Combattre l’idéologie du tout numérique (août 2017)
Interview par Laurence Delperdange et Monique Van Dieren, Contrastes août 2017, p15 à 17
Périne Brotcorne, chercheuse à la Chaire Travail-Université, réalise une enquête sur l’inclusion numérique. Pour elle, cette question ne se limite pas à l’accessibilité ni même aux compétences à acquérir pour accéder à un emploi. Il faut mettre en place une réflexion globale et agir sur tous les maillons de la chaîne de l’inclusion, y compris sociale. Car son hypothèse, c’est que le numérique élargit la précarité plus qu’elle ne la réduit.
Vous réalisez une enquête sur l’inclusion numérique. En quoi consiste-t-elle, et à quoi va- t- elle servir ?
L’étude que La Chaire Travail-Université (voir encadré page suivante) est en train de réaliser est financée par BELSPO, le Service public de programmation de la Politique scientifique fédérale. Nous avons répondu à un appel à projets dans le cadre d’un programme scientifique de recherche qui dure quatre ans. Cela signifie qu’il y a la volonté de produire des résultats scientifiques originaux, et que ce n’est pas une commande particulière d’une administration ou un cabinet ministériel, même si à terme, ces recherches sont susceptibles d’être utiles à la décision publique.
Nous faisons une enquête auprès des usagers pour évaluer les difficultés qu’ils rencontrent, notamment pour toutes les démarches administratives. Parallèlement, nous réalisons des études de cas sur la digitalisation de certains services publics, et dans quelle mesure ils prennent en compte cette question de l’inclusion numérique. Le public-cible va-t-il s’y retrouver ? Quelles compétences sont nécessaires pour pouvoir les utiliser ? Cette réflexion n’est pas assez présente pour l’instant.
Nous ne sommes pas maîtres de la réappropriation des résultats par les responsables politiques, mais on va souligner l’esprit critique qu’il faut avoir vis-à-vis du Tout numérique et l’importance d’impliquer et de soutenir tous les acteurs de terrain, et pas seulement ceux qui font de la formation aux outils numériques.
Quelles sont vos hypothèses de travail ?
Nous voulons démontrer que s’il n’y a pas une réflexion approfondie qui dépasse la question de l’accès et même des compétences numériques, ça va au contraire mener à des exclusions plus fortes et à davantage d’inégalités.
On s’engage dans le Tout numérique comme on le fait actuellement. On digitalise toute l’économie, tous les services, on crée des Smart Cities… Or, sans inclusion numérique, ça ne fonctionnera pas. Pour l’anecdote, on travaille actuellement avec l’association Brussels Smart City, qui invite les citoyens bruxellois à participer à des projets de toute nature dans la ville. Le manager s’étonnait du peu d’implication citoyenne par rapport à ce qu’ils attendaient en retour. Mais il n’y a pas de réflexion sur l’usage du numérique : Qui est capable de l’utiliser ? Qui y a accès ? Qui a accès à l’information sur le projet Smart City ? Que mettre en place pour le favoriser ?
A travers cette étude, on veut s’éloigner de cette vision déterministe qui consiste à dire que le numérique est un bien démocratique en soi. Une politique du tout au numérique, y compris dans notre vie quotidienne, risque d’amener à une reconfiguration des publics précaires et de la précarité. S’il n’y a pas une réflexion cohérente sur la stratégie d’une ville ou d’un pays sur les questions d’inclusion numérique et de son appropriation par les citoyens, ça restera toujours une frange bien précise de la population qui pourra se permettre de s’exprimer dans et en dehors du numérique sur des questions publiques. Ça risque même de marginaliser ceux qui ne s’en sentent pas capables.
Concrètement, comment se traduit cette augmentation de l’exclusion ?
Les personnes précarisées sont encore plus précarisées à cause de la digitalisation de tous les services. La Belgique a un peu de retard – et c’est tant mieux – dans ce domaine. Mais en France, tous les services sociaux tels que le chômage ou les allocations familiales ne sont plus accessibles que par voie numérique. Il y a une ruée dans les associations d’aide sociale de première ligne de personnes qui viennent demander de l’aide car elles sont totalement dépassées. Ça rend ce public précaire encore moins autonome et ça aboutit à de nombreuses situations de non-accès ou de perte de droits sociaux fondamentaux.
Pour notre enquête de terrain, j’ai interrogé des personnes fragilisées dans les EPN (espaces publics numériques). Certaines m’ont clairement dit qu’elles avaient été sanctionnées par la mutuelle parce qu’elles n’ont pas d’adresse mail et n’osent pas le dire. Ou qu’elles en ont une mais ne savent pas la consulter sans l’aide d’un proche. Donc, elles passent à côté d’informations importantes telles qu’une convocation chez un médecin-conseil et ne perçoivent donc plus leurs indemnités. Ça peut aussi provoquer des frustrations. Une dame me disait : “Moi je suis jalouse quand je vois autour de moi tout ce que les gens peuvent faire grâce à internet”.
