Les Politiques doivent être des faiseurs de ponts (avril 2017)
Interview de Sarah Turine par Claudia Benedetto et Christine Steinbach, Contrastes avril 2017, p10
Echevine à Molenbeek et islamologue de formation, l’écologiste, Sarah Turine vit et travaille au coeur de la commune bruxelloise qui s’est trouvée sous les feux des médias au lendemain des attentats. Avec lucidité et conviction, la mandataire en charge du dialogue interculturel met en place pas à pas des initiatives pour dépasser les replis identitaires et refaire société.
Selon l’enquête « Noir jaune blues » réalisée par Dedicated Research pour Le Soir et publiée le 8 janvier 2017, la population ressent une menace identitaire. Cet état d’esprit est-il perceptible sur le terrain ? Et dans ce cas comment expliquer ce repli identitaire ?
– On peut se montrer critique sur la méthodologie de l’enquête elle-même, mais elle reflète assez bien l’état d’esprit. Il y a une grande différence entre ce qui s’est exprimé juste après les attentats et maintenant. Il y a un an, les gens ont réagi en disant : « on doit apprendre à aller à la rencontre de l’autre ». Ce mouvement est toujours présent, mais c’est le mouvement inverse qu’on entend le plus actuellement. En fait, on a l’impression que c’est la société dans son ensemble qui s’est radicalisée. Comme si chacun se persuadait que seul son point de
vue est le bon et avait plus de mal à entendre celui d’un autre. Voyez les débats qui se déroulent autour de la laïcité, ou de l’accueil des migrants. Il y a un ras-le-bol, une colère, des
craintes, qui sont légitimes, mais qui rendent les gens peu disposés à faire des concessions. C’est plutôt inquiétant. Face à cela, la première mission des responsables politiques est d’évi ter d’alimenter cette division de la société. Nous devons d’abord être des faiseurs de ponts. Une société est faite de divergences, il faut créer des ponts entre elles, sous peine de ne plus faire société.
Pour certains analystes, il y a eu un Avant et un Après 11 septembre 2001. Depuis l’attentat aux Etats-Unis, on perçoit davantage l’autre en termes de menaces. Partagez-vous cette analyse et dans quelle mesure est-elle aussi le fruit des mesures sécuritaires mises en oeuvre ?
Ce qui est certain, c’est que dans ma commune il y a eu un tournant après 2001 dans la manière dont on perçoit les jeunes issus de l’immigration. Jusque-là, on les identifiait généralement comme issus de l’immigration, ou étrangers. Après 2001, c’est le terme musulman qui a prédominé, avec une connotation négative. Ce qui a inévitablement engendré une dialectique : on réagit en renforçant la part de l’identité qui est discriminée. Enfermez quelqu’un dans une case, il va se défendre en revendiquant cette case. « Je suis né ici, j’y vis, pourquoi n’aurais-je pas le droit d’être musulman ? ». Et donc la population ciblée a renforcé son attachement à son caractère musulman. Pas par choix spirituel ou religieux mais pour des raisons identitaires : parce que c’est là qu’ils se sentent agressés.
Il n’y a pas que cela qui crée une telle division dans la société. Il y a aussi un vide d’identité en Europe. L’Union européenne est en recherche de son modèle : déficit de solidarité avec la Grèce ; le Brexit ; la crise de l’accueil des migrants… Il n’y a pas l’unité politique espérée par les pays fondateurs. Cela joue un rôle dans le repli identitaire. Et bien sûr, il y a la crise économique et financière. On ne vivrait pas de la même façon la crise identitaire actuelle s’il n’y avait pas eu la crise financière de 2008.
Fondamentalement, le modèle économique capitaliste et productiviste va dans le mur. Le terrorisme est aussi un symptôme de ce modèle qui ne tient plus la route. L’exclusion qu’il engendre a été trop forte, à tous points de vue.
Vous évoquiez les préjugés envers les musulmans.
Dans l’étude Noir jaune blues, ceux-ci sont 53% à exprimer des craintes par rapport à un rejet de la société. Vous en voyez vous-même les impacts sur le terrain ?
