Justice de proximité | Quand les litiges empoisonnent le quotidien (décembre 2018)
Auteur : Paul Blanjean
Si les films ou séries TV nous montrent régulièrement des scènes de procès au départ de fictions ou de faits réels, il s’agit presque exclusivement d’affaires médiatisées autour d’assassinats ou de crimes divers. Pourtant, le quotidien de la justice, tant pour les magistrats, les avocats que pour la population, c’est bien autre chose.
Pour Madame ou Monsieur Tout le monde, « aller en justice » se fera autour d’un litige avec un employeur, d’un conflit de voisinage, d’un divorce… Bref, des éléments de la vie quotidienne qui nécessitent un jugement afin de déterminer droits ou responsabilités.
Imaginons que vous soyez depuis un moment en conflit avec votre voisin et que les discussions ne changent rien. Votre voisin ne veut rien entendre. Vous vous rendez alors chez un avocat qui vous conseille quant à la procédure à suivre. Ce dernier va adresser une lettre de mise en demeure à votre voisin en espérant que le dialogue reprenne et que le litige ne doive pas être tranché par la justice. S’il n’y a pas d’accord entre les parties en conflit, l’avocat va alors introduire une procédure en justice par le biais d’une requête ou d’une citation.1
Contrairement aux « grands procès » que l’on voit au cinéma, il n’y a pas systématiquement un prévenu face à un juge. Néanmoins, pour chaque action en justice, c’est un juge affecté au tribunal concerné qui prendra la décision. Les jugements rendus en « première instance » peuvent faire l’objet d’un recours. Ce recours contre le jugement est appelé Appel. L’affaire est alors confiée à une « juridiction supérieure » et c’est un autre juge qui prononcera un nouveau jugement. Celui-ci peut confirmer la décision du premier jugement mais peut aussi rendre une décision différente qui sera alors appliquée.
Dans cet article, nous n’évoquerons pas l’ensemble des tribunaux et des procédures mais quelques tribunaux qui traitent « des questions du quotidien ».
La justice de paix
Un litige entre voisins, comme évoqué dans l’exemple plus haut, se règlera auprès du juge de paix. Il en va de même pour une série de questions du quotidien comme le non-paiement d’une facture, par exemple (voir encadré). Le juge de paix ne prononce jamais de sanctions pénales (amendes ou peines de prison). Il tranche les litiges ou conflits qui peuvent intervenir entre des personnes qui ne parviennent pas à régler les différends qui les opposent. Généralement, le juge de paix va d’abord chercher à trouver un arrangement entre les deux parties, il va chercher une conciliation, un compromis qui soit acceptable par les deux adversaires. Si une ou plusieurs audiences permettent de trouver cet accord, la procédure se termine par la rédaction d’un procès-verbal signé par les deux parties qui s’engagent à le respecter. Un avocat peut, bien entendu, accompagner les personnes qui peuvent aussi décider de se défendre seules. La décision du juge engage les deux parties, qui doivent la respecter.
La justice de paix tranchant des litiges du quotidien, elle est une justice de proximité largement décentralisée dans l’ensemble des cantons judiciaires2. En cas de désaccord avec la décision prise, la partie qui se considère comme lésée peut aller en appel auprès d’un tribunal de première instance dans l’espoir d’obtenir un jugement qui lui soit plus favorable.
Même si elle est peu visible et peu médiatisée, la justice de paix est essentielle. Elle porte bien son nom dans la mesure où elle sert à pacifier des tensions qui peuvent apparaitre entre deux personnes.
Le Tribunal civil
Le Tribunal civil est une section du tribunal de première instance.3 Si les différends d’un montant ne dépassant pas 5.000€ sont du ressort du juge de paix, c’est son collègue du Tribunal civil qui prendra le relais pour les sommes plus conséquentes. Ce tribunal sera appelé à trancher dans des litiges qui, par exemple, opposent une personne à sa compagnie d’assurances qui refuse d’intervenir suite à un sinistre ou à un accident survenu dans un lieu public ou privé (ex. une chute dans un magasin), dans lequel la responsabilité d’un tiers pourrait être engagée. Il s’agit en fait des litiges qui ne sont pas de la compétence du juge de paix, du Tribunal de commerce (désormais appelé Tribunal de l’entreprise), du Tribunal de police ou encore du Tribunal du travail.
