Interview | « Pour une justice qui ne soit plus au service de l’ordre établi » (Décembre 2018)
Propos recueillis par Paul Blanjean et Claudia Benedetto, Contrastes décembre 2018, p10 à 13
Manuela CADELLI est juge, présidente de l’association syndicale des magistrats (ASM). Elle conjugue un franc-parler et un regard social et politique critique sur le fonctionnement de la justice.
Pourquoi défendre la justice ?
La justice, c’est d’abord un besoin individuel, presque viscéral. C’est l’affaire d’une personne qui vit une situation d’injustice et qui demande réparation. C’est une relation individuelle, singulière qui se noue avec un juge dont il est requis une éthique et une humanité. C’est aussi un service public. Quand il y a contentieux, on est saisi d’un dossier et on tranche le litige. On rend un jugement qui idéalement devrait restaurer un équilibre et une possibilité de rebond aussi bien pour la victime que pour l’auteur. Et c’est également un outil de pacification sociale. On est censé réduire le risque de vengeance individuelle, de règlement de compte.
La justice est également un pouvoir constitué depuis 1830 en Belgique, un pouvoir indépendant des deux autres pouvoirs. Et pas comme en France, une autorité judiciaire placée sous l’autorité d’un ministre. Chez nous, c’est un pouvoir en tant que tel ! La justice est là pour apporter un équilibre aux institutions. Bien sûr, il y a une légitimité démocratique issue des élections mais la démocratie ne se résume pas à voter et attendre que ça se passe. On l’a vu dans les années 30, Hitler a été élu et il n’y pas eu de contre-pouvoir digne de ce nom qui a pu tempérer ses déviances terribles. Entre les élections, la justice va jouer un rôle « d’approfondisseur » de la démocratie aux côtés de la presse et de de la société civile, sauf que la justice a un pouvoir contraignant. Elle contrarie les rapports de force ou les légitime, les module sur une base raisonnée en droit et en fait. Et au plan institutionnel et constitutionnel, elle est un facteur de pondération, de transaction démocratique. On l’a vu avec, par exemple, la loi Pot-pourri II1, annulée par la Cour constitutionnelle, qui prévoyait de supprimer la Cour d’assises. Or, c’est une loi qui avait été proposée par un gouvernement démocratiquement élu.
Récemment, en France, le Conseil constitutionnel a estimé que le « délit de solidarité2 » était contraire au principe constitutionnel qu’est l’idéal de fraternité. Suite à cette décision, le Figaro a titré son édito « Les juges contre les peuples ». On est dans une période très délicate où la vertu du pouvoir judiciaire est disqualifiée par ceux-là même qui portent atteinte à nos fondamentaux démocratiques. Les juges sont cantonnés dans un devoir de réserve, moi je suis la première concernée, on me discrédite très régulièrement en me traitant de juge rouge. Notre rôle ce n’est pas d’être dociles et de dire au gouvernement : « vos lois sont magnifiques ! » Mais ce n’est pas tendance ; ce qui l’est en revanche, c’est le populisme.
En Belgique, au niveau pénal, c'est le principe d'opportunité qui prévaut, pas celui de la légalité.
Comment y porte-t-on atteinte ?
La justice doit être efficace c’est-à-dire qu’elle doit être un service public le plus accessible possible, le moins cher possible. Elle doit être rapide et répondre aux besoins. C’est particulièrement compromis avec ce gouvernement-ci qui a revendiqué de manière décomplexée le fait qu’il voulait réduire l’imput, c’est-à-dire le nombre de dossiers entrants dans les palais. Derrière ce mot issu de l’économie, il y a des personnes… Les mots du néolibéralisme évincent toujours l’humanité des réalités.
Quelles sont les mesures qui compliquent l’accès à la justice ?
On peut estimer que 20% des gens renoncent à faire une action en justice. C’est énorme d’autant plus qu’on est dans un contexte sociétal difficile. Qu’est-ce qui explique cela ?
L’introduction d’un taux de 21% de taux de TVA sur les frais depuis le 1er janvier 2014 constitue une des explications3. Mais il y a aussi un problème de procédure qui a été complexifiée. On a compliqué ou exclu certains recours par exemple pour les personnes qui sont déjà en détention et qui souhaitent faire appel mais aussi pour le justiciable qui n’a pas toujours la possibilité de se présenter.
