LA JUSTICE FISCALE, PLUS NÉCESSAIRE QUE JAMAIS (Août 2021)
Monique Van Dieren, Contrastes Août 2021, p18 à 20
La justice fiscale est le meilleur levier pour enrayer les inégalités exacerbées par la pandémie et trouver des recettes supplémentaires pour financer les investissements dans la santé, l’emploi, la protection sociale et le climat. Ce principe de justice fiscale doit guider l’action du gouvernement belge, de l’Union européenne et de l’OCDE. Des opportunités historiques sont à saisir dans les prochains mois. Le seront-elles ?
La crise du coronavirus a pour effet de creuser les déficits publics et d’augmenter les inégalités sociales, alors que la transition écologique et sociale nécessite des investissements conséquents dans les prochaines années. Le retour de l’austérité aurait, comme ce fut le cas après la crise de 2008, des conséquences économiques, sociales et environnementales néfastes. La reconstruction post-covid doit reposer sur la justice fiscale et la lutte contre l’évasion fiscale. Dans ce but, des réformes fiscales doivent être adoptées en Belgique, dans l’Union européenne et à l’échelle mondiale.
Belgique : A quand la contribution des hauts patrimoines ?
L’accord de gouvernement signé par les sept partis de la Vivaldi en septembre 20201 a prévu des « mesurettes fiscales » pour faire face à l’augmentation de l’endettement public suite à la pandémie, mais en restant très vague sur les modalités d’application.
« Le gouvernement demandera une contribution équitable aux individus qui ont la plus grande capacité contributive, dans le respect de l’entrepreneuriat. Cette contribution s’inscrira dans le cadre des efforts requis dans le contexte sanitaire actuel et des besoins en soins de santé. Une proposition sera introduite lors du prochain contrôle budgétaire. » Cependant, l’accord précise aussi que « aucune taxe nouvelle ne sera introduite sauf dans le cadre des discussions budgétaires où les équilibres convenus sont respectés (recettes, dépenses et divers) et dans le respect des travailleurs, de l’entrepreneuriat et des épargnants ».
Dès la rentrée parlementaire, plusieurs partis progressistes ont déposé des propositions de loi pour obtenir la levée complète du secret bancaire (indispensable pour mener une politique fiscale plus juste) ou encore un impôt exceptionnel de crise sur les plus hauts patrimoines. Malgré une intention affichée du gouvernement de « faire contribuer les épaules les plus larges », aucune de ces propositions n’a passé la rampe. La seule petite avancée en matière de taxation des hauts revenus concerne une taxation de 0,15% sur les comptes-titres de plus d’un million d’euros. Celle-ci ne devrait rapporter que 400 millions d’euros selon les projections du SPF Finances.
A moyen terme, le gouvernement Vivaldi s’est engagé à préparer une réforme fiscale durant cette législature. Au niveau belge, l’injustice fiscale concerne en particulier la différence entre la taxation des revenus du travail et celle plus faible du capital, le manque de progressivité de l’impôt sur les personnes physiques et des stratégies d’optimisation qui permettent aux sociétés multinationales de payer un impôt beaucoup moins élevé que les PME.
Pour le Réseau Justice fiscale (RJF), « notre législation doit d’abord et avant tout instaurer une transparence fiscale intégrale sur l’ensemble des revenus, quelle qu’en soit l’origine (belge ou étrangère) et la nature (revenu professionnel, mobilier, immobilier). En Belgique, rétablir l’équilibre entre la taxation des revenus du travail et celle qui touche le capital est nécessaire. Cette réforme pourrait s’accompagner d’un impôt exceptionnel de crise sur les grosses fortunes. Il faut impérativement mettre fin au secret bancaire fiscal, car les autorités fiscales n’ont pas de vue d’ensemble sur les actifs financiers détenus par un contribuable belge en Belgique. Mais paradoxalement, sur base des réglementations européennes et de l’OCDE, ces mêmes autorités reçoivent des informations sur les actifs financiers détenus par des Belges à l’étranger… »2.