Le Tribunal du travail
Ahmed travaille pour un sous-traitant d’une entreprise de construction. Après quelques mois, il constate que le salaire qu’il perçoit est inférieur à celui qui est prévu par la Commission paritaire. Il réclame auprès de son employeur qui lui explique qu’il a des difficultés mais qu’il va régulariser… Après plusieurs mois d’attente, Ahmed n’a toujours pas son salaire régularisé. Marie a été licenciée du magasin où elle travaillait depuis plus de 5 ans. Les conditions du licenciement sont floues et l’ONEM a estimé qu’elle portait des responsabilités dans son licenciement. Il l’a sanctionnée en la privant d’allocations de chômage pour une période de 13 semaines. Ahmed et Marie vont contester ces décisions.
Pour contester ces décisions, ils font appel à leur organisation syndicale ou à un avocat. Mais les démarches et courriers auprès de l’employeur d’Ahmed ne changent rien à sa décision. Tout comme Marie, il va demander à son organisation syndicale de porter ce conflit auprès du Tribunal du travail. Celui-ci est compétent pour régler toutes les questions en lien avec le contrat de travail, la sécurité sociale et l’aide sociale mais aussi pour le règlement des dettes.
Chaque chambre du Tribunal du travail est composée de 3 juges : un juge professionnel et deux autres qui sont appelés « juges sociaux » Ces derniers n’ont pas nécessairement une formation de juristes. L’un est désigné par une fédération patronale et l’autre par une organisation syndicale.4 Les décisions se prennent au consensus, chaque juge professionnel ou social disposant d’une voix. Si l’unanimité n’est pas possible, la décision est prise à la majorité. Un appel est possible pour la partie qui perdu. Elle l’introduit auprès de la Cour du travail.
Comme pour d’autres tribunaux, on est parfois face à une procédure très longue. Le temps qui s’écoule entre le début de la procédure et la décision finale, surtout s’il y a un appel, est parfois très long et des événements comme la faillite de l’employeur durant la durée de la procédure peuvent la compliquer encore davantage.
Le « grand public » ignore peut-être l’importance de la juridiction du travail. Importante bien sûr par le nombre de dossiers traités chaque année,5 mais aussi, au-delà du quantitatif, la possibilité reconnue aux travailleuses et travailleurs et à toute personne recevant des allocations de la Sécurité sociale de faire valoir ses droits en évitant l’arbitraire, le rapport de force ou l’interprétation abusive. C’est incontestablement un outil de démocratie économique et sociale.
DEPASSER LA PEUR DE LA JUSTICE
Les juges de paix croulent sous les dossiers de litiges entre un client et une entreprise privée ou un prestataire de services. Un fournisseur d’énergie, par exemple. Sophie Quintart, juriste à l’asbl Droits quotidiens, insiste sur le rôle essentiel de la justice de paix dans ce type de dossier.
« Dans la grande majorité des cas, ce sont les fournisseurs qui introduisent une plainte pour non-paiement d’une facture. Les personnes sont convoquées devant le juge de paix qui doit entendre les deux parties et trancher le litige. Or, peu de personnes se rendent aux convocations par crainte de la justice, par incompréhension de la procédure, par manque d’information sur les conséquences de leur absence. Mais il est pourtant essentiel qu’elles s’y rendent car il est important que le juge entende la situation de la personne et les arguments qui peuvent plaider en sa faveur. Il a seulement le dossier du fournisseur qui contient juste une facture, et parfois même pas le contrat.
C’est donc très important de venir : pour expliquer sa situation personnelle et les raisons du non-paiement ; pour demander des délais de paiement ; dans certains cas, pour invoquer l’argument de la prescription de la facture. L’idéal, c’est que les personnes préparent une argumentation bien construite, avec notamment des arguments sur leur situation financière qui peuvent justifier un plan de paiement adapté. Ils ont très peu de chances d’obtenir quelque chose s’ils ne se rendent pas à l’audience, et ça leur coûtera beaucoup plus cher en cas de condamnation. Et quand le juge décide que les torts sont partagés, il partage les frais de procédure en deux et chacun paie ses frais d’avocat ».