C’est la porte ouverte à tous les arbitraires parce que certains juges vont considérer que c’est très grave de ne pas se présenter à l’audience et d’autres qui vont estimer que l’on peut avoir une bonne raison de ne pas pouvoir être présent. C’est vrai notamment pour les plus précarisés. Comme le souligne Christine Mahy (RWLP), ces personnes sont dans un arbitrage permanent : la voiture est en panne, il faut conduire les enfants à l’école ou les enfants sont malades… Au quotidien, elles doivent gérer les aléas liés à leur situation. Beaucoup de magistrats estiment que la mobilité est une raison légitime de ne pas pouvoir être présent à son procès.
On a également réduit l’accès à la justice au niveau des territoires. On est passé de 27 à 12 arrondissements judiciaires et il y a eu aussi des diminutions et déménagements de cantons judiciaires. Cela peut paraître anecdotique pour toute une série de personnes mais pour d’autres faire un déplacement de 20 km supplémentaires suppose une réorganisation importante de leur quotidien.
Tout cela traduit une politique qui détricote les services publics. La justice n’y échappe pas, elle a toujours connu des périodes d’assèchement notamment dans les années nonante avec l’affaire Dutroux où l’on dénonçait le manque de moyens pour expliquer la faillite de ce dossier. On a appliqué à la justice, les règles qu’on applique à l’administration publique. Les budgets sont consentis dans le cadre d’une enveloppe fermée et on conditionne l’allocation à des objectifs définis par le ministre. Au terme d’une période donnée, on évalue les résultats.
Quand vous êtes jugés sur votre résultat, vous allez amener quinze dossiers à l’audience, pas le dossier Fortis qui va vous prendre plus de temps mais plutôt des dossiers de petite délinquance que vous pourrez traiter rapidement. Ce type de dossier concerne souvent des personnes précarisées. On n’a plus les experts, on n’a plus les policiers indispensables pour traiter correctement les dossiers plus compliqués, comme les dossiers de fraude fiscale.
Ce gouvernement revendique de manière décomplexée qu’il n’applique pas la loi qui définit notamment les effectifs (juges, greffiers, secrétaires…) qui se trouvent dans les palais4. Nous ne sommes pas les seuls impactés : les policiers aussi sont concernés, sans compter les experts-comptables, les experts scientifiques pour les analyses criminelles, les interprètes… qui essuient des retards de paiement considérables.
Quant à la fois, vous ne savez plus fonctionner et à la fois, vous n’avez plus les moyens de jouer votre rôle d’acteur institutionnel parce que vous êtes en sous-effectif et qu’en plus vous êtes évalué, vous jouez la montre tout le temps ; vous allez essayer de faire du chiffre, de traiter des dossiers faciles. Il est évident que l’austérité oriente l’action pénale.
Au niveau pénal, en Belgique, c’est le principe d’opportunité qui prévaut. Ce sont les procureurs qui décident si c’est opportun ou pas de poursuivre. Par exemple, à Bruxelles, pendant deux mois5, on ne poursuivra plus les vols simples, les vols à l’étalage et les menaces de harcèlement. Dans d’autres pays comme l’Italie, en revanche, c’est le principe de légalité qui prévaut. Quand on est informé d’une infraction, on doit enquêter. Ce n’est pas le cas dans notre pays. Qui décide de la politique criminelle ? Ce sont les cinq procureurs généraux du pays avec le ministre.
Au civil, vous avez une justice à peu près inaccessible aux démunis et à une partie de la classe moyenne et au pénal, une justice qui ne s’intéresse qu’à eux !
Pouvez-vous nous donner quelques illustrations de ce principe d’orientation de la politique criminelle ?
