement, ce sont ceux qui en ont le plus besoin qu’on perd. A tous ces différents niveaux.
Que préconisez-vous ?
Pour ce qui concerne l’accès aux droits, il y a déjà beaucoup d’éléments dans les textes de loi, il y a finalement peu à ajouter. La question est donc plutôt de savoir comment on rend ces droits effectifs, concrets. Or, les procédures sont de plus en plus complexes et les services de moins en moins accessibles. Tout le monde est perdu. La grande majorité des gens ne savent plus faire les choses seuls.
Cela fait plusieurs années que les services sociaux deviennent de fait des sous-administrations qui préparent les dossiers pour les CPAS, pour les administrations communales, pour la bourse d’études, pour la banque, pour les fournisseurs d’énergie, etc. Une tendance qui s’est alourdie à la faveur de la digitalisation des services publics et la fermeture physique des bureaux. Deux phénomènes qui étaient déjà amorcés avant la crise du Covid mais qui se sont évidemment amplifiés (on les observe d’ailleurs aussi dans les banques, les mutuelles, etc.). Même au téléphone, l’attente est très souvent interminable.
Les CPAS sont dans la même situation que nous : avec la précarité qui augmente, le nombre de dossiers a à tout le moins doublé ces dernières années mais les effectifs sont loin d’avoir doublé. On se retrouve avec autant d’assistants sociaux pour gérer le double de dossiers. Résultat : les délais s’allongent. Des délais qui étaient déjà étendus vu la complexification toujours plus grande des mécanismes et des procédures.
Pour savoir si quelqu’un peut avoir droit au RIS, on lui demande une kyrielle de papiers et de preuves. Parfois, dans certains CPAS, on se demande si cette complexification ne poursuit pas un but dissuasif (par exemple sur la question de l’aide médicale urgente). Les délais varient aussi beaucoup d’un CPAS à l’autre. Pour certains, il faut parfois attendre 4 mois.
Pensez-vous que les politiques ne sont pas conçues pour les personnes qu’elles sont censées viser en priorité ?
Je pense que les politiques sont assez abstraites. Ce qui compte, c’est de dire qu’on a fait et pas nécessairement de faire. C’est un vrai problème.
Dans les faits, les personnes et les familles ont-elles réellement été aidées ? Quelles plus-values dans leur vie ? C’est impressionnant, mais peu de gens creusent. Ce qui compte, ce sont les symboles. En plus, on constate que les hommes et femmes politiques n’ont pour la plupart aucune mesure de la réalité de ce que vivent les personnes précaires. C’est très abstrait pour eux.
Quand ils parlent de la précarité, ils sont dans l’abstrait. Les mesures qui sont proposées sont en théorie très bien, mais totalement déconnectées de la réalité vécue. On est dans des modèles théoriques, avec des chemins théoriques. Mais dans la vraie vie, ça n’a aucun impact. Et en effet, si je n’avais pas été travailleuse sociale, je ne sais pas si je me serais rendu compte que la manière dont les autorités communiquent passe totalement à côté des publics.
La question du non-recours aux droits devient une thématique centrale seulement à partir des années 1990. Avant cela, l’accès aux droits n’apparaissait pas trop poser de problèmes. Pourquoi, d’après vous ?
J’associe les années 1990 à l’émergence de l’Etat social actif. C’est à ce moment-là que les CPAS ont changé de nom (Voir encadré ci-dessous). C’est Frank Vandenbroucke qui était ministre des Affaires sociales à l’époque. L’Etat social actif se base sur l’idée que si tu veux bénéficier d’un droit, c’est à toi de te bouger. On ne vient plus vers toi pour t’informer de tes droits. En fait, avec l’émergence de cet « Etat social actif », c’est le droit à l’assistance qui a disparu. C’est dramatique.
Dans les années 1990, ce droit à l’assistance est remis en question à travers l’idée qu’on ne peut plus apporter les droits sur un plateau d’argent. Or pour moi, c’est justement nécessaire d’amener les droits des gens sur un plateau d’argent parce que c’est cette considération qui peut venir nourrir la confiance en soi, les envies et donc la mise en projet.
Pour nous, il faut passer de l’Etat social actif à l’Etat social proactif. Dans l’Etat social proactif, c’est l’Etat qui prévoit des mécanismes pour que les gens ne tombent pas dans la précarité.
L’horizon, c’est une sécurité sociale suffisamment forte et proactive pour éviter que les gens ne tombent. Il ne faut pas attendre que les gens aient épuisé toutes les solutions, appauvri leurs parents, leurs proches, avant d’ouvrir les portes du CPAS.