Mais aussi…
D’autres situations du quotidien peuvent aussi faire l’objet d’une décision de justice. Dans le domaine économique, le Tribunal de l’entreprise est compétent pour régler de nombreuses questions dont celles relatives aux faillites. Bien sûr, certaines affaires peuvent être « à cheval » sur deux tribunaux. Dans le cas d’une faillite, par exemple, outre les compétences du Tribunal de l’entreprise, certaines questions seront tranchées par le Tribunal du travail. Un travailleur introduit, le plus souvent via le service juridique de son syndicat, une déclaration de créances auprès du curateur désigné. Si le curateur ne marque pas son accord sur les montants, en définitive, c’est le Tribunal du travail qui tranchera.
Une autre situation qui nécessite un recours auprès de la justice est celle d’un divorce. C’est le Tribunal de la famille et de la jeunesse qui le prononcera. Celui-ci est également compétent pour toutes les questions relatives à la défense des droits des enfants mineurs (droit de visite, rente alimentaire…). C’est lui aussi qui interviendra si un mineur est en danger ou s’il a commis un acte délictueux.
Une question de démocratie
Dans cet article, nous avons brossé quelques traits de la justice au quotidien. Tous les jours, pour faire valoir leurs droits, des citoyens ont recours à la justice. Nous avons vu, à travers un autre article et l’interview de Manuela Cadelli, que des restrictions récentes dictées par une logique d’austérité portent atteinte à l’accès en justice, tout spécialement pour les personnes précarisées. L’accès à la justice est pourtant une question essentielle de démocratie. S’il n’y a pas de démocratie effective sans une réelle séparation des pouvoirs et une indépendance de la justice, cette même démocratie est mise à mal si des citoyens n’ont pas ou n’ont plus la possibilité d’introduire une action en justice et de recevoir l’appui d’un avocat.
Dans plusieurs pays aujourd’hui, y compris en Europe, la justice est attaquée par différentes mesures (sous-financement, système de nomination des juges…). Elle est attaquée aussi quand des mesures rendent son accès plus compliqué. C’est la démocratie qui recule quand « aller en justice » requiert de nombreuses démarches administratives, une longue procédure à l’issue incertaine et qu’elle représente un coût impayable pour une grande partie de la population. Les personnes les plus concernées par les mesures restrictives sont aussi celles qui, le plus souvent, n’ont pas un réseau d’amis en capacité de conseiller ou d’intervenir.
Dans un match de football entre deux équipes de villages voisins, s’il n’y a plus d’arbitre pour siffler les penalties et valider ou non les goals, l’équipe la plus respectueuse des règles risque d’être pénalisée… Et si l’accès à la justice peut parfois s’apparenter à un parcours du combattant, c’est une question bien plus essentielle qu’un épisode sportif. Le droit des citoyens est une réalité non seulement quand une loi est adoptée par un parlement mais aussi quand elle appliquée au quotidien et garantie par le bon fonctionnement de la justice.
QUESTIONS DE DEBAT
● La justice fait peur. Et pourtant, on y est parfois confronté malgré soi. Pense-t-on que les services d’aide de première ligne (tels que Droits quotidiens) sont suffisamment nombreux, accessibles et outillés ? Est-ce le rôle des communes, des CPAS ou du secteur associatif de remplir cette mission ?
● Que pense-t-on de l’idée d’une assurance protection juridique généralisée et obligatoire ? Une assurance sous forme de cotisation sociale (extension de la sécu par ex.), ou via une extension d’un contrat d’assurance privée ?
1. La requête est un document dans lequel l’avocat expose l’objet du conflit et de la demande et la citation est un document similaire mais qui est envoyé à la partie adverse par exploit d’huissier.
2. Il existe 187 cantons judiciaires en Belgique, mais leur nombre tend à diminuer depuis la réforme de la justice.
3. En première instance, on retrouve aussi le Tribunal correctionnel, le Tribunal de la famille et de la jeunesse et le Tribunal de l’entreprise.
4. Les élections sociales constituent le facteur de répartition des juges sociaux issus des organisations syndicales. Pour pouvoir être désignés, les juges doivent répondre à certains critères comme celui de l’âge, par exemple (la fonction ne peut être exercée qu’entre 25 et 67 ans).
5. A titre d’exemple, pour l’année 2015, c’est plus de 20.000 dossiers qui ont été introduits pour le seul Tribunal du travail de Liège.