INTERVIEW – Une Europe sourde à « toute la misère du monde » (Septembre-Octobre 2020)
Propos recueillis par Laurence Delperdange, Contrastes Septembre-Octobre 2020, p.13–16
JEAN ZIEGLER est un infatigable défenseur des humains en souffrance. Dans son ouvrage « Lesbos, la honte de l’Europe », il témoigne de sa visite, en 2019, du camp de Moria situé sur cette île grecque de la mer Egée. Ce camp n’a pas été épargné par le Covid-19 et a été ravagé, en septembre dernier, par un terrible incendie. Dans l’interview qu’il nous a accordée, Jean Ziegler nous livre son opinion sans concession sur la stratégie européenne. Car pour lui, Lesbos restera pour longtemps encore le symbole de l’échec d’une Europe incapable de faire l’unanimité lorsqu’il s’agit d’accueillir la détresse humaine.
Jean Ziegler est un homme politique, altermondialiste et sociologue suisse. Il a été rapporteur spécial auprès de l’ONU sur la question du droit à l’alimentation dans le monde de 2000 à 2008. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dans lesquels il analyse notamment cette question. Il est vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies.
Dans les années soixante, Jean Ziegler a rencontré Che Guevara lorsque celui-ci s’est rendu à Genève.
Celui-ci lui aurait dit : « Tu es né dans cette ville… Le cerveau du monstre est ici. C’est dans cette ville que tu devras combattre… ce qui est bénéfique pour vous et pour nous ».
Jean Ziegler a été professeur de sociologie à l’université de Genève jusqu’en 2002 et à l’université de la Sorbonne à Paris.
Le 23 septembre dernier, la Commission européenne dévoilait son nouveau Pacte sur la migration et l’asile. Celui-ci englobe l’ensemble des différents éléments nécessaires à une approche européenne globale de la migration. Il définit des procédures qui ont, selon la Commission, été améliorées et accélérées pour l’ensemble du système d’asile et de migration. Quotas de répartition entre pays européens (en fonction du PIB), exigés en 2016, délimitation de voies légales et sûres pour les migrations ne sont pas encore à l’ordre du jour…
Hotspots et push back : une stratégie bien rodée
Echoués sur le territoire européen, le continent à l’origine de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, ils sont des milliers, femmes, hommes, enfants à vivre aujourd’hui dans des zones concentrationnaires : les cinq « hotspots » de la mer Egée, créés en 2015 d’un accord entre la Grèce et l’Union européenne pour « contenir » 6.400 demandeurs d’asile… En novembre 2019, ils étaient… 34.500 réfugiés dont deux tiers de femmes et d’enfants, lesquels représentent 35%. Dans ces zones de
non-droits, surpeuplées, aux conditions de vie inhumaines, sont rassemblés celles et ceux qui ont fui leur pays pour échapper aux bombes, à la torture, à la faim, aux velléités génocidaires des gouvernants de leur pays d’origine : Yémen, Syrie, Irak, Iran, Soudan, Afghanistan…
Après avoir subi plusieurs interrogatoires (identification, enregistrement, prise des empreintes digitales), ils pourront ou non, entrer officiellement sur le territoire européen, porte ouverte vers un avenir loin de cet enfer. Parfois, le délai d’attente peut aller jusqu’à trois ans. Trois organismes mènent ces interrogatoires préalables à l’octroi ou au refus du droit d’asile : Europol (l’agence chargée de repérer les terroristes mêlés aux réfugiés), EASO (le Bureau européen d’appui en matière d’asile qui examine les demandes), deux organismes manquant de moyens humains, et Frontex, organisme créé pour garder les frontières de l’Europe en luttant contre les cartels internationaux de trafic d’êtres humains, en localisant les passeurs. Un responsable du commandement de Frontex a déclaré lors d’une opération de sauvetage en mer mené par une ONG : « Notre tâche n’est pas de secourir les bébés mais d’assurer la sécurité aux frontières ». Rôle laissé aux ONG qui dénoncent les violences dont elles sont témoins, viennent en aide aux réfugiés et s’en trouvent criminalisées.