Belgique : 44 milliards d’argent noir volatilisés
Durant de longues années, les Belges ont pu cacher leur argent à l’étranger sans trop être inquiétés par le fisc. Mais depuis deux ans, l’échange d’informations entre pays est devenu automatique ; cela signifie que tout argent détenu par un Belge sur un compte à l’étranger doit être signalé. L’amnistie fiscale en vigueur depuis plusieurs années leur a permis de rapatrier leur argent en Belgique en ne payant qu’une taxe sur les intérêts. Aucun impôt ni amende n’ont été appliqués sur les capitaux rapatriés de l’étranger. Ce fut une aubaine pour « blanchir » de l’argent noir placé à l’étranger, en toute impunité. La Cour des comptes a révélé en mars dernier que 44 milliards d’euros étaient passés à travers les mailles du filet lors des régularisations fiscales précédentes.
Sur le plan fiscal, il y a prescription après 5 ans, ce qui empêche le fisc d’intervenir. Par contre, sur le plan pénal, le blanchiment d’argent est un délit susceptible d’être puni. Dans son rapport à la Chambre du 18 mars 2021, la Cour des comptes envisage que le Parquet puisse poursuivre les détenteurs de capitaux non déclarés. Pour le RJF (Réseau pour la Justice fiscale)1, cette fraude massive – liée au rapatriement d’argent noir – qui échappe au trésor, est inadmissible à un moment où les moyens publics sont sollicités de toutes parts pour venir en aide aux services de santé et aux citoyens et secteurs divers en difficulté suite au confinement. Cet argent noir (44 milliards) représente une somme qui équivaut à la recette annuelle du précompte professionnel (44,9 milliards en 2019). Et seulement 1% de cette somme suffirait à rémunérer 8.000 infirmières pendant un an.
1. Communiqué du RJF publié dans La Libre du 07–05–21
Taxation des multinationales
Depuis deux ans, la taxation des multinationales était le cheval de bataille du CNCD et du RJF. Ce combat est politiquement relayé par la Coalition Corona3, large plate-forme d’organisations belges de la société civile. Cet enjeu était sur la table de l’OCDE depuis plusieurs années, bien avant la pandémie. L’arrivée de Joe Biden à la présidence des USA a permis d’accélérer les discussions afin d’enrayer les stratégies qui permettent aux multinationales de transférer leurs profits dans des paradis fiscaux. Le 12 juillet, le G20 (la réunion des 20 pays les plus riches du monde) a avalisé l’accord conclu dix jours plus tôt par l’OCDE. Sur le plan des principes, cet accord représente une avancée majeure en matière de fiscalité internationale, mais il contient hélas de nombreuses zones d’ombre et d’entourloupes qui permettront à la plupart des multinationales d’y échapper.
L’accord repose sur deux piliers : une taxation unitaire de leurs profits répartis dans les pays où leurs activités économiques ont lieu, ainsi qu’un taux d’impôt minimum mondial sur les profits des multinationales fixé à 15%.
L’avancée majeure du premier pilier est la reconnaissance du concept de taxation unitaire, c’est-à-dire une nouvelle répartition des droits à taxer entre États qui permettrait de savoir dans quels pays les bénéfices des entreprises devraient être soumis à l’impôt (en fonction de l’activité économique réelle). Cependant, ce pilier ne porte que sur 20 à 30% des profits des firmes de plus de 20 milliards de chiffre d’affaires mondial et dont la rentabilité est supérieure à 10%. C’est-à-dire que le Cadre de l’OCDE ne prend en compte qu’une petite partie des profits (de certaines multinationales) qui devraient être taxés dans les pays où l’activité économique a lieu. La base de ce premier pilier est donc très faible.
Le deuxième pilier est fondé sur l’imposition minimale des profits à l’étranger : l’accord mentionne un taux effectif d’au moins 15% appliqué pays par pays. L’accord prévoit aussi qu’il pourra être relevé à l’avenir. Un taux minimum d’imposition des multinationales devrait permettre de mettre fin aux politiques des paradis fiscaux qui offrent des taux très faibles ou nuls.
Pour être suffisamment efficace, la réforme devrait appliquer un taux minimum plus élevé et se rapprocher du taux moyen mondial, tel que le taux de 21% initialement proposé. L’application d’un taux minimum mondial de 15% pourrait redistribuer aux États 275 milliards de dollars par an, alors qu’un taux de 21% pourrait redistribuer 540 milliards de dollars. Toutefois, ces estimations montrent également l’inégalité entre les pays riches et en développement : 75% seraient récupérés par les pays de l’OCDE (404,6 milliards) et 23% pour les pays en développement (126 milliards).