Oui, et en particulier pour les jeunes garçons. Ce n’était déjà pas facile de porter un nom étranger mais aujourd’hui, si vous indiquez que vous habitez Molenbeek dans votre CV, c’est devenu le plus gros frein. Et puis pour les femmes qui portent le foulard, ce n’est pas évident d’assumer les regards qui se posent sur vous. Les premiers symptômes d’une montée de l’islamophobie, ce sont les regards. J’étais l’autre jour dans le tram en compagnie d’une jeune fille voilée et les regards hostiles que j’ai sentis posés sur elle m’ont saisie. Cette hostilité va en créer en retour et se nourrir l’une de l’autre.
Molenbeek s’est en effet retrouvée brusquement sous le feu des projecteurs après les attentats à Paris et Bruxelles. Comment avez-vous perçu cette période et comment ont réagi ses habitants ?
Ce n’était pas entièrement un choc dans la mesure où Molenbeek a connu beaucoup de jeunes partis en Syrie. Et comme elle a encore quelque chose d’un village (on n’y vit pas l’anonymat des grandes villes), la plupart des habitants se sont sentis concernés. Cela n’empêche que cela a été un choc quand même, dans la mesure où la force des liens qui ont été faits avec Molenbeek était injuste. Il y avait eu en effet une filière identifiée dans la commune, mais il y a aussi des filières connectées à Daech dans le monde entier, et ç’aurait donc pu aussi bien être une autre. Elles se construisent aussi d’un pays à l’autre par des amitiés, une langue commune, etc. Mais pas de chance, cette fois-là c’était Molenbeek. Il y a eu une déferlante médiatique avec des journalistes qui demandaient partout à tout le monde « est-ce que vous connaissiez
un tel ? » mais ne se souciaient jamais de l’interlocuteur lui-même, de ce qu’il vivait, pensait de la situation. Il a fallu accepter que Molenbeek n’appartenait plus aux Molenbeekois. C’est devenu un autre Bronx. Il faut vivre avec cela.
Je crois qu’on ne pourra tourner la page qu’en admettant qu’il y a désormais deux Molenbeek : celui des habitants et celui que le monde a en tête, devenu le symbole du traumatisme et des attentats liés à Daech.
Molenbeek est aussi une commune qui a une vie associative très forte. Quel est la spécificité du travail que vous y effectuez, en tant qu’échevine du dialogue interculturel et de la cohésion sociale ?
Il y a en effet un potentiel très riche, avec un secteur associatif important et une vie artistique très variée, notamment parce qu’on peut y trouver des ateliers à prix modeste. Et avec une multitude de cultures. En réalité, Molenbeek peut aussi être l’avenir de l’Europe. Si l’on y réussit des choses, on peut les réussir ailleurs, dans d’autres quartiers, d’autres villes.
On n’a évidemment pas attendu les attentats pour mettre en place des initiatives face à des formes de radicalisation. Le travail sur les questions identitaires a commencé avant les premiers départs en Syrie. On a créé la nouvelle compétence du dialogue interculturel au début de la nouvelle majorité (NB. MR-PS-Ecolo) parce qu’on avait conscience que, à côté du combat contre les inégalités socio-économiques et le décrochage scolaire, il fallait aussi appréhender ce repli identitaire à l’oeuvre depuis 2001. Repli qui est aussi lié au succès croissant d’un courant plus rigoriste qui s’est implanté dans les quartiers depuis une vingtaine d’années.
Mais il ne suffisait évidemment pas de créer la compétence « dialogue interculturel », il fallait aussi en faire un vrai enjeu et y mettre les moyens. Or ça n’avait jamais été la priorité.
On avait bien sûr commencé par initier des formations, à l’intention des enseignants et des travailleurs des services de première ligne. Mais c’était insuffisant. En fait, c’est l’attentat commis à Charlie Hebdo en janvier 2015 qui a déclenché la conscience qu’il fallait bel et bien en faire une priorité. On a alors pu lancer une dynamique avec le secteur associatif ; en ce compris les communautés religieuses : représentants des mosquées, des églises, et aussi, j’y tenais, de la communauté juive. Car il y a aussi un vrai problème d’antisémitisme, souvent nourri de fantasmes et d’ignorance.
A l’époque, on a commencé par mettre sur pied des groupes de parole. Après l’attentat à Charlie Hebdo, il fallait s’emparer des questions qui fâchent. Mais, et j’en suis aujourd’hui plus convaincue que jamais, il fallait aussi – et même d’abord – se mettre à parler de ce qui nous rassemble.