Pendant des décennies, on n’a pas trouvé que les violences faites aux femmes étaient quelque chose d’essentiel. On n’a jamais poursuivi… Un jour, il y a une quinzaine d’années, la procureure du roi de Liège a décrété que ça n’était plus tolérable. Autre exemple : La Cour d’appel de Bruxelles n’a plus la possibilité de définir une sanction dans les dossiers économiques et financiers. Comme on est incapable d’amener les dossiers à l’audience dans un délai raisonnable, on se rabat sur la transaction pénale, on négocie une amende avec les avocats. Il n’y a plus de procès. Si vous êtes un grand délinquant financier ou une personne très en vue, vous êtes évidemment preneur. Vous allez payer une somme que vous allez d’ailleurs sans doute provisionner dans votre comptabilité. Et à peu près personne n’en saura rien. C’est vraiment une justice à deux vitesses c’est-à-dire qu’en réalité, il n’y a pas de justice ! En résumé, au civil, vous avez une justice à peu près inaccessible aux démunis et à une partie de la classe moyenne et au pénal, une justice qui ne s’intéresse qu’à eux !
C’est un tableau bien noir que vous dressez là. Quelle est votre marge de manœuvre ?
De manière collective, là, il faut faire du bruit, il faut prendre la parole, il faut mettre des actions en place. C’est le défi du moment, c’est le collectif ! On n’a pas du tout été éduqués au collectif depuis les années septante. Ça va faire six ans que je suis présidente de l’Association syndicale des magistrats (ASM) et je vous assure que c’est compliqué de mobiliser alors que la situation est catastrophique !
Est-ce qu’il y a des questions sur lesquelles il est plus facile de mobiliser ?
Je le pensais… Par exemple sur les pensions des magistrats mais pas tellement non ! Il faut rester optimiste parce que ça bouge quand même. On peut observer partout l’indignation par rapport au sort qui est réservé à la démocratie, aux justiciables et le mécontentement par rapport aux conditions de travail. Les gens parlent plus, mais c’est très lent ! Il y a une sorte de fatalisme et de découragement qui fait que les gens n’osent pas. Dans une situation de sous- effectifs, les gens sont débordés de travail, ils ont le nez dans le guidon, ils essayent de faire le job et ils n’ont pas le temps de prendre part à des réunions, de s’organiser…
Le fait que le troisième pouvoir qu’est la justice soit mis à mal, ça veut dire que la démocratie l’est également ?
L’exécutif a pris le pouvoir un peu partout. Un exemple emblématique, c’est la Turquie et le pseudo coup d’Etat, où 2745 juges et procureurs ont été arrêtés6. On parle souvent des journalistes victimes d’arrestations arbitraires mais la magistrature a vraiment morflé. C’est le cas aussi en Pologne. Une série de mesures attentatoires au pouvoir judiciaire sont prises parce que ce dernier contrarie. Il est le gardien des promesses démocratiques. Partout l’exécutif grappille le territoire de la justice. On le voit en France avec le « Délit de solidarité » (voir plus haut). En Belgique, ce phénomène s’est aggravé car avec le vote à la proportionnelle et la fracture nord-sud. Dès qu’on a trouvé un accord gouvernemental, il est hors de question de le mettre en péril parce que derrière, c’est la Belgique qui risque de tomber par terre. Les possibilités démocratiques entre deux élections en Belgique sont infimes. C’est pour cela que je m’attache à cette victoire sur les visites domiciliaires7. C’est une grande victoire de la société civile, son courage, sa force qui dans notre pays permet cela.
Vient s’ajouter à cette attaque du judiciaire, la pression des marchés financiers et des investisseurs qui veulent payer le moins d’impôts possible. Il y a une espèce de concurrence entre les Etats, de dumping législatif, fiscal et en termes de services publics, c’est le moins disant qui est susceptible de gagner. C’est une course en avant vers le chaos. Nous sommes dans une époque autoritaire dictée par le néolibéralisme qui impose d’assécher les services publics et s’évertue à ne pas contrarier le pouvoir économique. Ce n’est pas être complotiste que de dire cette réalité. Daniel Cohen, économiste français et Bruno Latour, philosophe des sciences, anthropologue français, qui sont des gens très raisonnables, expliquent tous deux cette conjonction d’éléments qui nous conduisent vers la fin des communs. C’est Machiavel qui a dit : « Plus la situation est catastrophique, plus il y a de la place pour l’audace et le courage ». Il faut y aller, c’est maintenant ! Ce n’est pas le moment de regarder pendant des heures des séries sur son ordi. (Sourire)
Partout, le pouvoir exécutif grappille le territoire
Quel mouvement faudrait-il impulser alors ?