Ces exemples-types d’exclusion numérique concernent aussi les jeunes qui n’osent pas avouer à leur entourage qu’ils ne s’en sortent pas. J’ai rencontré une jeune qui a abandonné ses études de puériculture pour cette raison.
Une deuxième chose qu’on veut démontrer, c’est que des personnes qui sont intégrées socio- économiquement parlant, peuvent aussi
être fragilisées car elles se sentent obligées de se former sans cesse au numérique pour rester à la page ou conserver leur boulot. Cette pression constante est difficile à vivre, surtout pour les moins jeunes. Notre hypothèse, c’est que le numérique élargit la précarité plus que ça ne la réduit. Il y a une sorte d’injonction au numérique, d’obligation de connexion partout et tout le temps, mais sans questionner sur le bien-fondé de cette connexion permanente.
Au-delà de proposer des solutions pour que les gens ne soient pas complètement largués, on souhaite, à travers cette étude, mener une réflexion sur cette norme, cette idéologie du Tout numérique qu’on ne questionne même plus.
Ça me fait penser à la Journée d’étude organisée par le CIEP et le CESEP : « les politiques néolibérales, indiscutables ? Et si on en discutait ? » Pour moi, la norme du Tout numérique s’intègre vraiment dans cette réflexion ! On ne remet plus ça en question. Et c’est difficile à entendre par le politique car pour eux, c’est indiscutable, il faut aller vers le Tout numérique et ils attendent de notre étude des solutions pour ne laisser personne sur le bord de la route.
On a envie de critiquer cette idéologie du Tout numérique, qui induit l’idée de responsabilisation individuelle des personnes qui doivent se bouger, s’activer. Et donc, on ne questionne plus la responsabilité collective. Pour les responsables politiques – je pense encore à ceux qui sont chargés de la mise en place du projet Smart City à Bruxelles -, réduire la fracture numérique, ça se résume à installer du réseau Wi-Fi partout dans la ville pour faciliter l’accès à internet. C’est à peine caricatural mais c’est pour montrer à quel point il n’y a pas de vision de ce qu’est la fracture numérique. Cette question est complexe, et il y a encore beaucoup à faire.
LA CHAIRE TRAVAIL-UNIVERSITÉ
La Chaire Travail-Université a été créée à l’initiative du MOC dans le but d’apporter une contribution à la recherche sur les questions sociales, le travail et l’emploi.
À partir de 2017, elle poursuit les activités de la Chaire Max Bastin et de la Fondation Travail Université. Elle poursuit notamment les collaborations avec la CSC, les organisations du MOC et l’université.
Depuis la réforme des structures de l’UCL, la Chaire a rejoint le Centre Interdisciplinaire de Recherche Travail, Etat et Société (CIRTES). Elle y apporte ainsi toute l’expérience qu’elle avait capitalisée dans la question du numérique depuis de nombreuses années, notamment grâce aux recherches de Gérard Valenduc et Patricia Vendramin.
LE PROJET IDEALIC
La question centrale du projet IDEALiC est d’explorer de quelle manière des politiques et des initiatives en matière d’e-inclusion peuvent fournir des solutions face aux nouveaux mécanismes d’exclusion qui se mettent en place avec le “virage numérique”.
https://www.belspo.be/ belspo/brain-be/projects/ IDEALiC_fr.pdf
Dans les dispositifs de formation aux nouvelles technologies, la dimension “éducation permanente » est très peu présente. Est-ce le signe qu’il y a encore beaucoup à faire pour traiter cette question de manière plus globale ?
A défaut de réussir à faire entendre une remise en question profonde, il faut effectivement agir sur tous les maillons de la chaîne. On focalise tout sur la formation des citoyens aux compétences numériques, mais il faut aussi coordonner l’action des différents acteurs de terrain ; ceux qui agissent dans l’inclusion numérique mais aussi ceux de l’inclusion sociale et de l’éducation permanente.
Une autre dimension importante au-delà de la formation des usagers, c’est celle des services en ligne. Il faut que les outils soient adaptés au niveau de l’usage mais aussi du langage. On enlève de plus en plus le contact avec le public, y compris dans les banques. Ça fait encore peur à énormément de gens d’être face à une machine plutôt que d’avoir un contact direct avec quelqu’un à qui on peut poser des questions. Mais si en plus le langage écrit n’est pas accessible, ça constitue une barrière supplémentaire. On insiste énormément sur cette question et ce travail doit se faire avec les acteurs de terrain.