Les CPAS changent de nom. On n’« aide » plus les gens, on les « active »
Jusqu’en février 2004, CPAS voulait dire « Centre public d’Aide sociale ». Avec la modification de la loi organique sur les CPAS, ceux-ci deviennent les « Centres publics d’Action sociale ». A l’image du Minimex (le revenu « minimum de moyens d’existence ») qui devient le « revenu d’intégration sociale » (RIS) en 2002.
Ce changement de nom est révélateur de la philosophie qui a accompagné l’instauration de l’Etat social actif dans les années 1990, où il ne fallait plus « aider » les gens de manière « passive », mais mettre en place des politiques « d’activation » (mise à l’emploi, formations, etc.), dont on a observé la montée en puissance depuis lors.
La déclaration gouvernementale de la coalition ‘violette’ (socialistes et libéraux) de 2003 rappelle clairement les intentions : « on ne peut plus accepter que de l’argent soit gaspillé pour des personnes dont il s’avère clairement qu’elles n’ont absolument aucune envie de chercher un emploi. Un nouveau système sera introduit.
Le contrôle de pointage devenu obsolète est supprimé. Il est remplacé dès le début par un accompagnement individuel du chômeur, l’élaboration d’un parcours adapté pour décrocher un emploi, un parcours qui devra
être scrupuleusement suivi si le chômeur souhaite conserver son droit à une allocation ».
Cette philosophie traduit la disparition des identités et des solidarités collectives au profit de l’individualisme : l’individu est davantage tenu responsable de sa situation. C’est d’abord à lui, et plus à la collectivité, de
gérer les risques et les aléas de l’existence. C’est pourquoi l’Etat se munit d’un certain nombre de dispositifs pour « responsabiliser » les allocataires afin de s’assurer que les efforts attendus sont bien effectués.
Ces mécanismes de contrôle et de conditionnalités alourdissent les procédures d’aide sociale et sont une des causes principales du non-recours aux droits sociaux. Rappelons tout de même que l’article 1 de la loi sur les CPAS n’a pas changé. Il souligne que « toute personne a droit à l’aide sociale. Celle-ci a pour but de permettre à chacun de mener une vie conforme à la dignité humaine ».
Sa vie sur pause faute de carte d’identité
« Je pense à ce jeune qui est venu ici en regroupement familial quand il était mineur. Ça s’est très mal passé avec ses parents et il a dû partir de chez lui. Donc, théoriquement, du point de vue de l’Office des étrangers, il n’est plus dans les conditions lui permettant de rester en Belgique puisqu’il n’est plus à charge des membres de la famille avec lesquels il est venu en Belgique. Il a introduit une demande au CPAS qui avait été acceptée. Il avait son propre logement.Au début du Covid, l’Office des étrangers a constaté qu’il ne rentrait pas dans leurs conditions et qu’en plus il était à charge des pouvoirs publics. Ils lui ont retiré temporairement sa carte d’identité. Il a donc perdu ses droits au CPAS ; il n’a plus de ressources. Il a perdu son logement, il s’est retrouvé avec 1.300 € de dettes de connexion internet parce qu’il n’arrivait plus à payer sa facture. Vu le contexte Covid, la difficulté de joindre les services, ça a mis plus d’un an et demi pour qu’il récupère une carte d’identité parce qu’il n’y avait plus de rendez-vous physiques dans les communes et qu’il était dans l’impossibilité de prendre un rendez-vous en ligne. Le CPAS ne pouvait plus l’aider alors que théoriquement, il avait un titre de séjour. Mais tant qu’il n’avait pas l’objet physique, sa carte d’identité, ils ne voulaient pas l’aider. Donc là, il y a eu un non-recours complet avec un arriéré de plus d’un an sans ressources. Tous les frais de justice se sont accumulés. Pour au final quelque chose qui aurait pu être relativement réglé en deux semaines, ça a mis près de deux ans pour qu’il retrouve sa situation initiale. Il a été bloqué dans ses études parce que sans carte d’identité, il n’avait plus la possibilité de s’inscrire. Sa vie a été mise sur pause pendant deux ans1. »
1. Interview de Joachim-Emmanuel Baudhuin, assistant social, coordinateur du service social des solidarités (SESO), militant auprès du collectif Travail social en lutte
Les CPAS à bout de souffle
Octobre 2021. Luc Vandormael, le Président de la Fédération des CPAS de Wallonie, prévient : les CPAS sont « arrivés au bout des possibles ».
Au fil du temps, les CPAS ont vu leur mission gonfler, tout comme le nombre de bénéficiaires, sans que les moyens ne suivent. Au cours des 15 dernières années, le nombre de bénéficiaires du CPAS a bondi de 70% en Wallonie et à Bruxelles.
Sur la même période, le nombre de travailleurs des CPAS n’a progressé que de 18% à quelque 21.000 équivalents temps plein (ETP). Une situation qui a encore empiré dans la foulée de la crise sanitaire et des inondations du mois de juillet. Selon Alain Vaessen, Directeur de la fédération des CPAS wallons, plus de 100 CPAS wallons sont aujourd’hui en déficit.