Les personnes réfugiées sont quelques dizaines de milliers pour une population européenne de 520 millions. Chaque famille vivant dans un hotspot, attendant que lui soit ouverte les frontières de l’Europe, reçoit au maximum 360 euros par mois. Avec cette somme, il lui faut acheter lait pour les enfants, eau, médicaments, chaussures, produits d’hygiène. Seuls deux repas par jour sont servis et ceux-ci sont souvent avariés, certains dirigeants de l’armée grecque qui gère les budgets octroyés par l’Union européenne, étant soupçonnés de corruptions. Ce vaste projet appelé « Rescue et secure » de l’Union européenne finance par ailleurs la marine de guerre turque et grecque pour former des opérateurs menant des missions d’interception rapide (les « push back ») des bateaux de réfugiés. Notre grande union cache derrière de hauts murs et d’effroyables barbelés, une dynamique bien rôdée qui piétine les droits fondamentaux : droits d’asile, droits de l’enfant.
Conspiration du silence
Dans son ouvrage, Jean Ziegler révèle comment l’Union européenne organise une véritable « chasse aux réfugiés », d’humains désespérés sauvant leur peau, les voici perçus comme des ennemis à refouler. Matraques, menottes, chiens pisteurs sont les moyens utilisés par ces troupes de choc. La pratique des « push back », opérations d’interception violente menées par les garde-côtes turcs et grecs, Frontex, l’Otan pour refouler les embarcations vers les eaux territoriales turques empêche les réfugiés de demander l’asile en territoire européen. « C’est une violation du droit international », constate Jean Ziegler. Une réalité qui glace. Cette traque profite aux industriels de l’armement, pour la plupart d’Israël et des Etats-Unis, qui présentent leurs nouveaux « produits » tueurs, à la foire annuelle Milipol à Paris. Border Security Europe investit, aux frais des contribuables, un budget énorme (15 milliards d’euros) dans la technologie des frontières. Il s’agit d’équiper les patrouilles de recherche en mer, d’une technologie de pointe : des drones munis de rayons X détectent les zodiacs, des satellites permettent de compter les battements du cœur, la quantité d’air respiré de manière à comptabiliser les personnes réfugiées. Des mitrailleuses se déclenchent automatiquement lorsque l’on s’en approche.
Réduire les subventions de l’Union européenne aux Etats (Hongrie, Pologne, Slovénie…) qui refusent d’accueillir un quota de personnes réfugiées, permettrait d’infléchir la politique migratoire actuelle. Les subventions ne devraient aller qu’aux Etats respectant strictement le droit universel à l’asile.
Quand l’Europe piétine les droits des réfugiés aux frontières de son territoire
Contrastes : Ceux qui sont opposés à l’accueil des réfugiés justifient souvent leur position disant « On ne peut tout de même pas accueillir toute la misère du monde ». Que leur répondez-vous ?
Jean Ziegler : Je réponds que nous sommes tous des êtres humains. Ce qui nous sépare des réfugiés, des victimes, c’est le hasard de la naissance. Le réfugié affamé, derrière des barbelés, à qui on refuse l’asile, ça pourrait être votre frère, votre mère ; c’est des gens comme vous et moi…
Comment expliquez-vous que l’Europe qui rassemble des pays parfois très opposés sur la politique migratoire à mener, en arrive à créer sur son territoire de véritables enfers pour les réfugiés ?
Derrière, il y a une véritable stratégie de l’effroi, de la terreur : il faut décourager le plus possible les réfugiés d’arriver en Europe. Dans cette stratégie, la chasse aux réfugiés s’opère d’une part via Frontex, créé en 2004, et par l’Otan. Des bateaux de guerre présents dans la mer Egée font la chasse aux zodiacs frêles remplis de réfugiés qui viennent de Turquie. Ils les interceptent par la violence, les forcent à retourner dans les eaux territoriales turques. Ce qui est un crime contre l’humanité. Ceux qui passent malgré tout, sont enfermés dans des conditions totalement inhumaines. L’objectif de cette stratégie de l’effroi est de décourager ceux qui voudraient quitter leur pays d’origine. C’est une stratégie inadmissible, scandaleuse, bête. Elle détruit les fondements moraux de l’Union européenne basés sur le respect des droits de l’homme.
Des Etats de droit refusent le droit d’asile, lequel est un droit humain universel. L’Union européenne saborde sa propre crédibilité et le fondement moral sur lequel elle est bâtie. C’est dangereux et suicidaire pour elle-même et en outre, cette stratégie est inefficace car les réfugiés arrivent quand même, fuyant par exemple la Syrie où des quartiers d’habitations, des écoles, des hôpitaux, des marchés, des boulangeries sont bombardés. Un parent fuira avec ses enfants survivants, quelles que soient les
nouvelles qu’il aura reçues de l’île de Lesbos. Le réfugié est vu par l’UE comme un danger dont il faut empêcher l’arrivée, par tous les moyens. A Athènes en mars dernier, la présidente de l’Union européenne, Ursula von der Leyen a félicité la police grecque qui avait pourtant tiré à balles réelles sur les réfugiés, leur disant : « Vous êtes le bouclier de l’Europe ».
