Interview – Démontons les mots tabous de la fiscalité (Janv.-Fév. 2020)
Propos recueillis par Laurence Delperdance, Contrastes Janvier-Février 2020, p.10–12
Marie-Hélène Ska est Secrétaire générale de la Confédération des syndicats chrétiens. Nous lui avons demandé comment la confédération qu’elle dirige se positionne en matière de fiscalité. Pour le syndicat, ministre du Budget et ministre des Finances n’ont pas forcément compris qu’on attendait d’eux des pistes pour financer les services publics et la sécurité sociale. N’auraient-ils pas plutôt tendance à trouver des pistes contribuant à les… définancer ?
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Contrastes : Quel lien faites-vous entre la mission du syndicat et la justice fiscale ?
Marie-Hélène Ska : Une fiscalité juste est indispensable et s’inscrit au coeur du combat ouvrier. Cela n’aurait pas de sens de défendre l’emploi et les conditions de travail alors que, dans le même temps, l’argent pour financer cela à travers la richesse produite s’envolerait dans la fraude et l’évasion fiscales.
Trop souvent, les débats sur le sujet paraissent très techniques. Très peu répondent à la question : « A quoi sert la fiscalité ? » Pour nous, c’est la somme des contributions de chacune et chacun d’entre nous pour financer les biens communs, les fonctions collectives et les fonctions publiques. Je ne séparerais pas la TVA, l’impôt des sociétés, des personnes physiques, des contributions, etc. Ce doit être un ensemble des moyens financiers mis dans un pot commun pour financer des écoles, des hôpitaux, des services publics, des transports en commun mais aussi la culture, l’éducation permanente… Auparavant, on pouvait voir sur sa déclaration fiscale la répartition des différents postes auxquels étaient destinés les impôts, actuellement. Avec Tax On Web, on perd cette information, et donc on ne voit plus aussi clairement l’utilité de l’impôt.
Nous considérons au MOC, à la CSC, aux Equipes Populaires… que la fiscalité n’est pas une affaire d’experts. Parler de fiscalité, c’est dire quelle société nous voulons. Une société est plus qu’une somme d’individus rationnels ou l’organisation d’échanges commerciaux. Il faut rappeler souvent que le débat doit intégrer une réflexion sur la manière dont on construit les choses ensemble. Trop souvent, il tourne autour d’équations économiques. Il s’agit d’un enjeu majeur pour une organisation syndicale et pour un mouvement social.
Quelles sont les conséquences de cette confiscation du débat par les experts ?
Laisser la fiscalité dans les mains des experts laisse entendre que l’affaire est très compliquée, qu’elle n’est pas compréhensible par le plus grand nombre. Et l’utilisation des mots est trompeuse. Il est important de nommer les choses convenablement. « Fiscalité », ce n’est pas un gros mot…
Il est frappant de constater que ce qu’on appelait jadis une déclaration de contribution est devenu aujourd’hui une déclaration d’impôts. Ce n’est pas la même chose de parler de taxe que de parler de contributions. Souvenez-vous, du milieu des années 80 au milieu des années 2000, il était beaucoup question de la « rage taxatoire ». Encore une expression très connotée négativement ! Aujourd’hui, la Déclaration de politique régionale wallonne se termine par ces mots magiques : « Il n’y aura aucun impôt nouveau sur la période 2019–2024 ». Comment alors développer des politiques nouvelles si, à un moment donné, on ne se penche pas sur le type de contributions souhaitées ? Or, il semble que cela soit tabou. Reparler du modèle de société que nous voulons, c’est lever ce tabou selon lequel « il faut limiter la pression fiscale ». Cela ne veut pas dire qu’il faut faire tout et n’importe quoi ; il faut bien sûr continuer à évaluer ce qui est fait, à regarder ce qui est prioritaire.
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Vie privée : une notion à géométrie variable
On l’a compris, le vocabulaire utilisé induit une certaine vision de la fiscalité. Y aurait-il d’autres mots ou concepts qui, s’insinuant dans le débat, contribuent à brouiller les pistes ?