Comment est-ce qu’on a abandonné ce droit à l’assistance ?
C’est une question de changement de mentalités. Des mentalités qui ont été traduites dans des politiques, elles-mêmes traduites dans des dispositifs. C’est à cette période qu’on observe la contractualisation des droits, avec ce projet d’intégration individualisé, le PIIS (Voir encadré ci-dessous). C’est terrible même pour les travailleurs qui se rendent compte qu’ils font signer aux gens des choses qui n’ont pas de sens.
Quand on voit l’état dans lequel ça met les travailleurs, on peut imaginer l’état dans lequel ça met les gens. Ce qui est terrible, c’est que toutes ces énergies sont perdues. Elles ne sont pas dans les rues, à prendre le temps avec les gens. Elles sont gaspillées derrière un ordinateur à remplir des questionnaires. C’est Kafka.
Avec ce changement de mentalités, l’aide sociale « ne doit pas devenir une dépendance », elle est « un tremplin, une aide temporaire avant de se débrouiller tout seul ». Ce discours a percolé jusque tout en dessous, jusqu’aux travailleurs de terrain, les bénévoles. Ce qu’on entend sur les gens dans les enquêtes, c’est hallucinant. « Quand on a faim, on mange de tout quand même ! »
En fait, ce sont souvent des personnes les moins formées, qui n’ont aucune formation en travail social, qu’on retrouve sur le terrain, qui sont confrontées aux gens les plus précaires. L’aide alimentaire est un bon exemple. Vu qu’il n’y a pas assez de nourriture pour répondre à tous les besoins, les bénévoles qui distribuent les colis alimentaires doivent fixer des critères de sélection.
PIIS and love ?
En 1993, la ministre de l’Intégration sociale Laurette Onkelinx lançait le ‘Programme d’urgence pour une société plus solidaire’. L’un des éléments-clés de ce programme était l’introduction du PIIS, le Projet Individualisé d’Intégration Sociale.
Celui-ci est un contrat passé entre un demandeur d’aide et son CPAS, avec l’idée que le RIS, le revenu d’intégration sociale (ou d’autres types d’aide sociale) doit servir de levier pour « activer » le demandeur. Depuis lors, l’attribution et la conservation du RIS peuvent être liées à un PIIS.
Le PIIS fixe les objectifs d’intégration sociale et/ou professionnelle, ainsi que les étapes qui doivent y mener (inscription à des formations, preuves de recherche d’un emploi, inscription auprès d’un médiateur de dettes, mise à l’emploi via l’article 60, etc.). Si le demandeur ne respecte pas les accords repris dans le PIIS, la loi prévoit la possibilité pour les CPAS d’imposer une sanction. Celle-ci consiste en une suspension complète ou partielle du versement du RIS pour une période d’un mois maximum. En cas de répétition dans l’année, le versement du RIS peut être suspendu pendant une période de 3 mois.
En 1999, une première évaluation de ce mécanisme du PIIS était menée auprès des CPAS de Belgique. Ces derniers soulignaient déjà le manque de temps et de moyens appropriés pour la réalisation d’un travail social réellement individualisé. Ils pointaient également la lourdeur administrative du contrat, et son manque de sens pour les usagers.
Et pour cause, les situations de vie des personnes dans la pauvreté empêchent bien souvent la compréhension des dispositions contractuelles écrites, et plus encore leur négociation. En plus, sous la pression des circonstances dans lesquelles elles vivent, ces personnes ont plus de mal à respecter les conditions fixées dans le contrat. Sanctionner les personnes en situation précaire pour ces raisons ne fait que dégrader davantage une situation déjà difficile. Cette conditionnalité des droits sociaux entraîne de fait une perte de droits.
Depuis le 1er novembre 2016, la conclusion d’un PIIS est obligatoire lorsqu’un revenu d’intégration est demandé au CPAS.
Pour plus d’informations, voir Abraham Franssen et Kristel Driessens, « Le projet individualisé d’intégration sociale. Recherche évaluative et prospective au sein des CPAS belges », Cahier spécial des charges MIIS, 2015–05
Sur quoi avez-vous envie d’insister, afin de tendre vers cet Etat social proactif ?
Les droits sont là. Ils existent. Plus que ça, le droit à l’alimentation, à un logement décent, à des conditions de vie dignes, à la protection sociale, etc., ce sont des droits fondamentaux, inscrits dans notre Constitution.
Un des combats structurants de la Fédération des services sociaux, c’est la lutte pour l’accès effectif aux droits fondamentaux. Le caractère effectif est adressé à l’Etat. C’est notre baromètre et notre boussole : que l’Etat assume ses obligations de rendre la jouissance des droits réellement effective pour tout le monde.