Au niveau européen, si le taux de 15% est d’application, le gain pour l’UE ne serait que de 50 milliards d’euros. Une étude de l’Observatoire européen de la fiscalité4 montre que si l’UE appliquait un taux minimum de 25%, elle collecterait 170 milliards d’euros supplémentaires en recettes fiscales en 2021. L’Allemagne récolterait 30 milliards, la France 26 milliards, la Belgique 19 milliards, l’Espagne 12,4 mil- liards et l’Italie 11 milliards. Même l’Irlande, qui applique un taux parmi les plus bas de l’UE, soit 12,5%, aurait à gagner d’un tel relèvement du taux d’imposition : Dublin en retirerait 14 milliards d’euros.
Le professeur d’économie Gabriel Zucman, directeur de l’Observatoire, a appelé les pays européens à appliquer sans attendre un taux d’imposition d’au moins 25% sur les multinationales afin de « briser la spirale de la concurrence fiscale » et « réconcilier » les peuples avec la mondialisation. « On peut tout à fait avoir un pays ou un groupe de pays – mettons la France, l’Allemagne et l’Italie – qui prennent une position commune et disent : pour nous, l’impôt minimum, c’est 25% », ajoute l’économiste. « Cela peut permettre d’enclencher une dynamique, car les autres pays vont se rendre compte qu’ils ont intérêt à faire la même chose. C’est ainsi qu’on peut briser la spirale de la concurrence fiscale. »
Par ailleurs, cet accord bénéficie peu aux pays en développement. Certes, il vaut mieux un accord insuffisant que pas d’accord. Les négociations vont continuer pour aboutir sur tous les aspects techniques d’ici le mois d’octobre. Beaucoup reste à faire, comme se mettre d’accord sur la question des exceptions : il sera important de limiter les dérogations au maximum afin de ne pas réduire démesurément l’assiette fiscale (aspect tout aussi important que le taux).
Ces négociations s’inscrivent dans un contexte de crise inédit, qui offre l’occasion de mettre en place des transformations structurelles pour un monde juste et durable. En cherchant à réduire les possibilités pour les firmes transnationales de transférer leurs profits vers des paradis fiscaux, ces accords devraient contribuer à la mise en place d’une réforme basée sur un principe de justice fiscale. Celui-ci devrait guider le reste des négociations afin d’enrayer les inégalités exacerbées par la pandémie et de mobiliser des recettes supplémentaires pour financer la reconstruction post-covid, en particulier les investissements dans la santé, l’emploi, la protection sociale et le climat.
Au niveau européen
Au niveau de l’Union européenne, le financement du plan de relance post-covid de 750 milliards nécessite de mobiliser des ressources européennes propres pour ne plus dépendre des contributions des Etats membres.
Le Parlement européen a proposé plusieurs sources de recettes propres, dont une taxe sur les transactions financières (TTF). En 2011, la Commission européenne avait déjà fait une proposition assez ambitieuse à ce sujet. On se souvient que Pierre Larrouturou, député européen français, a fait la grève de la faim au sein même du Parlement européen en octobre 2020 pour que la Commission adopte cette proposition qui, selon lui, rapporterait jusqu’à 57 milliards d’euros par an.
La TTF a été remise sur la table des 27 États membres le 24 février dernier, mais le texte en discussion constitue un affaiblissement inacceptable de la proposition initiale car elle exclut la majorité des transactions financières1.
1. La reconstruction post-covid doit reposer sur la justice fiscale, CNCD, 11 juin 2021
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1. Note de formation du gouvernement Pour une Belgique prospère, solidaire et durable, 30/9/2020
2. La justice fiscale plutôt que l’austérité. Carte blanche du Réseau pour la Justice fiscale publiée dans l’Echo du 22 septembre 2020.
3. https://www.coalitioncorona.be/
4. L’Observatoire européen de la fiscalité est un nouveau laboratoire de recherche chargé d’aider l’UE dans sa lutte contre les pratiques fiscales abusives, au premier rang desquelles l’évasion, l’évitement et
la fraude fiscale. Article publié sur https://www.rtbf.be/ info/monde/detail_fiscalite-en-europe-il-faudrait-170– milliards-a-recuperer-via-un-impot-a-25-selon-l-observatoire-europeen?id=10773884
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