La parole doit se libérer sur base d’un travail de réflexion idéologique qui doit être diffusée. Il faut travailler, avoir des arguments, ne pas simplement dire « ça ne va pas ! ». Aller chercher d’autres manières de faire. On le voit avec Jeremy Corbyn (leader du parti travailliste britannique) qui a initié un cabinet fantôme, réunissant les députés les plus importants du principal parti de l’opposition, chargés chacun de suivre de près un ministre du gouvernement et de le critiquer au besoin. Pour lui, il faut une fiscalité équitable, efficace qui enrichisse les Etats et qui permette de refinancer les services publics. Sa vision est en train de progressivement trouver écho. La victoire se gagne d’abord par le charisme des idées.
Imaginons qu’il y ait un refinancement de la justice, quelles seraient les priorités ?
Il faut des effectifs suffisants pour répondre correctement à une justice démocratique, il faut du matériel évidemment et puis une formation des magistrats adéquate afin qu’ils remplissent leur rôle social et constitutionnel. Il faut une réintégration sociale de la justice. Je plaide pour une formation des magistrats qui soit d’abord constitutionnelle (les droits fondamentaux, les droits de l’homme…) puis sociologique pour que la justice prenne en considération la réalité des gens, qu’elle joue réellement son rôle social. Ce n’est pas seulement pour une humanisation de la justice que je plaide mais pour son intégration sociale. Qu’elle soit l’outil des gens, placée au cœur de la société civile, à son service. Qu’elle soit leur recours et secours institutionnel et qu’elle sorte totalement de la sphère des gouvernants. Je plaide pour une justice qui ne soit plus au service de l’ordre établi et des dominants.
1. La Cour constitutionnelle a annulé en décembre les dispositions de la loi pot-pourri II relatives à la correctionnalisation de la quasi-totalité des crimes du ressort de la Cour d’assises. La Cour a estimé que la loi contrevenait à la Constitution, qui prévoit la mise en place d’un jury populaire.
2. En France, les personnes qui aident les migrants à traverser une frontière risquent jusqu’à cinq ans de prison et 30.000 euros d’amende, en vertu du « délit de solidarité ». Des associations de défense des droits de l’homme avaient alors demandé son abolition au Conseil constitutionnel.
3. Dominique Matthys, président de l’Ordre des barreaux néerlandophone indiquait que si cette mesure avait rapporté, en 2015, 122 millions à l’Etat, elle avait par contre fait diminuer fortement l’accès à la justice, entre autres pour les classes dites moyennes qui ne peuvent plus avoir recours à l’aide juridique.
4. Voir à ce sujet la carte blanche de Manuela Cadelli publiée dans Le Soir du 19/04/2016. Elle y dénonce le manque d’effectifs (exemple : 25 greffiers sur les 125 places nécessaires à Bruxelles où encore la vétusté de bâtiments).
5. Cela a été décrété en octobre 2018.
6. Voir www.lesechos.fr/17/07/2016/lesechos.fr/0211133380500_turquie—vaste-purge-chez-des-grades-et-des-juges.htm
7. Le projet de visites domiciliaires évoqué ici est celui qui consistait à effectuer des perquisitions au domicile de personnes « soupçonnées d’abriter des migrants illégaux »… De nombreuses mobilisations des magistrats, du monde associatif et d’acteurs politiques faisant par exemple adopter des motions de refus dans de nombreuses communes ont fait reculer le gouvernement Michel.
Manuela Cadelli souhaite démontrer que le pouvoir judiciaire peut et doit être un moteur d’émancipation, de respect des libertés et d’approfondissement de la démocratie. Dans son essai, elle rappelle les fondamentaux et examine les atteintes qui y sont portées depuis quelques années, analyse les deux tendances lourdes qui menacent la justice et au-delà la démocratie dans son ensemble, à savoir le néolibéralisme et l’excroissance du pouvoir exécutif. Elle définit une série de propositions pour véritablement radicaliser la justice par une modernisation qui à la fois la rende fidèle à ses fondamentaux, assure son intégration sociale et permette d’affronter les graves défis posés par notre modernité.
—