Pour que le dialogue interculturel soit possible, il faut avant tout veiller à ce que les personnes ne se sentent pas menacées dans leur identité. Cela veut dire qu’il faut d’abord travailler à valoriser les identités de chacun, avant de chercher à décloisonner. Dans une commune comme la nôtre, les personnes de confession musulmane se sentent visées par des stéréotypes identitaires. Il s’agit donc de montrer aux autres habitants qu’il n’y a pas lieu de les craindre et puis d’inciter à la rencontre de l’autre, sans l’obliger à mettre de côté une partie de ses identités.
Ensuite, il sera nécessaire d’aborder aussi les questions qui fâchent, les divergences d’opinions, de représentations. Mais je pense que c’est une seconde étape parce que, depuis les attentats, on pointe si fort ce qui nous divise qu’il est essentiel de reparler d’abord de ce qui nous rassemble et permet de faire société.
Certains sont déjà partants pour aller plus loin dans la rencontre avec les autres. Dans ce cas, on travaille au sein de petits groupes, avec des jeunes notamment. Mais il s’agit aussi de toucher un public plus large, en l’invitant à des moments de rencontre qui ont surtout pour but de faire tomber des préjugés. J’ai choisi le prétexte de fêtes religieuses pour organiser de grands repas. Certains ont tiqué sur ce choix mais si j’avais invité les habitants à une « fête du printemps » cela n’aurait pas signifié grand-chose pour eux. Tandis qu’inviter à rompre le jeûne après le Ramadan, c’est une occasion de fierté pour les musulmans. Et les non-musulmans se sentent invités à quelque chose qui a une valeur importante.
Il faut croire que ces rencontres répondent à un réel besoin parce que ça marche du tonnerre.
Quel lieu avez-vous choisi pour réaliser ces temps de rencontre ?
Le lieu était évidemment important symboliquement. Cela a évolué en fonction des circonstances. La première fois, c’était pour la fin du Ramadan, et en même temps la Fête de la musique. On l’a fait sur la place communale. Quelques-uns ont haussé les sourcils parce qu’on associait ces deux événements. Mais quelque cinq cent personnes sont venues, d’horizons très divers. Ensuite il y a eu le repas de Noël, cette fois dans une salle communautaire.
Il y avait des chorales juives, chrétiennes et musulmanes. Même succès. Puis on a organisé la Pâque juive, toujours dans la salle communautaire. C’était juste après les attentats. Cette fois-là, un grand nombre de jeunes sont venus, ce qui est très encourageant. Ensuite nouvelle rupture du jeûne. On pensait pouvoir le refaire à la place communale, ce que la météo n’a pas permis, mais à ce moment, il y avait déjà plus de 620 personnes inscrites. Alors on a eu l’idée de l’organiser… dans l’église toute proche. Ce lieu classé accueillait des événements culturels. Et donc les gens sont venus là. Du coup, la fête de Noël suivante fut célébrée… à la mosquée.
Le public est chaque fois nombreux, pas toujours le même et les gens apprécient.
Cela dit, cette dynamique ne va pas sans tensions. A chaque fête et dans chaque communautéil s’en exprime. Cela me conforte dans l’idée que j’ai vraiment, en tant qu’autorité publique, un rôle à jouer dans l’impulsion d’événements qui renforcent les liens entre les collectivités locales.
Ces fêtes sont l’occasion d’un échange interculturel.
Mais vous soulignez aussi l’importance d’aborder les « questions qui fâchent », les divergences. Comment l’abordez-vous et avec quelles collaborations ?
Après l’attentat à Charlie Hebdo, il était très difficile voire impensable d’oser dire « je ne suis pas Charlie ». Des tensions se sont fait sentir dans des écoles notamment. Il était indispensable de créer un cadre sécurisé qui permet de parler sans tabou. Toutefois l’école peut difficilement assumer cette mission. Etant garante de l’obligation de scolarité, elle a un rapport hiérarchique et de contraintes difficilement compatibles. On passe donc plutôt par le secteur associatif pour organiser des débats, avec des films, des intervenants.
Il s’agit de libérer une parole, mais aussi de nourrir la réflexion critique et de montrer qu’il y a différentes grilles de lecture possibles. C’est un point essentiel, eu égard aux discours des recruteurs. A moins qu’il soit antidémocratique, mon rôle n’est pas de déterminer que tel courant est légitime ou pas. Mais de garantir que chacun ait le choix et pour cela, dispose d’outils d’analyse critique et connaisse les différents courants.