Oui, par exemple ce qui concerne la notion de vie privée. On constate que dès qu’on aborde l’idée d’une globalisation des revenus ou d’impôt sur la fortune, on soulève la crainte de devoir dire ce que l’on possède ; ce qui, dans le chef de certains, s’opposerait à la notion de respect de la vie privée. Or, nous sommes bien placés aux Equipes Populaires, à la CSC… pour savoir que la notion de vie privée n’est pas la même pour tous. Un allocataire social ou un pensionné qui éprouverait des difficultés à payer ses factures énergétiques et qui solliciterait une aide du CPAS ferait l’objet d’une enquête fouillée destinée à savoir avec qui il vit, quelles sont ses ressources – toutes ses ressources -, s’il est propriétaire ou pas… Et de manière générale, les revenus des salariés et bénéficiaires d’allocations de chômage ou de maladie sont tous connus du fisc. Cet argument de respect de la vie privée est surtout brandi par les personnes qui bénéficient de gros revenus ou ont beaucoup de ressources en dehors de leur travail salarié ; ceux qui ont peu ne sont pas censés avoir une vie privée.
Cet argument du respect de la vie privée en matière de déclaration de ce que l’on possède serait donc une entrave à une plus grande égalité en matière fiscale, telle que la globalisation des revenus ?
Oui, mais d’autres notions sont aussi problématiques. Il est vrai qu’il faut savoir de quels types de revenus on parle, savoir comment les comptabiliser. Or, l’actualité récente nous montre que la transparence des dépenses et des recettes fiscales ne va pas forcément de soi. Il est possible de sortir 14 millions d’euros d’une comptabilité sans que personne ne le remarque [allusion à l’affaire Nethys]… On peut publier des décrets sur la transparence mais on peut se demander comment ils sont appliqués sur le terrain… Souhaiter contrôler les « Gafam » – Google, Amazon, Apple… – est une chose, mais lorsqu’on voit qu’il est difficile de contrôler les intercommunales, on peut imaginer qu’il va être bien difficile de réguler la finance qui, aujourd’hui, dépasse l’économie
des Etats…
Le patrimoine de la personne la plus riche en Belgique est estimé à 17 milliards d’euros. Sur cette somme, il n’existe pas de norme salariale empêchant ces revenus d’augmenter de plus de 1,1% sur deux ans !
Comment faire entendre la voix de ceux qui ne sont pas invités au débat et qui pourtant en subissent des conséquences importantes dans leur quotidien ?
Le débat sur la fiscalité doit aborder la question des inégalités. Elle nous tient à cœur. On ne peut pas accepter – et c’est vrai en Belgique mais aussi dans la plupart des pays d’ Europe, en Bolivie, au Chili… – que certains vivent de plus en plus mal alors que les richesses créées n’ont jamais été aussi élevées et que les écarts de richesse se creusent de plus en plus. Et donc ces questions d’inégalités sont fondamentalement liées aux questions de justice sociale et de justice fiscale. C’est donc l’une des raisons qui nous mène à parler régulièrement de fiscalité.
Qu’auriez-vous envie de dire encore au gouvernement qui prône l’austérité, invoquant les difficultés budgétaires dans lesquelles le pays est enlisé ?
Quand on parle de fiscalité, on ne peut pas oublier la question du manque à gagner pour les pouvoirs publics. On entend beaucoup qu’il faut opter pour des solutions « gagnant-gagnant » (Win-Win). Quand on parle de Tax Shift ou d’avantages fiscaux, cela donne l’impression que tout le monde gagne, occultant systématiquement qu’il y aura un grand perdant : les pouvoirs publics et donc, les ressources de l’Etat. Il est ahurissant de voir que les gouvernements successifs, qu’ils soient de gauche, de droite ou du centre, acceptent de rogner eux-mêmes les propres recettes des institutions dont ils sont les garants : armée, transport, justice, finances… simplement au nom d’un « gagnant-gagnant » qui devient in fine un perdant : le citoyen et la cohésion sociale.
Les pouvoirs publics sont comme des joueurs de football qui tirent contre leur équipe ! Les pouvoirs publics renoncent à des mannes d’argent provenant des entreprises ou en accordant des cadeaux fiscaux qui favorisent les plus riches. Ils définancent eux-mêmes les fonctions dont ils sont censés garantir l’exercice. Les acteurs de la justice, les hôpitaux, la culture, les écoles, le secteur de l’éducation permanente en sont réduits à déplorer en permanence un manque de moyens pour remplir leurs missions.
Depuis quelques mois, on parle de plus en plus d’interdépendance entre la justice fiscale et la justice climatique. Comment la CSC se situe-t-elle par rapport à cette interdépendance ?