Comment expliquer que les Etats plus modérés adhèrent à une telle vision ?
Face à la montée de mouvements, de partis xénophobes, la réaction de la commission est la suivante : « Si on veut combattre les mouvements xénophobes, on doit diminuer le nombre de réfugiés ». C’est une erreur fondamentale.
Avec des racistes, on ne peut discuter, faire des compromis. Ils sont des ennemis de l’humanité qu’il faut combattre. Croire qu’on peut les faire reculer en faisant des concessions, est une erreur historique. Il faut combattre ces mouvements xénophobes par tous les moyens constitutionnels.
Le droit d’asile, est ancré dans l’article 14 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948. Quiconque est persécuté, bombardé, torturé dans son pays a le droit de demander dans un autre pays, accueil, asile et protection.
L’Union européenne volontairement, intentionnellement piétine ce droit en empêchant les gens de demander l’asile, en les enfermant derrière des barrières, en les interceptant en haute mer. Ursula von der Leyen devrait être traduite devant la Cour pénale internationale de La Haye.
Il semble qu’on assiste à une banalisation du racisme et des atteintes aux droits de l’homme. Les termes utilisés par l’extrême droite qui parle « d’appel d’air » devient une justification de plus en plus répandue. Comment expliquez-vous cela ?
C’est un argument complètement démagogique. Effectivement, on peut parler de banalisation du racisme. Ce qui me paraît essentiel, c’est de se rappeler que l’UE est faite d’Etats démocratiques. Et, il n’y a pas d’impuissance en démocratie ; nous, citoyens, avons tous les droits et libertés constitutionnels pour imposer un changement radical de politique à nos gouvernements et donc à l’Union. Nous pouvons les forcer à abandonner cette stratégie de la terreur, du refoulement, de l’effroi, à respecter le droit d’asile et à donner la protection aux gens martyrisés dans leur pays d’origine. Ce qui se passe à Lesbos en ce moment relève de notre responsabilité directe.
Dans le pacte sur les réfugiés, il est question d’aider à la réinsertion dans le pays d’origine. Pensez-vous que ce soit une avancée ?
Oui, ça c’est la solution. Aider à la réinsertion dans les pays d’origine quand c’est possible bien sûr. Ce qui n’est pas le cas dans les pays en proie à des guerres génocidaires, d’extermination (comme aujourd’hui en Somalie, au Yémen, en Syrie…).
Pour un réveil de la conscience collective
Vous en appelez au réveil de la conscience collective. Etes-vous optimiste ?
Oui, je vois beaucoup de mouvements issus de la société civile : Amnesty International, Human Rights Watch, de nombreuses ONG actives sur le terrain (Pro Asyl, Refugee rescue, Border monitoring, Sea Watch…). En Belgique, la société civile est très active en matière d’accueil des réfugiés. Dans une démocratie vivante, on veille à ce que les droits humains soient respectés. J’en appelle à une insurrection des consciences. Personne ne peut dire « Je ne peux rien faire ». C’est notre responsabilité. Sur l’île de Lesbos, plusieurs associations viennent en aide aux réfugiés. Les habitants de cette île ont accueilli dans les années 1920, des réfugiés fuyant l’Asie Mineure. Les autochtones ont gardé cela dans leur histoire familiale. Il y a des associations qui réalisent un travail magnifique. Une jeune médecin belge très compétente, travaillant pour Médecins sans frontières a créé des consultations psychiatriques pour les enfants et les adolescents du camp de Moria.
Certains Etats xénophobes de l’Est de l’Europe déclarent vouloir garder la pureté de leurs citoyens. Et d’autres, sous couvert de démocratie, jouent le jeu de ces Etats. Comment changer cette situation au sein de l’Europe ?
On peut imposer un changement radical dans la politique des réfugiés. L’insurrection des consciences est proche. Car la gestion de cette tragédie par l’Europe est inefficace et inhumaine. Nous pouvons imposer à nos gouvernements un changement radical en matière de politique des réfugiés.
A lire également : Jean Ziegler, Le capitalisme expliqué à ma petite fille (en espérant qu’elle en verra la fin), Editions du Seuil, 2018
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