Même le courant (en réalité les courants) salafiste, tel qu’il est médiatisé, est mal connu car présenté de façon très simpliste. On collabore aussi avec les mosquées parce que, précisément, il est important de démontrer que la multiplicité des courants est une réalité de l’Islam, depuis toujours. Et après un an et demi de travail, ces collaborations sont rendues de plus en plus évidentes. D’abord parce que l’actualité y pousse, ensuite parce que les initiatives prises renouent des liens de confiance.
Du côté fédéral, le gouvernement a surtout communiqué sur le Plan Canal qui concernait un certain nombre de communes, surtout bruxelloises, dont Molenbeek. Ce plan prévoit plusieurs volets ; judiciaire, sécuritaire, et notamment des moyens supplémentaires pour la police. Quelle évaluation en faites-vous ? Dans quelle mesure répond-il à des besoins ?
Il y a eu en effet des moyens pour la police. On manque cruellement de policiers de proximité. En revanche, on a donné à ces policiers des tâches supplémentaires parfaitement inutiles. Jan Jambon voulait « nettoyer Molenbeek ». Résultat, il a envoyé les agents contrôler l’ensemble du secteur associatif, alimentant ainsi un sentiment de méfiance visà- vis des institutions. Cela me révolte parce que cela donne l’image d’un secteur associatif complice, alors qu’au contraire la société civile est la meilleure alliée des autorités contre l’émergence ou le renforcement d’idées radicales et antidémocratiques. C’est décourageant de voir le gouvernement fédéral et l’Union
européenne miser tout sur le sécuritaire. Arrêter des leaders, stopper du trafic d’armes est nécessaire bien sûr. Mais à la base du terrorisme, qu’y a-t-il d’abord ? Des idées. Il faut se demander par quel moyen les combattre. Ce qu’on met en place risque au contraire de contribuer à les alimenter.
Demandons-nous ce qui fait le succès de ces idées actuellement. Pas seulement celles de Daech d’ailleurs, mais aussi de l’extrême droite. La bonne réponse politique est-elle dans le contrôle administratif des associations, dans la limitation du secret professionnel des travailleurs sociaux ? Comme si les unes étaient des complices et les autres incapables de discernement ? Est-ce une bonne réponse que de disqualifier le travail social ?
En principe le Plan Canal comprend aussi un volet consacré à la prévention. Cela a-t-il concrètement apporté des moyens supplémentaires ?
Il y a en effet un volet prévention par lequel le ministre a accordé une enveloppe de 150.000 €. Par contre, ce volet a été délégué sans aucune forme de coordination fédérale aux autres niveaux de pouvoir et la Région ne l’a pas prise en mains non plus. Certes, elle a financé des choses utiles dont nous nous servons, comme des pièces de théâtre par exemple. Mais le défi essentiel consiste à approcher les jeunes qui se trouvent le plus à la marge de la société, et qui ne vont pas voir ces pièces. Plus fondamentalement encore, même avec des éducateurs de rues supplémentaires, rien ne changera vraiment si l’on ne rend pas l’enseignement moins inégalitaire, si l’on n’augmente pas l’accès à la culture, si l’on ne lutte pas efficacement contre l’exclusion économique et sociale. J’en vois les conséquences tous les jours dans mon quartier. C’est là qu’il faut mettre les moyens.
VISION MANICHÉENNE CONTRE STÉRÉOTYPE
Les courants rigoristes, explique Sarah Turine, ne sont pas nécessairement des ennemis de la démocratie, mais ils sont ennemis du vivre ensemble. En ce sens qu’ils portent une vision binaire, en noir et blanc du monde. « Si tu fais ceci, tu es un bon musulman, mais si tu fais cela, tu es un mauvais ». Par conséquent, il y a les bons musulmans et puis tous les autres… Le monde est divisé en deux de façon manichéenne. Cela n’incite pas à se porter à la rencontre de l’autre ni à chercher des compromis évidemment.
Cette question est devenue identitaire et non plus spirituelle.
Pour les jeunes qui se sentent attirés par l’Islam, il ne s’agit pas de rechercher la réponse à un vide spirituel mais de réagir au stigmate, au préjugé qui les enferme dans l’identité de musulman. Et un courant très rigoriste va leur offrir des réponses faciles à s’approprier parce que simplistes. Cela n’a plus rien à voir avec la religion.
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