A ce propos, que pensez-vous de la démarche “Histoires digitales” mise en place par les Equipes Populaires ?
La plus-value la plus importante, c’est que c’est un moyen d’expression numérique qui les relie au monde. Le fait de leur offrir la possibilité de s’approprier des outils numériques à travers un projet qui a du sens pour eux, c’est très rassurant car ça leur donne le sentiment de ne plus être largué par la société, de reprendre confiance en eux et à leur capacité à savoir s’intégrer. C’est très important pour l’estime de soi.
Le projet Histoires digitales montre que le numérique permet aussi d’aller bien au-delà, et de se mobiliser ensemble pour un projet collectif. C’est une bonne porte d’entrée vers le numérique. Après, il faut tenter de se les réapproprier collectivement pour aller plus loin ensemble.
PLUS DE NUMÉRIQUE = PLUS DE PUISSANCE D’AGIR ?
Pensez-vous que la réappropriation des outils numériques par les citoyens permet d’augmenter leur puissance d’agir, en termes de mobilisation citoyenne et politique ?
Ma réponse est nuancée. Il n’y a pas de déterminisme technique qui consisterait à dire que “Plus de numérique = plus de puissance d’agir par les citoyens”. C’est vrai que le numérique est un amplificateur, un facilitateur, un porte-voix. Mais le projet social et la mobilisation politique doivent être présents en amont. Ce n’est pas le numérique qui fait la mobilisation même s’il contient des potentialités inédites pour amplifier la mobilisation.
Au-delà de faciliter l’aspect organisationnel des associations, le numérique permet de rendre l’action plus visible à l’extérieur. On pense par exemple au financement participatif (ou crowdfunding). Beaucoup d’actions d’associations sont financées par ce biais et n’auraient pas pu l’être sans l’apport du numérique. Ce type de visibilité joue sur l’idée de la force et du nombre. Les plateformes collaboratives jouent sur cette même logique de mise en réseau grâce à des applications numériques.
L’engagement citoyen est clairement fluidifié, ce qui rend visible une opinion ou des volontés communes mais qui seraient difficilement identifiables ou quantifiables avant le numérique. Donc, cette force du nombre est importante car ça permet de diffuser les messages par différents canaux internet : les e mails, la vidéo, l’image, les réseaux sociaux… Le numérique a donc d’énormes potentialités pour la société civile. C’est un puissant médium démocratique qui permet de mettre en réseau, d’échanger, c’est un porte-voix efficace. Mais… il y a un « mais » sur lequel je me focalise en tant que chercheuse car il y a des nuances à apporter.
Vous n’êtes donc pas convaincue par le pouvoir du numérique comme outil de mobilisation de la société civile ?
La première nuance, ce sont les formes d’engagement. Il y a une mutation vers une forme d’engagement plus légère, comme avec un “like” sur Facebook. Avec la force du nombre, un engagement même léger tel qu’un like ou une signature permet de faire remonter des revendications. Mais peut-on parler d’un engagement citoyen s’il n’y a pas d’implication dans un processus militant ou dans la création d’un lien social ? Cela pose donc la question de la mutation des formes d’engagement.
La seconde nuance qu’il me semble important de souligner, c’est qu’il ne faut pas être dupes, il y a encore une forme de stratification sociale dans les usages du numérique. Ce n’est pas n’importe quel citoyen qui sait porter une revendication sur internet ! Il y a tout d’abord la question du rapport à l’écrit. Car même s’il y a de la vidéo et des images sur internet, la principale forme d’expression reste l’écrit. Tout le monde n’est pas capable d’exprimer son opinion et l’argumenter par l’écrit. Le numérique aide et soutient donc des associations ou des citoyens qui sont déjà engagés. Mais il faut être très prudents, ça ne mène pas spécialement à libérer la parole de citoyens qui n’osaient jamais s’exprimer auparavant. Nos enquêtes de terrain le montrent : l’écrit est un frein terrible même pour des choses simples, comme l’échange entre amis sur les réseaux sociaux.
Il y a donc un phénomène de “disqualification des silencieux”, comme l’appelle le sociologue français, Dominique Cardon. Il y a une foule énorme de personnes qui ne s’expriment pas. Et “puisqu’on ne s’exprime pas, on n’existe pas…”
Le numérique, c’est donc un porte-voix à ce qui existe et à des gens, mais je suis très critique sur le fait que ça pourrait faire émerger des actions politiques ou citoyennes d’acteurs qui n’ont pas les “compétences”, sauf s’ils sont aidés et soutenus par des associations. Le numérique augmente la “rentabilité de l’action citoyenne”, mais l’engagement reste un élément central : le numérique est un moyen mais pas une fin en soi.