Pour nous, justice fiscale et justice climatique sont indissociables. Aujourd’hui, les personnes les plus en difficulté sont celles qui vivent dans des habitations mal ou pas isolées dont elles sont locataires, qui ne bénéficient pas de voiture de société, qui vivent dans une région peu desservie par les transports en commun, dont la santé est précaire… Bref, ce sont des personnes pour qui les fins de mois sont difficiles et qui sont aussi les plus fragiles par rapport aux enjeux de la transition climatique.
On ne résoudra cette réalité qu’à travers l’action des pouvoirs publics. Ils doivent tendre en priorité à ne laisser personne au bord du chemin, surtout pas celles et ceux qui ont le moins aujourd’hui. Est-il logique de continuer à donner des primes aux propriétaires de villas quatre façades pour installer des panneaux photovoltaïques et, dans le même temps, ne rien faire pour améliorer l’isolation des logements sociaux et autres logements mis en location ? Ce n’est pas ainsi qu’on convaincra de l’urgence de la transition écologique. Par contre, si les moyens des pouvoirs publics, c’est-à-dire les contributions que nous mettons vous et moi pour favoriser la transition, servent en priorité à rénover des logements mal isolés pour réduire la facture énergétique de ceux-ci, les plus fragiles deviendront de fervents promoteurs d’une transition climatique.
On peut évoquer aussi d’autres secteurs comme celui des transports qui nécessite aussi de faire des choix en matière d’urbanisme, d’aménagement du territoire… Veut-on continuer à favoriser l’utilisation de la voiture de société, ou décidera-t-on de réinvestir dans du transport public performant ? Est-il normal que les camions qui traversent notre pays ne paient pas un euro sur le financement des infrastructures ? Il est clair qu’en désinvestissant comme on le fait aujourd’hui dans le chemin de fer, des personnes continueront à prendre un avion pour faire de courts trajets.
Ayons donc un débat sur la justice fiscale qui aille de pair avec la justice climatique. Alors, nous nous engagerons vers la société que nous voulons, qui s’attaque aux inégalités. Voilà ce que nous attendons de la fiscalité, en tant qu’organisation syndicale et en tant que mouvement social.
La progressivité de l’impôt fait débat
Parlons de la globalisation des revenus. Pour la CSC, comment la rendre praticable et comment en faire un réel outil pour une justice fiscale ?
Parler de la fiscalité, c’est connaitre l’ensemble des revenus et donc, il faut améliorer cette connaissance pour pouvoir les globaliser. A la CSC, nous avons l’habitude de dire « un euro égale un euro ». Qu’il soit acquis via un salaire, une pension, un gain au lotto, un revenu locatif, une allocation de l’INAMI… A partir de là, globalisons l’ensemble des revenus et faisons jouer la progressivité. Mais cette progressivité suscite toujours beaucoup de débats et de contestations. Pour la plupart d’entre nous, les revenus sont essentiellement liés au travail ou à une allocation, une pension, parfois une habitation quand on a la chance d’en posséder une, parfois un compte épargne, une assurance vie… Mais rien de plus. En globalisant les revenus, une réelle progressivité pourrait être appliquée sur l’ensemble de ceux-ci, mais également sur les revenus du capital et de l’immobilier. Dans la plupart des cas, cela amènerait à imposer moins les revenus les plus bas et les revenus du travail, et à imposer davantage les hauts revenus.
Par ailleurs, il y a encore un autre tabou, c’est celui des droits de succession. La justice fiscale doit s’exercer tout au long de la vie. Or, en Belgique, les droits de succession sont tabous. Ils contribuent à renforcer dramatiquement les inégalités. Nous contestons fondamentalement la notion de mérite. Il n’y a aucun mérite à gagner beaucoup ou pas d’argent. On ne choisit pas d’être malade, de travailler dans un secteur dans lequel les bénéfices sont plantureux et permettent d’octroyer des bonus à son personnel ou dans un secteur tel que l’éducation permanente qui ne permet pas ces pratiques. Il s’agit de choix mais pas d’un mérite lié à la personne. C’est vrai aussi pour les entreprises. Une grande entreprise peut réaliser de gros bénéfices tandis qu’une PME en dégagera moins, mais n’en n’aura pas moins de mérite. D’autant plus que le profit réalisé par une grande entreprise servira surtout les intérêts des actionnaires plutôt qu’à une redistribution pour les travailleurs.